CONTEMPORANÉITÉ DE LA QUESTION DE L’ÊTRE AU CENTRE DE LA THÉOLOGIE POLITIQUE (2)

II – L’un et le multiple : analogie de l’Être ou métaphysique

Question : comment l’un peut-il être simultanément multiple ; l’Être, conçu comme unité, être en même temps plusieurs ? Par le recours à l’analogie.

Pour voyager dans le labyrinthe de la logique de l’esprit nous disposons d’un véhicule d’exception : la déduction, qui nous permet de passer des principes à leurs conséquences. Pour voyager dans celui de la nature physique, l’induction n’est pas moins exceptionnelle qui fait passer du particulier au général. Et ce, dans les deux cas, avec une remarquable continuité numérique qui, projetée dans l’espace se mue en continuité qualitative. Mais, aucun outil ne nous permet de transgresser les frontières du réel pour ne serait-ce qu’effleurer ces espaces infinis qui nous entourent, tant du côté du microcosme que de celui du macrocosme. Aucun, sauf précisément l’analogie par laquelle nous croyons discerner des ressemblances entre ce qui est à notre portée (le fini) et ce qui ne l’est pas (l’infini). Manière de sonder l’inconnu à défaut de pouvoir le pénétrer. La question de la transcendance sera-t-elle pour autant résolue ? On peut en douter. Mais est-ce une question si fondamentale ? Pour en juger, il importe de remonter à Thomas d’Aquin et Duns Scot (XIIIe siècle) avant d’aborder le continent Deleuze-Guattari et de finir avec Philippe Boudon, architecte, Philippe Descola, anthropologue, et Sophie Nordmann, philosophe, nos contemporains.          

Encore faut-il, au préalable, distinguer deux types d’analogie dérivés de la notion mathématique de proportion exposée par Euclide dans ses Éléments :

  • Analogie de proportionnalité ou de distribution : relation de ressemblance fondée sur ce qu’il y a de commun entre plusieurs termes isolés et qui se distribue simultanément entre eux de manière proportionnée, comme l’essence entre les êtres, la vie entre les animaux, l’humanité entre les hommes, la bonté entre Dieu et ses créatures (relation qualitative susceptible de plus et de moins, mais non hiérarchisée à un terme premier : identité formelle) ;
  • Analogie de proportion ou d’attribution : relation de plusieurs termes (attributs) à un terme principal qui est privilégié comme étant supérieur ou antérieur (hiérarchie), sur le modèle de la relation du prédicat au sujet, ainsi de la relation de cause à effet, de la relation d’ordre entre Dieu et ses créatures ; sachant que les attributs de Dieu se retrouvent dans ses créatures proportionnellement à leur degré de perfection et qu’en ce sens l’existence est détermination de l’essence dans un rapport de strict proportion dont l’extériorité implique, sauf à s’exclure mutuellement, la participation (relation d’attribution substantielle).

Alors que la proportion est réductible à une égalité de rapport, numérique et continue susceptible de progresser à l’infini, la proportionnalité est une proportion de proportions partageant des qualités communes ; les termes, extraits de la proportion, y sont pris deux à deux dans une horizontalité où transparaît leur ressemblance (moyen terme), et non dans une verticalité linéaire où leur dissemblance les fait perdre de vue (termes extrêmes).

 On passe, en effet, de la proportionnalité à la proportion comme on passe de l’horizontalité à la verticalité et du qualitatif au quantitatif. Alors que la proportionnalité se centre sur ce que les termes différenciés ont qualitativement en commun, la proportion, en renvoyant à un terme qui les surplombe, met, au contraire l’accent sur les différences qui les séparent quantitativement. Il y a pluralité de relations dans le premier cas (à partir d’un terme commun), unicité dans le second (convergent vers un terme qui fait le plein des attributs qui lui sont subordonnés). 

En ce sens, on peut dire que l’analogie de proportionnalité (intrinsèque à la structure) est impliquée dans l’analogie de proportion (extrinsèque) ; étant précisé que la disproportion est inhérente à l’analogie de proportion. La proportion est une propriété de l’Être qui, au-delà des rapports mathématiques qui la sous-tendent s’en s’y réduire, exprime notre impuissance face à l’incommensurabilité de la relation de Dieu à ses créatures ; mais incommensurabilité compatible avec une forme de partage relevant de l’analogie de proportionnalité. Qui dit proportion dit égalité de rapports dans une série continue et infinie dont le terme se perd dans la nuit des temps et du cosmos. Qui dit proportionnalité dit rapports de similitude entre des mondes étrangers les uns des autres. Or, ce sont ces rapports de similitude qui nous donnent un aperçu, sinon l’illusion, d’une appartenance commune. C’est ainsi que l’on se permet de passer du domaine de la mathématique, censée modéliser les lois de la nature physique, à celui de la métaphysique, qui transcende le rapport du quantitatif au qualitatif. L’infinitude creuse une différence qui, nous rendant l’accès des confins impossibles, justifie le recours à l’analogie pour en approcher les essences.

Du point de vue de la métaphysique, il s’agit de démontrer la relation incontournable qui existe entre le divers de la réalité et l’unité de l’Être sans tomber dans les extrêmes que sont l’univocité et l’équivocité ; en d’autres termes, de démontrer ce qui relie les extrêmes en les différenciant (proportionnalité de proportions) : ainsi de la relation de Dieu à ses créatures, entre lesquels la distance est quantitativement infinie et qualitativement indéfinie, rendant la communication entre eux aussi problématique que le passage de la nature physique à la métaphysique ou que la transition entre le corps et l’esprit. Humains perfectibles composés de matière et d’esprit, nous sommes, en effet, bien en peine de déterminer en quoi il y aurait homogénéité de structure. De même, n’est-il pas en notre pouvoir de déterminer les attributs que nous avons en partage avec Dieu. Au-delà du nombre (science), au-delà de la raison (philosophie) : la mystique.

L’Organon d’Aristote : les catégories

L’analogie a d’abord été abordée par Aristote dans les Catégories à travers l’homonymie : « … choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion désignée par ce nom est diverse. » Elle a, ensuite, été définie, d’après son sens mathématique originaire, dans l’Éthique à Nicomaque comme rapport de rapport (proportionnalité) à deux termes du type a/b = c/d : « La vue est au corps ce que l’intelligence est à l’âme ». Enfin, dans la Métaphysique elle se rapporte à « toutes les choses qui sont l’une à l’autre comme une troisième chose est à une quatrième ». Or, cette dernière définition (proportion simple) est transposée de celle des mathématiques : « l’Être se prend en de multiples acceptions, mais, en chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à un principe unique. » La substance (ousia) en d’autres termes.

À l’analogie de proportionnalité ou de distribution, qui considère les similitudes de relations entre êtres différents, la scolastique médiévale privilégiera l’analogie de proportion ou d’attribution selon laquelle les créatures participent de l’essence du Dieu unique (comme le prédicat participe du sujet). Le rapport à un premier terme sauve l’unité de l’Être menacé par la diversité du réel ; unité suprême chargée de rassembler le divers. L’analogie est, ainsi, un compromis entre univocité (unité de l’être) et équivocité (être recouvrant plusieurs significations comme dans l’homonymie). Rapport du visible et du sensible à l’invisible et au suprasensible (analogie métaphysique).

Conçue en tant qu’égalité de rapports (proportion), l’analogie permet de rendre compte du rapport des étants (du verbe esse), dans leur pluralité, à l’unité de l’Être (du participe Ens). Tout comme en sémantique l’attribut se rapporte au sujet, en logique définir un individu consiste à déterminer sa différence spécifique et son genre prochain. Ainsi, à l’articulation des mathématiques et de la logique, l’être pourrait se résumer à la somme des différences plus subtilement que l’hylémorphisme, qui repose sur la substance comme complexe de matière et de forme.

La Somme de Thomas d’Aquin : l’analogie

Thomas d’Aquin précisera, à son tour, la définition de l’analogie dans son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote comme un type d’unité où « un même nom est prédiqué de divers sujets suivant une raison partiellement la même et partiellement différente : différente par les divers modes de la relation ; la même par ce à quoi se rapporte la relation ». C’est dire qu’il y a de la proportion dans l’analogie : « On parle de prédication analogique, c’est-à-dire proportionnelle, pour autant que chaque terme se rapporte à ce quelque chose de premier selon sa nature d’être ». Pierre Aubenque explique : « En termes platoniciens, l’analogie d’attribution, interprétée comme analogie per prius et posterius, exprime la participation graduelle des termes dérivés à un terme premier, participation qui n’est graduelle que parce qu’elle est proportionnée à l’essence, c’est-à-dire à la perfection propre – on serait presque tenté de dire : au mérite – de chacun des termes participants. »(Les origines de la doctrine de l’analogie de l’être : sur l’histoire d’un contresens). Et, à travers l’analogie, c’est le rapport de Dieu à ses créatures qui est explicité en termes de participation graduelle selon une formule conciliant l’unité et la diversité. Participation qui implique une commune mesure : entre univocité (similitude de sens : verticalité) et équivocité (pluralité de sens : horizontalité) ; participation relevant d’un rapport de causalité. La proportion relative à un premier terme sauvegardant la transcendance dans le raisonnement. Encore, précisera le docteur Angélique dans De veritate, qu’il ne saurait s’agir seulement de proportion mais aussi de proportionnalité. Alors que le rapport de proportion, mathématique, implique continuité entre le fini et l’infini (homogénéité des deux termes), la proportionnalité se justifie par le passage du connu dans l’ordre du fini à l’inconnu se situant du côté de l’infini, pour cette raison même inaccessible. D’où le saut qualitatif que permet l’analogie dans les limites de la proportionnalité, à savoir la ressemblance. Mais si ressemblance il y a, elle ne saurait être que partielle entre des attributs ou modes de la substance. Ressemblance indirecte maintenant le fil de la transcendance, la relation de Dieu avec ses créatures (analogie transcendantale).

Ceci sur un plan formel. Mais, l’Aquinade va plus loin encore en se situant sur un plan ontologique : celui d’une philosophie de l’action. L’analogie n’est plus tant à rechercher entre la matière et la forme, qu’entre la puissance et l’acte, et ce, en substituant, sur le modèle de la logique sémantique (verbe d’action substitué au verbe d’état), la cause efficiente à la cause formelle : puissance de Dieu, partagée entre ses créatures en lesquelles elle s’actualise. Non sans une restriction capitale : « …le tout potentiel est présent à chacune des parties singulièrement selon la totalité de son essence, mais non selon la totalité de son pouvoir. » (Somme théologique, I, Q. 77, A. 1). Le registre de l’acte vient ainsi doubler celui de la substance (matière/forme) pour promouvoir une participation en Dieu sans renier la transcendance (ne pas oublier que, par l’étymologie, le substantif être provient du verbe homonyme, et ce, depuis au moins les Grecs). De l’existence à l’ordre des essences le point de fuite des raisons se brise pour laisser place au mystère divin. (V. Archéologie de la notion d’Aristote à saint Thomas d’Aquin de Joël Lonfat in Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 2004). 

L’Ordinatio de Duns Scot : l’univocité

Duns Scot, franciscain, s’opposera à Thomas d’Aquin, dominicain, sur le sujet. Le premier en se situant sur le terrain de l’activité concrète, le second sur celui de la réflexion métaphysique, ne redoutant pas de recourir à l’abstraction. Mais, paradoxalement, le premier, partant de la réalité sensible finira par se perdre dans l’abstraction, alors que le second, au contraire, maîtrisant bien l’abstraction, restera ancré dans le concret. D’où chez le docteur, dit Subtil, le primat de l’univocité de l’Être relevant d’un raisonnement déductif plutôt apparenté à la philosophie de Platon (cf. l’Idée) et chez le docteur, dit Angélique, celui de l’analogie de l’Être relevant d’une démarche inductive inspirée d’Aristote. Aussi, est-ce sur ce terrain que se séparent les deux docteurs : si, en tant qu’il est univoque l’être est le même à travers ses multiples déterminations, il en va différemment de l’analogie qui postule une participation des étants à l’Être qui leur est irréductible. (cf. Deux théologiens : Jean Duns Scot et Thomas d’Aquin d’André Hayen, Revue philosophique de Louvain, 1953). 

Contredisant Thomas d’Aquin, Duns Scot, théologien de la volonté et de la liberté humaine, défendra une thèse de l’univocité de l’être qui ne sera, toutefois, pas incompatible avec l’analogie. Mais une analogie reposant sur l’univocité entendue comme unité de proportionnalité. Autrement dit, si l’Être est univoque, n’admettant sous son nom aucune pluralité de sens, les créatures se distinguent néanmoins de Dieu par leur finitude et leur imperfection, sachant que la différence entre elles et Lui n’est qu’une question de degrés, par lesquels on passe du mode fini au mode infini, de l’espèce au genre ou, inversement, de l’essence invariable à l’existence contingente, de la substance à l’accident, de la puissance à l’acte sans solution de continuité, contrairement à la conception de Thomas d’Aquin qui tient à marquer la transcendance du divin par rapport à l’humain. En bref, c’est le même être que l’on retrouve en Dieu et en ses créatures, la différence n’étant que de degrés dans une continuité allant du fini à l’infini : « …une substance est engendrée univoquement, ou en tous cas à partir d’une substance. Donc la forme substantielle sera le principe immédiat de l’opération, car le terme produit formellement ne peut pas être plus noble que cela même qui est actif. » (Reportata parisiensia, II, D. XVI).

Si, donc, on peut discerner de l’analogie dans l’univocité, c’est à travers la conception géométrique qu’Aristote s’en faisait primitivement, c’est-à-dire comme proportion pure. Il en tirera une conception de l’individuation comme eccéité – une chose étant ce qu’elle est – rejoignant celle de Simondon et Deleuze (cf. infra), pour lesquels elle est un processus en soi, indépendant de la matière, qui est indétermination (série d’accidents), et de la forme, qui se présente comme universelle (substance).

La confrontation des thèses : l’analogie entre univocité et équivocité

S’appuyant sur Aristote et sa conception de la forme comme « information » de la matière, Thomas d’Aquin, théologien de la foi et de la rationalité, rejettera autant l’univocité (assimilation de la multiplicité de l’Être à l’unité de Dieu, par quoi la transcendance serait dans l’immanence et inversement, mais disymétriquement) que l’équivocité (irréductibilité de la multiplicité à l’unité, selon le théologien juif Moïse Maïmonide, fermant tout accès à la transcendance). Il prônera une analogie d’attribution selon laquelle les créatures participent dans les limites de leur être à la perfection infinie de Dieu. Étant bien précisé que la participation dont il est question ne saurait être assimilée à une univocité, l’être de Dieu relevant d’un autre ordre que celui de ses créatures. L’immanence et la transcendance sont les deux pôles de l’analogie de Thomas d’Aquin alors que celle de Scot les met sur le même plan : on passe de l’une à l’autre par degrés, mais sans jamais atteindre l’extrémité de cette dernière de par son infinité. Philosophie de l’immanence posant la transcendance irréductible de Dieu chez le docteur angélique, philosophie de la transcendance absolue de Dieu dans l’immanence de la création chez le docteur subtil.

La thèse de Thomas d’Aquin apparaît ainsi comme un moyen terme entre univocité et équivocité et celle de Duns Scot comme un compromis entre univocité et analogie. L’univocité, chez ce dernier, inclurait l’analogie, qui la corrigerait en la ramenant sur terre :  analogie de proportionnalité qui n’ose dire son nom (cf. André Hayen, op. cit. et La notion d’être dans la métaphysique de Jean Duns Scot de Hilaire Mac Donagh, 1928-1929). Paradoxalement, ce compromis de Scot s’apparenterait à la conception de la substance d’Aristote, avec laquelle Thomas d’Aquin, soucieux de sauvegarder la transcendance, avait fini par prendre ses distances.

Au terme de cette exploration, trop rapide pour prétendre à une totale transparence, il apparaîtrait que, non seulement l’analogie d’attribution serait compatible avec l’analogie de proportionnalité, mais encore que l’analogie ne serait pas contradictoire avec l’univocité, et ce, sans tomber dans l’équivocité. En effet, quand on parle d’univocité et d’équivocité ont se place sur plan de l’être (ontologie), alors que quand on parle d’analogie on se situe sur celui de la logique (méthodologie). Dans un cas on prend la mesure (ou la démesure) de ce qui nous éloigne ou nous rapproche de l’unité (question de proportion), dans l’autre on cherche à combler l’abime qui nous en sépare en recourant à l’approximation inhérente à toute analogie (question de proportionnalité). De sorte que l’on peut dire que la proportionnalité, condensée dans son coefficient, serait à l’articulation de la chaine des proportions. Ce, en quoi l’analogie de proportionnalité précèderait l’analogie de proportion comme son modèle, immédiatement accessible au quotidien.

Mille Plateaux de Deleuze et Guattari : retour à l’univocité, sans compromis

Il reviendra à Deleuze et son complice psychiatre, Guattari, de renverser la perspective de l’univocité de Duns Scot pour la remettre sur ses pieds, de la coucher sur terre en la figurant comme rhizome, avant de la relever verticalement sous formes de strates figurant « mille plateaux ». Du continuum entre immanence et transcendance du docteur subtil, ne reste plus que l’immanence, dispensant de recourir à l’analogie. Le raisonnement de Deleuze n’en est pas moins subtil puisque tout en affirmant l’univocité de l’être il privilégie la multiplicité sur l’unité et surtout le devenir sur l’être en soi, le flux continuel sur la stabilité éternelle, le disparate sur l’identité ; tout en posant le primat du tout sur les parties.

Il s’agit bien pour nos deux auteurs de penser l’être dans l’unité de ses parties égales, abstraction faite de toute hiérarchie. Être d’intensité variable se reflétant dans la fluidité de la pensée, sans subir de réfraction, au point de s’y confondre dans l’Idée, idéale autant que réelle : le temps comme dénominateur commun de l’être et de la pensée, dont l’éternel retour transfigure le cours sous la forme d’une spirale. Retour du même en tant que répétition comme chez Nietzsche, mais surtout retour de la différence, qui fonde la répétition. La linéarité s’y déploie en boucle sans jamais se refermer, pour laisser libre cours à l’initiative et à la création, à l’évènement, qui font toute la différence.

Dès lors, l’existence peut bien se passer de transcendance puisqu’à l’acmé de ses œuvres elle place le sublime, qui n’a de cesse de rivaliser avec la raison tant dans les domaines de la philosophie que de la science et de l’art. Fini le relativisme auquel Kant, trop modeste, nous avait habitué. L’Idée de l’être se confond avec la nature et, avec Nietzsche, la volonté de puissance, désormais, triomphe. Il ne s’agit plus, dans un dualisme dépassé, de donner forme à une matière préexistante mais d’actualiser ce qui est en puissance : mystère de l’individuation qui ignore et la matière et la forme pour promouvoir la singularité, eccéité selon les vues de Gilbert Simondon (L’individu et sa genèse psycho-biologique) recyclées par Deleuze et Guattari.

Ainsi se dessine une conception toute différentielle de l’Être qu’aura permis, après un temps de latence, le surgissement du calcul infinitésimal de Newton et Leibniz : intensité à l’origine des différences. Mais il faudra attendre encore pour que la conception d’un espace-temps relativiste émerge, et attendre à nouveau pour que la mécanique quantique bouleverse le tout au point de soupçonner que pas plus l’espace que le temps n’existeraient !

Heureusement Deleuze ne va pas jusque-là, l’intensivité en tant que quantité rencontrant le spatium, intuition pure, franchit un seuil nous révélant le monde des réalités sensibles ; passage du quantitatif au qualitatif, des potentialités à l’actualité, du virtuel au réel : extensivité de l’espace (extraterritorialité) redoublant l’intensité du temps (intraterritorialité). L’Idée n’a plus de secret, mais pour s’étaler au grand jour dans l’espace, il n’en faut pas moins explorer sa profondeur qui converge avec celle du temps ; temps du devenir qui éclate dans sa différence d’avec le présent sans se laisser submerger par la mémoire, temps de l’éternel retour dans la diversité inhérente à la nature : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour. » ( Nietzsche et la philosophie). Jonction de l’être et de la pensée dans la Culture ; culture dans laquelle l’individu se dépasse dans le collectif sans se perdre.

On a reproché à Deleuze de ne pas s’être impliqué en politique. Pourtant, défenseur des minorités dans la ligne de ce qu’il théorisait du nom de « multiplicité », il n’a pas manqué d’en remontrer aux apologistes de la démocratie, quitte à mettre en porte-à-faux les majorités des régimes s’en réclamant. Sa pratique de la politique s’en serait-elle trouvée prise en défaut par rapport à sa philosophie prônant le nomadisme, i.e. la déterritorialisation, au nom d’un anarchisme qu’il définissait avec Guattari, dans Mille plateaux, comme une « étrange unité qui ne se dit que du multiple » ? Politique hors sol qui, à devoir se reterritorialiser, aurait trahi ses idéaux.    

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » se demandait Leibniz en son temps. Nécessité de l’être ou contingence ? Encore faudrait-il savoir qu’est-ce qui, de l’un ou du multiple, prévaut dans sa composition, si tant est que le dilemme soulevé n’est pas sans incidence sur le problème posé par son existence. Si la première question peut paraître vaine malgré sa pertinence, la seconde a occupé maints esprits depuis l’Antiquité –  Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Duns Scot, parmi d’autres – avant que Deleuze et Guattari tendent d’y répondre en jouant abondamment de la métaphore, ce dont nous leur savons gré, tellement nous avons été rassasiés d’analyses philosophiques à l’anglo-saxonne. Sauf qu’ils nous avaient prévenu, sur un plan strictement méthodologique, contre l’analogie, dont relève la métaphore sur le fond (v. le Deleuze d’Alberto Gualandi). Aussi bien, pourrait-on leur en faire grief si, avant eux, Wittgenstein n’avait pas démythifié la prétention de la philosophie à la rigueur conceptuelle en dissertant sur les « jeux de langage ». C’est que tout leur système se revendiquant de l’univocité de l’être (l’anti-Œdipe) s’en trouve ébranlé. Ils avaient cru concilier l’un et le multiple, se dégager du dualisme de l’essence et de l’existence, miser sur la mobilité dont l’esprit nomade était épris, bannir l’histoire pour mettre en avant la géographie, dénoncer l’identité au profit de la variabilité, fonder la répétition sur la différence, critiquer la représentation au nom de l’expression spinozienne, déboucler l’éternel retour pour ménager un point de fuite d’où la diversité, condensée en ce point, aurait pu exploser, s’affranchir des limites de la nécessité pour jouir de la contingence, en un mot affirmer la puissance de l’Être dans sa multiplicité, dire OUI au désir au lieu de le refouler ; et voilà que le recours à l’analogie, inévitable pour la démonstration, risque de tout remettre en question. D’autant que, au dire d’Alain Badiou (cf. Un, multiple, multipicité(s) in revue Multitudes 2000/1), ils seraient passés à côté ou auraient fait l’impasse sur la théorie des ensembles de Cantor, pourtant au fondement de toute philosophie de l’infini. Cet infini qui se démultiplie dans le fini même (transfini indénombrable).

On a vertement semoncé Deleuze, avec d’autres (dont Derrida, chantre de la différance), pour avoir emboité le pas à la mouvance de Mai 68 (cf. La pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut). Cependant, 55 ans plus tard, après le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie du Covid-19, le retour de la guerre en Europe et au Moyen-Orient, l’expansion des passions tristes, le repliement identitaire et nationaliste, la diffusion du complotisme et du négationnisme, la résurgence de l’antisémitisme, la difficulté à affirmer sa différence aussi bien que son identité, n’y aurait-il pas lieu de puiser à nouveau dans une philosophie protéiforme dont l’ambition était d’ouvrir des perspectives, hélas ! prématurément refermées ? À force de redouter l’avenir, aurions-nous occulté que le devenir, reléguant la transcendance dans les oubliettes de l’histoire, est entre nos mains.

Retour à la réalité avec Philippe Boudon, architecte : de la proportion à l’échelle

Fondateur de l’architecturologie, définie comme science de la conception architecturale, Philippe Boudon, nous ramène sur terre, sans ambiguité à la différence de Deleuze et Guattari, en distinguant la proportion de l’échelle. Situant la conception architecturale entre l’analyse et la décision, il apporte la démonstration rigoureuse que c’est l’échelle et non la proportion qui permet de passer de l’une à l’autre. Ainsi basée sur l’outil que constitue l’échelle, la conception assurerait le passage d’une vision idéalisée, issue de l’analyse, à sa réalisation, une fois la décision prise. Aussi bien, serait-on fondé, mutatis mutandis, à se demander si la démarche initiée par le théoricien de la conception architecturale ne pourrait pas être généralisée à d’autres domaines des sciences et des arts, permettant de mieux comprendre comment on passe de la théorie à l’action, de l’inspiration esthétique à l’œuvre d’art et, au-delà, d’apporter un nouvel éclairage sur l’énigme que constitue la représentation, laquelle nous masque le réel en nous dévoilant la réalité ?

La démonstration de la pertinence de l’échelle pour élucider le mystère de la conception est faite dans deux de ses ouvrages : Introduction à l’architecturologie (1992) et Entre géométrie et architecture (2019). Notons d’emblée que nous nous permettons quelques écarts par rapport à la théorie exposée par l’auteur, en toute modestie, n’ayant pas la prétention de nous situer sur ses hauteurs. L’idéal, dans le dernier de ces textes, est représenté par la géométrie, dont il distingue l’espace, relevant de la proportion, de celui de l’architecture, centré sur la mesure. L’objectif étant de démontrer comment le passage de l’une à l’autre de ces disciplines se fait par l’intermédiaire de l’échelle. De là à transposer la problématique sur d’autres plans en distinguant l’espace physique de la métaphysique, l’étendue du corps de l’esprit, siège de la pensée, la rationalité de la mystique, le monde fini de l’infini, la réalité politique de l’idéal moral, etc., il n’y a qu’un pas qu’il est bien tentant de faire en vue de s’affranchir du dualisme.

Précisons : le passage de la conception architecturale à la réalisation, pour rester dans le domaine d’exploration de notre auteur, se fait par le recours à la mesure dont l’instrument est l’échelle, distinguée de la proportion, laquelle relève de l’analogie. Mais, qui dit analogie dit similarité ; de sorte que la comparaison effectuée reste dans le domaine des idées, alors qu’en procédant à la mesure on se confronte au réel. En d’autres termes, c’est par l’intermédiaire du nombre, expression numérique de la grandeur, que se fait le passage de l’espace de la conception à l’espace réel. Or, si, comme l’écrit Philippe Boudon, « toute architecture est mesurée est une proposition fondatrice pour l’architecturologie », pourquoi ne pourrait-elle pas l’être pour la métaphysique confrontée au problème de la transcendance, aux prix d’un renversement de méthode (puisque l’objectif n’est pas d’«embrayer » sur l’espace réel mais, à l’inverse, de s’en évader : où l’on retrouve le problème de l’infini que la réalité nous voile, l’axe paradigmatique de la commutation – vertical –  croisant l’axe syntagmatique de la permutation – horizontal)  ?

Encore faut-il, au préalable, décomposer l’échelle en ses trois composantes pour saisir en quoi son emploi pourrait être être transposé dans d’autre domaines (ce qui a déjà été entrepris en ethnologie par D. Coray-Dapretto dans une étude portant sur une township sud-africaine) :      

  • La dimension, support de la mesure, est le premier élément auquel se rapporte l’échelle. Variable relativement indépendante en ce que l’on peut définir une figure, un triangle par exemple, à partir de l’une ou l’autre de ses dimensions : côté, diagonale, angle, mais toujours relativement à un espace donné (à une, deux, trois dimensions ou plus).
  • La référence, ou l’objet sur lequel porte la mesure, est le deuxième élément à prendre en compte.
  • La pertinence de la mesure, enfin, sa valeur, troisième élément auquel se rapporte l’échelle, est fonction du contexte et dépend du point de vue auquel on se place. C’est de sa pertinence par rapport à l’objet auquel elle s’applique (la référence) que l’échelle tire son importance.

C’est sur ces bases que la conception, étayée sur l’échelle, peut prétendre « embrayer » sur l’espace réel. D’où il résulte que ce n’est pas la proportion qui le permet, laquelle est indifférente à la mesure, mais l’échelle en tant qu’outil de mesure. Échelle qui, en tant qu’elle attribue une mesure, dont la pertinence dépend du contexte, nous ancre dans la réalité. En ce sens, le chiffre (symbole du nombre) devient le critère sur le fondement duquel le degré de réalité, ou réalisme, peut s’apprécier. Mieux, en changeant d’échelle, on peut se permettre de transformer les questions, déplacer les problèmes, dans le sens vertical, horizontal, oblique…, selon l’enjeu, à toute fin d’adaptation. « Déterminer les objets en conception en leur attribuant des mesures est également une fonction irréductible de la conception architecturale. » Irréductible en ce sens que la conception opère une transformation qui serait plutôt une substitution de formes sur la base d’un modèle commun, constituant d’un véritable système, avec son dynamisme propre, lequel distingue le « dedans » du « dehors » ; sachant que la discontinuité à laquelle est confronté le concepteur ou créateur (le hiatus qui sépare l’esquisse dessinée de l’édifice construit) n’est pas incompatible avec la continuité du processus, fondé sur la mesure, qui en triomphe en quelque sorte : « L’important ici est de distinguer transformations d’une géométrie et opérations d’une géométrie architecturale. » Alors que les premières restent sur le papier (homogénéité spatiale), les secondes permettent le passage au terrain (hétérogénéité de l’espace réel) par l’intermédiaire de la conception, et ceci sans solution de continuité ; alors que les premières relèvent d’une composition somme toute statique (état), les secondes relèvent d’une dynamique (acte) leur permettant de transgresser des frontières comme celle qui sépare l’image de la réalité ; alors que les premières sont données, les secondes sont attribuées. Tandis que, sous réserve d’avoir bien compris les tenants et aboutissants du passage de la géométrie à la conception architecturale, dans le premier cas on a affaire à des transformations (formelles) autour de l’invariant d’une structure de groupe, au sens mathématique du terme, susceptibles de relever d’une analogie de proportionnalité, le second cas s’apparenterait plutôt à une analogie d’attribution, par laquelle on procède à des opérations (concrètes) de substitution d’éléments d’un tout à partir du modèle qui les subsume. Ce qui renvoie (rapprochement audacieux, nous le concédons !) aux débats scolastiques du Moyen Âge sur l’analogie de l’Être : rapport de Dieu à ses créatures ou, plus trivialement, du Ciel à la Terre (v. 1ère partie de cette chronique). Dès lors, pourquoi le processus en question ne serait pas généralisable en dehors du domaine de l’architecture, sauf mésinterprétation des concepts de l’architecturologie ? La mesure serait à la dimension ce que l’étalon, sur lequel se régler, serait à un quelconque système (physique, monétaire, esthétique…).

Précisons encore : garantie de réalisme, la  quantité vaut pour le passage d’un état à un autre, à l’issue duquel le produit de la conception, l’œuvre de création, retrouve les qualités de l’inspiration qui est à sa source : « À cet égard, commente Philippe Boudon, l’échelle est ouverture qualitative relativement à la proportion qui, elle, est close sur le calculable. » C’est dans ces conditions que la notion d’échelle permet de retrouver une liberté que la seule proportion lui déniait, attachée qu’elle était à un espace de l’idéalité impuissant à entrer dans le champ des réalités. A l’espace fermé de l’échelle cartographique, binaire (association d’une dimension à une référence), l’architecturologie oppose un espace ouvert, à multiples dimensions, nous mettant en communication avec la diversité du réel (ce que, par ailleurs, l’analyse factorielle permet de traduire, en sociologie par ex.). D’où le recours à la pertinence de la mesure, troisième terme auquel est associée l’échelle architecturologique (sa ternarité) ; pertinence qui est attachée à la dimension en fonction du contexte dans laquelle cette dernière s’insère, et dont le moindre mérite n’est pas de constituer « l’indicateur d’une qualité de la quantité », et ce, dans une continuité qui loin de supprimer les différences (comme dans la géométrie analytique de Descartes) les valorise au contraire. En bref, « La figure condense de façon emblématique la fonction d’articulation d’une géométrie idéale à une réalité concrète de terrain, ce qui est la fonction même de l’embrayage envisagé de façon générale. »

Avec Philippe Boudon la proportion, et l’analogie son corollaire, sont reléguées derrière l’échelle pour passer d’un espace virtuel à un autre en prise sur le réel.La mesure n’a-t-elle pas cette particularité de nous rendre la réalité sensible tout en recelant, aux deux extrémités de l’échelle comme entre ses barreaux, une potentialité d’infinis. Raison pour laquelle l’architecturologie, mieux que l’analogie de l’Être, pourrait constituer le modèle théorique de toute transition ou médiation nous faisant passer d’un état à un autre, d’un espace à un autre, que ce soit dans le domaine de l’architecture ou de l’urbanisme, dans celui de toute création artistique comme de toute science, voire, dans celui de la philosophie ou de la métaphysique. Serait-ce trop osé ? Pourtant, à s’en tenir aux activités artistiques, non seulement le passage de la géométrie à l’architecture s’en trouverait clarifié, mais aussi celui de l’arithmétique à la musique, celui de la topologie à la danse, etc. Et, poussant plus loin encore, l’hybridation pourrait constituer l’aboutissement d’une méthode universelle susceptible de transgresser les cloisonnements auxquels se heurtent nos tentatives de conciliation, sinon d’unification. Thomas d’Aquin ne l’avait-il pas pressenti, qui écrivait dans la prima pars de sa Somme (question I, article 2) : « … parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. »

A partir du moment où la re-présentation institue une rupture avec le réel, où la théorie se coupe de l’action, la démarche propre à l’architecturologie, fondée sur la notion d’échelle, permet de se libérer de limitations qui, sans elle, resteraient insurmontables. La preuve n’est-elle pas démontrée que la richesse du réel est inépuisable sans recourir à la transcendance, même si la transcendance ne soustrait rien de ce qui fait la richesse du monde ?

Le regard anthropologique de Philippe Descola : nature et culture

La richesse du monde, précisément, Philippe Descola l’a magistralement illustrée à travers le rapport à la nature que les hommes ont entretenu au cours de leur longue histoire et qui survit encore, non seulement dans ce qu’il « reste » de la culture des peuples premiers, mais également à notre époque. Pour combien de temps ?

Des quatre ontologies qu’il a relevé à la suite de son immersion dans la société des Achuar à l’extrême ouest de l’Amazonie – l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme – nous retiendrons cette dernière en ce qu’elle recoupe notre problématique de l’Être sous le même angle que le sien, à savoir celui des correspondances (cf. Par-delà la nature et la culture, résumé dans Une écologie des relations, publication du CNRS).

Rappelons, au préalable, que l’auteur établit son classement sur la base d’une double opposition entre les entités du monde physique (physicalités) et les mentalités (intériorités), d’une part, les relations de continuité et discontinuité à l’intérieur de ces mondes parallèles et entre eux, d’autre part. Identités d’un côté, relations de l’autre dans le cadre d’une analyse structurale héritée de Lévi-Strauss.

C’est dans cet entrecroisement d’observations qu’il situe l’ontologie de l’analogie comme discontinuité générale des physicalités et intériorités à travers des ressemblances : « Ces sociétés concevaient le monde comme un ensemble de qualités, d’êtres et de relations toutes singulières, comme une sorte de grande composition d’éléments disparates. » Descola emploie l’imparfait, vu qu’il fait référence à la Renaissance qui, selon lui, représente le mieux en Occident cette représentation du monde. Mais on la retrouve également de nos jours en Afrique et Extrême-Orient, notamment. Dans tous les cas « le mode d’identification analogiste requiert des éléments structurants qui puissent coordonner toutes les singularités et toutes les disparités » à travers la mise en place de hiérarchies – chaîne des êtres – qui constituent le ciment permettant de retrouver une cohésion mise à mal par la nouvelle modernité qui se profile à l’horizon (ce en quoi Descola s’écarte de l’analogie de proportionnalité telle que définie par Aristote pour se rallier à la notion d’analogie de proportion de Thomas d’Aquin). Rupture avec le Moyen Âge et jonction avec l’Antiquité grecque, la Renaissance recherche des correspondances à même de compenser le désordre inhérent de l’univers écartelé entre terre et ciel – ce que Foucault avait déjà exploré dans Les mots et les choses en 1966. Faute de continuité entre l’une et l’autre, le recours à l’analogie constituerait un pis-aller permettant de garder le contact : l’analogie comme réduction d’incertitude.

De là, Descola embraye sur Les Formes du visible, ouvrage dans lequel il reprend la définition de l’art comme puissance d’agir, plus que de représentation, d’Alfred Gell, anthropologue britanique. Mais, plutôt que d’art, l’anthropologue des Achuar préfère parler de figuration comme étant « le fait de rendre visibles des choses invisibles », mettant par là l’accent sur la manière dont les sociétés se figurent leur rapport à l’environnement, et ce, d’une manière générale et pas restrictivement à travers les seules œuvres d’art telles que nous les entendons communément. Cette figuration est représentée dans les sociétés structurées sur le mode de l’analogie par des « réseaux d’existants » disparates et permet d’établir des relations entre les éléments qui les constituent. Conformément à ce mode, cette manière de figuration vise à révéler l’interdépendance des parties dans le tout, comme dans les chimères d’Arcimboldo ou les représentations de la SainteTrinité (à la différence des motifs qui expriment la continuité caractéristique du mode d’appréhension propre au totémisme des aborigènes d’Australie : l’hybridité).

L’ontologie de notre modernité diffère de celle de la Renaissance en ce qu’elle oppose la discontinuité des intériorités à la continuité des physicalités (inversion de l’ontologie animiste). Dualisme imposant le face-à-face des êtres humains singuliers avec la commune nature ; face-à-face dont la conceptualisation fut ébauchée par Aristote dans l’Organon, qui a esquissé la hiérarchie des êtres, et a été achevée par le christianisme, lequel a soutenu l’idée d’une surnature venant doubler la transcendance de l’homme. En ce sens, l’aplanissement des différences physiques a pour contrepartie la valorisation des différences psychiques. La science ayant réduit la matière et le vivant à leurs caractéristiques physiques et chimiques et tendant à supprimer la barrière des espèces, fondues dans une nature univoque (toujours à l’inverse de l’animisme), ne reste plus que la diversité des intériorités, autrement dit des identités qui s’expriment dans la psychologie et la sociologie des peuples. Avec ses conséquences en matière de figuration : alors que la Renaissance savait jouer des correspondances pour relier ce qui était séparé dans la nature et entre celle-ci et l’humanité, l’âge classique s’imposera à travers la représentation en perspective par laquelle le sujet se pose en observateur, mettant à distance son environnement : « Expérience inédite du monde phénoménal, soudain devenu la nature moderne en tant que réalité instituée par un agent humain et désormais traversée par la distinction entre un sujet et un objet. » Dépassement de la mimesis dans la re-présentation, de l’imitation dans la projection, que le XXe siècle avait déjà outrepassé avec l’art moderne.

Cependant, conclut Descola, l’heure n’est-elle pas venue de l’hybridation, qui a sans doute toujours été, mais est aujourd’hui plus que jamais ? Sachant qu’il ne s’agit plus tant d’une hybridation entre différentes formes d’art mais bien entre art et réalité, dont l’engouement pour les performances témoigne. Alors, sommes nous tentés de demander, la figuration – qui comprend aussi bien l’abstraction – telle que l’entend notre auteur, est-elle encore apte à rendre visible l’invisible pour compenser la perte de transcendance qui affecte le monde contemporain ?

En guise de conclusion, la transcendance dans l’immanence de l’expérience

Aussi, ne faudrait-il pas trop précipitamment jeter le bébé avec l’eau du bain, l’art avec la transcendance. Au prix d’une régression vers l’analogie de la Renaissance, l’hybridité du totémisme ? Non pas, puisque l’hybridation – malgré ses outrances sinon sa vulgarité –, dont le monde contemporain est de plus en plus l’objet, nous permet de retrouver dans les créations du design, extension du domaine de l’art, une sublimité immergée dans l’immanence. Sublimité qui confine à la transcendance dans l’analogie sous les formes du symbolisme, de la métaphore, de l’allégorie… Ainsi en est-il du Mont analogue de René Daumal, analogie de proportion qui se perd dans les nuages, dont le terme (sommet) est inaccessible, sinon par le recours à la ressemblance de l’analogie de proportionnalité. Or, nous dit Daumal, « le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l’indésirable ». L’« indésirable », la ressemblance justement, que nous fuyons pour la « différence », soit la transcendance, incommensurable au monde, mais dont la trace, nous démontre rationnellement Sophie Nordmann dans Phénoménologie de la transcendance, est dans le monde, quoi qu’on en ait. Pas n’importe quel monde cependant, un « monde créé », parce que celui que nous foulons de nos pieds dans la plaine est « insuffisant à soi ». D’où la justification de la montagne dans le poème en prose surréaliste de Daumal. Avec Sophie Nordmann, on sort de la théologie pour entrer dans la phénoménologie, où on retrouve Deleuze mais par une autre porte, car le monde de Sophie Nordmann est un monde humain malgré tout où l’incommensurable resterait dans l’immanence (révélation en soi). Un monde qui devient comme celui de Deleuze, entre création et rédemption précise-t-elle. Or, « un être se rencontre bel et bien, dans le monde, sur le mode de l’incommensurable au monde : il s’agirait de l’être humain, qui en vertu de son Humanité, serait absolument d’un autre ordre que tout ce qui est au monde. »  

Une humanité libre, dégagée de la nécessité par sa puissance de création. Humanité qui « surgit au monde sur le mode de l’idéal ». La mesure est de ce monde, elle nous en garantit la réalité. L’idéalité nous fait échapper au non-sens sans rompre les amarres. L’art est un anti-destin a écrit Malraux (Les Voix du Silence). À quoi Camus répond : « La véritable œuvre d’art est toujours à la mesure humaine. » (Le mythe de Sisyphe). Alors, entre les deux, ne faudrait-il pas compter avec la métaphore, forme d’analogie condensée par laquelle nous pouvons effleurer la transcendance en nous mesurant à la raison, comme, selon Kant, dans le sublime (Critique de la faculté de juger) ? Équilibre requis sur le fil du rasoir de la vie surplombant le vide : d’un côté celui précédant le commencement sur lequel on ne revient pas, que l’on n’a plus à redouter, de l’autre, celui de la fin à laquelle on n’échappera pas, que l’on a tout à craindre. C’est que, « par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » écrit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs il prend comme exemple de métaphore les marines d’Elstir dont le motif, en « comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation », de sorte que cette comparaison « y introduisait cette multiforme et puissante unité », cause de l’enthousiasme que la peinture d’Elstir suscitait chez l’amateur d’art.

Ainsi, de la structure du temps tel que les Grecs l’avaient envisagé, Deleuze et Guattari ont-ils surtout retenu, par-delà l’Aîon, suspension du présent dans l’éternel retour, le Kaïros, saisie du moment opportun de la création (l’évènement), négligeant quelque peu le Chronos, temps linéaire de l’Histoire. Pourtant, c’est dans Bilan de l’histoire que René Grousset, comparant les images religieuses d’Orient et d’Occident, demandait : « Quelle commune mesure entre notre Dieu transcendant, l’Immanence hindoue et l’Évanescence bouddhique ? » Réponse : « En dépit des barrières géographiques et spirituelles qui ont si longtemps séparé les divers foyers culturels et bien que ceux-ci se soient pratiquement développés en vase clos, l’esprit humain est resté un, et les positions que sous toutes les latitudes il a été amené à occuper en présence des grands problèmes, se sont révélées partout sensiblement analogues. » Dont acte, celui d’une puissance à jamais renouvelée, par-delà la mort, continuée de générations en générations.

Il n’empêche, conclut notre auteur à propos d’une pensée de Pascal sur « le silence éternel de ces espaces infinis… », qu’« un jour l’histoire sera close, toute l’histoire, parce que l’humanité aura vécu » ! Alors que subsistera-t-il ? Des vestiges, mais sans plus personne pour les questionner !

Sait-on jamais ? Qu’est-ce qui pousse des chercheurs en astrobiologie, comme Nathalie A. Cabrol, autrice de À l’aube de nouveaux horizons, à rechercher des traces de vie dans l’univers, sinon la perspective d’une régénération déroulant à l’envers la spirale de l’éternel retour pour une nouvelle odyssée dans la diversité infinie de l’espace interstellaire.

Prima pars : Dieu, la Trinité, la création

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« Au yeux du théologien de la gloire [saint Thomas d’Aquin], « les choses qui ont été créées renvoient à leur Dieu créateur selon un rapport analogique entre l’effet et la cause. Les effets , les œuvres ne sont pas commensurables à leur cause : à proportion de sa perfection, la créature reçoit l’être par la distribution du créateur et par la participation de celui-ci. » (Heidegger, Aristote, Luther : Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d’Être et Temps de Christian Sommer)

CONTEMPORANÉITÉ DE LA QUESTION DE L’ÊTRE AU CENTRE DE LA THÉOLOGIE POLITIQUE (1)

Icône russe de la Trinité de Andreï Roublev Photo CrazyAim, Wikimedia Commons

Implications philosophique (réalisme et transcendance), sociale (nature du vivre-ensemble) et politique (démocratie et socialisme)

To be or not to be… ! Est-ce vraiment la question fondamentale, alors même qu’on se déchire pour conforter son identité ou, au contraire, marquer sa différence, que l’on achoppe sur la question de savoir comment l’un originaire a pu se démultiplier et comment le multiple aujourd’hui peut s’unifier, ce qui interroge le devenir ? Comment au cœur de cette multiplicité peut-on reconnaître l’Autre sans se renier ? Et la rencontre avec cet Autre peut-elle se passer d’un intermédiaire, de la médiation de ce tiers qui est au fondement de la Trinité et que la logique a trop rapidement exclu, laissant la place à la mystique, sans en mesurer les risques ? Questions d’ordre idéologique, mais qui rejoignent la politique, si tant est, comme y insistait Hannah Arendt, que la multiplicité soit au cœur du concept de démocratie, laquelle, spécifiquement depuis que nous avons changé de millénaire, fait eau de toutes parts (crise de la représentation politique et son corolaire : manifestations de rues affectant les libertés publiques), quand elle n’est pas attaquée de l’extérieur dans l’indifférence des uns et l’angoisse des autres.      

D’où l’intérêt de remonter à l’antiquité et au Moyen Âge pour assister à la jonction du mysticisme et du rationalisme de la philosophie via le dogmatisme théologique . Et ce, avant que la politique ne vienne contaminer la problématique de l’Être aux XIXe et XXe siècles. (Est-il besoin de préciser que par ces rappels nous ne prétendons aucunement à l’exhaustivité et que les conclusions que nous en tirons, toutes personnelles qu’elles soient, ne sont à prendre que pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire celles d’un dilettante « éclairé » ?)

I – Christologie et théologie trinitaire

Entre polythéisme et monothéisme, en passant par le dualisme (manichéisme)

Il s’agit des enjeux de la théologie trinitaire, saisie à travers une économie (du grec oikonomia : accommodation du Ciel avec l’existence terrestre) intégrant l’incarnation, conçue comme dépassement de l’antagonisme entre l’éternel et le temporel, l’esprit et la matière (cf. la controverse byzantine des icônes opposant, au VIIe-VIIIe siècles, iconodules et iconoclastes, laquelle renvoie à la fonction mimésis de l’art antique, à l’image comme figuration de l’esprit divin, à la vénération opposée à l’idolâtrie).

La théologie trinitaire constituerait, ainsi, une disposition (aspect statique) ou une dispensation (aspect dynamique) tendant à surmonter la violence originelle du monothéisme sans retomber dans le polythéisme. Élevée en dogme par les pères cappadociens au IVe siècle (Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze), la Trinité, fut par la suite développée, alternativement en lien et en rupture avec le politique, comme source de réconciliation des hommes, confortation du lien social au cœur de la démocratie, centrée, enfin, sur la notion de « personne » avec le personnalisme d’Emmanuel Mounier. Formule de Paix sanctifiée par le sacrifice du Christ, mort sur la Croix, elle consacrait la mort de ce qui devait être le dernier bouc émissaire (cf. l’anthropologie de René Girard). Mais la Crucifixion, censée avoir été démythificatrice, a hélas ! parallèlement ouvert, une nouvelle période de l’histoire de la rivalité mimétique, durant laquelle, les hommes, privés de bouc émissaire au sens primitif du terme, oublieux du message des Évangiles, ont projeté leurs frustrations sur ceux auxquels ils ne pouvaient s’identifier : juifs, musulmans, immigrés aujourd’hui…

Crise de l’identité, rejet de l’Autre, débouchant sur de nouveaux antagonismes, réveil de la violence originelle, qui ne sont pas sans rappeler le temps des croisades. L’irénisme n’a sans doute jamais été à l’ordre du jour, mais que le salut ne soit pas encore pour demain n’est pas une raison suffisante de désespérer de la paix ; à condition, toutefois, de ne pas céder à la tentation du nivellement des différences, aux mirages de l’indifférenciation généralisée, source de paix illusoire, grosse de tous les ressentiments hérités d’une histoire trouble, non assumée, et, partant, insusceptible d’être partagée. A contrario du débat entre adversaires, par-delà les rivalités stériles qu’engendrent les frustrations de la modernité, la disputatio peut encore être féconde. Alors que l’irréductibilité du conflit schmittien entre amis et ennemis conduit à la guerre, avec la tentation de la montée aux extrêmes qui lui est inhérente (cf. Clausewitz), le miracle du Verbe fait chair appelle la réconciliation (cf. la théologie du Logos et le recours au Paraclet comme intercesseur chez saint Jean l’évangéliste).

On distingue traditionnellement une « christologie haute », raisonnement partant de la divinité (mouvement descendant à partir de Jésus, fils de Dieu), et une « christologie basse » raisonnement partant de l’humain (mouvement ascendant à partir de Jésus, fils de l’homme). Mais au-delà de la christologie, c’est la Trinité qu’il faut interroger pour saisir la plénitude du mystère de l’incarnation : Dieu fait homme.

La christologie, centrée sur la personne et la nature du Christ, se répartit principalement entre trois courants : l’angéologisme, le différentialisme et l’unitarisme.

La théologie trinitaire mettant l’accent sur la conception de la divinité en trois personnes est, elle, surtout représentée par le trinitarisme (les trois personnes de la Trinité mises sur le même plan), le nestorianisme (qui, rabattant l’Esprit-Saint sur Dieu, pur esprit, ramène la trinité à un dualisme) et le modalisme (primauté de l’unité sur la trinité).

Ainsi, alors que la christologie pose le problème de l’incarnation,dérivé de la question de la transcendance, la théologie trinitaire met l’accent sur la relation, qui peut s’entendre en termes, soit hiérarchiques, soit égalitaires. D’où la résonance métaphysique, sociale et politique qui en découle.  

Dans le détail, le découpage suivant récapitule les positionnements spirituels autour de la christologie et de la théologie trinitaire ; positionnements qui sont, au moins en partie, le reflet des préoccupations politiques du moment :

  • Angéologisme (christologie) : ni homme ni Dieu, Jésus Christ a un statut intermédiaire (ange), où prédomine la nature spirituelle sur la nature humaine considérée comme inférieure (influence du gnosticisme, cf. le valentinisme, représenté par Valentin, prêtre égyptien du IIe siècle, l’apollinarisme développé par Apollinaire de Laodicée, évêque du IVe siècle pour qui le Christ était un Grand Ange, et, aujourd’hui, les Témoins de Jéhovah identifiant Jésus à l’archange saint Michel).
  • Docétisme (christologie) : conception gnostique de la divinité sans partage du Christ, dont l’humanité n’est qu’apparence. Sa naissance, sa mort et sa résurrection ne sont qu’illusions (secte du IIe siècle déniant la réalité de l’incarnation, dont le nom est dérivé du grec dokein : paraître).
  • Nestorianisme (théologie trinitaire réduite à une christologie) : en Christ, homme et Dieu à la fois, coexistent les deux natures humaine et divine, séparées (crainte de confusion entre Jésus et le Logos divin). La nature humaine du Christ procède de son enfantement par Marie et sa divinité de l’Esprit saint, verbe incarné. Le nestorianisme est un dualisme (diophysisme) prêché par Nestorius, patriarche de Constantinople (IVe-Ve siècle), auquel se réfère les coptes.
  • Monophysisme ou miaphysisme (christologie) : prôné, en réaction au nestorianisme, par Eutychès, théologien du IVe-Ve siècle, le monophysisme nie la consubstantialité du père et du fils pour affirmer que la divinité du Christ absorbe son humanité (cf. la représentation iconique du Christ Pantocrator, c’est-à-dire glorieux).
  • Trinitarisme (théologie trinitaire) : un seul Dieu (essence), révélé sous trois hypostases égales (personnes distinctes,maisnon séparées, interdépendantes, non hiérarchisées), théologie officielle des églises catholique, protestante et orthodoxe. Le trinitarisme est un unitarisme suivant lequel le Logos s’est fait chair en la personne de Jésus Christ, intermédiaire (Messie) entre Dieu le Père et l’Esprit saint (souffle, amour symbolisé par la colombe). Telle est, du moins, la synthèse johannique, reprise par saint Augustin, confortée avec une dose de rationalisme par saint Thomas d’Aquin (cf. la théologie du Logos).

(Docétisme et monophysisme partagent avec les gnostiques le mépris du corps hérité du manichéisme professé en Perse par Mani au IIIe siècle.)

  • Différentialisme (christologie) : courant représenté par l’arianisme promu par Arius, prêtre d’Alexandrie d’origine berbère (IIIe-IVe siècle), pour qui le Christ a une nature essentiellement humaine (engendrée). Créature humaine, mais qui participe à la divinité du père (incréé) d’une manière subordonnée (cf. le subordinationisme). En opposition au docétisme et au monophysisme, le différentialisme met l’accent sur la différence de nature entre le père et le fils (dualisme différentialiste se distinguant de l’intégration qui est la marque de l’angéologie). L’islam en prétendant que le Christ est un prophète – et non le Messie, consacré par l’onction selon l’étymologie – se rattache au différentialisme.
  • Unitarisme (christologie et théologie trinitaire) : l’unitarisme se présente sous trois formes (hors trinitarisme qui est un unitarisme intégrant les trois personnes de la trinité) :
    • Monarchianisme : monarchie divine (Dieu unique sans distinction de personnes) assimilable à un monothéisme strict professé au IIe siècle en réaction au gnosticisme.
    • Subordinationisme : le Christ ayant été, en tant qu’homme, engendré par le père (incréé) lui est subordonné (cf. le différentialisme).
    • Adoptationisme : le Christ a été adopté par le père, d’où le rite du baptême (Paul de Samosate (IIIe siècle). Conception humanisante du Christ, dynamique (ou volontariste) à la différence du subordinationisme.  
    • Modalisme : les trois états de la Trinité (Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit) ne sont que des modes de la révélation du Dieu unique (Sabellius, prêtre théologien de la Rome antique du IIIe siècle).

[Ces développements, ainsi que ceux qui suivent, sont, outre les pages Christologie et Trinité de Wikipédia, partiellement inspirés de Mysterium Trinitatis et Unitatis de Barbara Nichtweiss in Communio n° XXVI (1999), Sur la théologie politique de Henri-Jérôme Gagey et Jean-Louis Souletie – Presses de Sciences Po, La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social de Christoph Theobald et Expérience vécue et doctrines trinitaires en Orient et Occident de Boris Bobrinskoy in Monothéisme et Trinité (Presses universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1991)]

Autant de formes selon lesquelles, au Moyen Âge, la Trinité fut déclinée pour justifier des rapports sociaux au gré de l’évolution des relations du pouvoir politique et de l’Église, ou pour faire prévaloir, par la médiation des opposants au système institué, une autre conception de ces mêmes rapports. La Trinité, symbole en lequel le corps social doit pouvoir se reconnaître pour conforter sa cohésion interne et sa solidarité avec les pouvoirs établis, à l’articulation du politique et du religieux. Trinitarisme opposé, d’une part au monophysisme, totalitaire, la nature humaine de Christ étant absorbée par celle de Dieu et, d’autre part au diophysisme de Nestorius, qui nie la nature humaine du Christ (à l’inverse d’Arius qui nie sa nature divine). Monophysisme et Nestorianisme manquent, ainsi, le lien d’incarnation, la ligature charnelle, qui est au fondement de toute société de partage. Ce qui relie à la fois les hommes entre eux et au divin est omis au profit, soit d’une univocité réductrice, soit d’un dualisme clivant, dénaturant le social.    

L’enjeu n’est pas mince, contrairement à ce qu’une vue superficielle laisserait penser : rien de moins que les liens qui tissent les mailles du tissu social, leur genèse, leur accomplissement et leurs dérives. Maurice Godelier nous avait prévenu en étudiant les Baruya de Nouvelle-Guinée (Au fondement des sociétés humaines) : « Nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou sur la parenté ». Mais sur quoi alors ? « Finalement ce qui fait société, ce n’est donc pas la parenté, c’est l’exercice en commun d’une sorte de souveraineté sur une portion de la nature et sur les êtres qui la peuplent, pas seulement les végétaux et les animaux, mais aussi les êtres  humains et avec eux les morts, les esprits et les dieux qui peuvent y résider – et qui sont censés apporter aux humains la vie ou la mort. » Et de poursuivre : « De fait, l’Humanité ne se contente pas de vivre en société, comme d’autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre. » En outre, les sociétés ne seraient pas non plus fondées sur des rapports économiques, comme l’enseignait la vulgate marxiste, mais sur des rapports politico-religieux, « c’est-à-dire cet ensemble d’institutions et de rapports sociaux qui ne se confondent pas avec le domaine des rapports de parenté mais les subsument et les font servir à la reproduction de la société comme un tout. »

Or, autour de quoi se sont cristallisés ces rapports politico-religieux en Occident ? Sur la Trinité, paravent érigé contre la violence, symbole religieux propre au christianisme dont on peut dire qu’il est au fondement du récit dans lequel la vie sociale s’est moulée. Récit soucieux de conjurer le face-à-face redoutable de l’homme avec Dieu, d’humaniser sa relation avec Lui, sans pour autant renier la transcendance. Pour Christoph Theobald, théologien jésuite, « on constate que l’énigme du lien social, au contact des récits bibliques, ne peut que révéler ses dimensions les plus cachées. […] Le lien social  et la dynamique de l’Esprit, énigme qui englobe au départ tous les efforts de déchiffrement, est alors fondé lui-même à partir du don messianique et de l’orientation divine qui les sous-tend, pierre angulaire reconnue par le croyant comme posée par Dieu lui-même. » (La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social) Or, déplore-t-il, « le retrait de Dieu du lien social et politique, au moins en Occident, et l’incertitude qui pèse sur l’humain comme tel nous privent de ressources spirituelles partagées, permettant de dépasser nos intérêts individuels et nos solidarités instinctives… » Ce qui requiert un « espace d’hospitalité » centré sur le « sens élémentaire du juste », dont la Règle d’Or, contrepieds de la loi du talion : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit » (Livre de Tobie, 4 : 15) est l’expression renouvelée d’âge en âge, de religion en religion et de philosophie morale en philosophie morale (cf. Le difficile vivre-ensemble, le lien social et la perspective du royaume in Recherches de science religieuse, 2012/3).

C’est sur le lien consubstantiel entre les trois personnes de la Trinité, insufflé par l’Esprit saint, que s’est construite la société chrétienne à la suite d’un compromis entre le pouvoir politique et les Églises remontant à Constantin, compromis censé promouvoir la paix sociale, sinon la paix entre les nations (cf. le Projet de paix perpétuel de Kant). Au cours des siècles qui suivront le déclin des monarchies, la laïcisation de la société et la démocratisation de la politique changeront la donne, instituant une séparation avec le religieux qui, sans remettre en cause les fondations de la société, laquelle s’adapte, distille des doutes quant à la légitimité d’évolutions qui consacrent l’emprise des mouvements populaires sur les institutions, contribuant à affaiblir l’autorité à sa source.

Ce qui est aujourd’hui ébranlé, c’est la verticalité du pouvoir et avec elle la médiation de ce tiers, souffle divin ou Paraclet, supposé garantir la stabilité du social en faisant le lien entre générations et groupes sociaux : mystique du lien incarné, imprimée dans les esprits, au fondement d’un vivre-ensemble devenu lieu commun à force d’être invoqué, vivre-ensemble déstabilisé par le brassage de populations migrantes, par la diversité qui en résulte (rançon de la mobilité propre à la société industrielle et urbaine), menaçant l’unité d’un corps social que le monothéisme avait soudé. Comme si le tiers intercesseur, l’Esprit, n’ayant plus prise, la multiplicité risquait de l’emporter sur l’unité, renouant avec un polythéisme qui était aussi un polycentrisme. La complicité entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel se trouvant de nos jours fragilisée, quand elle n’est pas défaite, la question est désormais de savoir, à l’ère du soupçon, lequel compromet l’autre : à qui imputer la faillite de l’autorité ou les excès du totalitarisme quand chacun joue sa partie séparément ? Certes, guerres civiles, jacqueries, émeutes urbaines… n’ont pas manqué dans le passé, mais c’était toujours, une fois le calme revenu, pour voir le lien social se régénérer, alors qu’à l’aube de ce troisième millénaire on est fondé à se demander si nous n’assistons pas à sa dissolution – irréversible ou pas – et si tous, autant que nous sommes, faisons encore société. Christoph Theobald, en chrétien, en impute la déliquescence au « retrait de Dieu du lien social et politique ». Mais, sachant que le mystère de la Trinité recouvre l’énigme du lien social, ne serait-ce pas plutôt qu’il ne joue plus le rôle que la société attend de lui. A moins que les tentatives des sciences humaines de dévoiler l’un – même les sachant vaines – aient dépouillé l’autre de son efficace. Qu’importe, rétorquera-t-on, l’aboutissement est le même. Affaire de croyance ! 

Aussi bien, la théologie trinitaire s’inscrit-elle dans un débat plus large : celui de l’Être, tiraillé entre fini et infini, celui de l’identité individuelle, une et multiple à la fois (Godelier), celui du rapport social écartelé entre unité et multiplicité… ; autant de problématiques qui, par-delà la relation de Dieu à ses créatures interroge, non plus tant la transcendance, que la société dans son ensemble (mystère du lien social qui la fonde) et la politique dans sa spécificité (nature et légitimité de la représentation).  

VAULX-EN-VELIN SOUS LE CHOC

Centre de Vaulx-en-Velin, Hôtel de ville (photo Camster)

L’incendie d’un immeuble en copropriété à Vaulx-en-Velin le 16 décembre, qui a fait dix morts dont quatre enfants, vient hélas ! cruellement rappeler les conséquences du « séparatisme » qui affecte les quartiers « périphériques », qu’ils soient de logements sociaux locatifs ou en copropriété, avec ce paradoxe que ces derniers, malgré les réformes ayant facilité les prises de décisions relatives à leur rénovation, sont trop souvent laissés en déshérence du fait de copropriétaires occupants désargentés, de syndics indélicats ou de marchands de sommeil cupides. Ceci, alors même que l’accession à la propriété était au contraire censée constituer une incitation à l’entretien d’immeubles pour lesquels des aides à la réhabilitation de l’habitat étaient mobilisées. Comme quoi la propriété, loin d’être la panacée, est bien plutôt un leurre, masque de la précarité : en cherchant à rendre solvable des ménages fragiles pour un achat immobilier on ne fait que grever leur pouvoir d’achat pour les biens courants. Mirage d’un chez-soi paradisiaque, que le passage obligé par des parties communes dégradées et squattées fait tomber dans l’enfer, transition avant le purgatoire d’un espace public qui peine à prendre forme pour s’imposer comme paysage. Copropriétés déchues, refuge des dealers et de leurs victimes toxicomanes, condensé de quartiers délibérément tenus en marge, elles semblent se jouer des velléités de rénovation des pouvoirs publics, d’Etat aussi bien que locaux, symptôme d’un « séparatisme » urbain qui creuse l’écart avec la smart city emblématique d’un XXIe siècle décidément trop sûr de ses prouesses. Comme si l’accession à la propriété pouvait racheter ce que le social a de dégradant, pouvait pérenniser ce que le locatif a de précaire !Les immeubles de centre-ville finissent par s’effondrer avec l’âge, mort de vieillesse non anticipée, ceux des périphéries n’en ont pas le temps, ils se dégradent irrémédiablement avant que les bulldozers ou, mieux, les explosifs en viennent à bout, mort prématurée provoquée. La solution à la question du logement doit dépasser celle du statut d’occupation pour englober celle d’une meilleure intégration sociale des habitants, d’une meilleure insertion des quartiers dans la ville et de la ville dans son environnement naturel-urbain, en ménageant les transitions.

En tant qu’ancienne secrétaire d’État chargée de la ville, la maire socialiste, Hélène Geoffroy, ne manque pas d’expérience en la matière et c’est à juste titre qu’elle s’est exprimée pour avertir : « Après ce drame, nous ne pouvons plus envisager la rénovation urbaine comme avant. Nous devons traiter la politique de la ville dans sa globalité, sinon nous risquons de repartir pour trente ans en commettant les mêmes erreurs. » Après quarante ans de politique de la ville, encore trente ans ! Puisse-t-elle être entendue par Olivier Klein, l’actuel ministre de la ville, dont l’expérience n’est pas moindre que la sienne en tant qu’ancien maire de Clichy-sous-Bois. Elle poursuit : « Nous faisons trop d’allers et retours, trop d’évaluations, le temps est trop long. Les problématiques sont morcelées, nous risquons de refaire des ZUP si nous privilégions le logement sans prendre en compte les autres données, comme la sécurité, la voirie, le transport. » (Le Monde daté du 21 décembre) Toujours la même antienne depuis plusieurs dizaines d’années. Madame la maire en appelle à la prise de conscience : dix morts de trop pour réintégrer ces quartiers dans la ville, en suivant ses recommandations de principes ; lesquelles, pour n’être pas nouvelles, ne semblent toujours pas entendues malgré les efforts accomplis par les acteurs du développement urbain sur le terrain.

Il faut le dire avec force : ce n’est que quand les copropriétés auront été adoptées par les quartiers « populaires » et quand les HLM l’auront été par les quartiers « bourgeois » que l’on pourra entrevoir, non pas la fin de la ségrégation spatiale inhérente aux sociétés inégalitaires, mais au moins celle d’un séparatisme, physique autant que social, qui exclut au lieu de différencier.

« VILLES EN PARALLELE » après la pandémie et le confinement

Pourquoi revenir sur une enquête relative au renouvellement urbain de quartiers politique de la ville qui s’est déroulée il y a plus de trois ans ? Pour deux raisons majeures qui se sont télescopées. La première est la survenue de la pandémie et de sa conséquence, le confinement imposé durant près de deux mois à la population, lequel a contribué à ébranler la confiance que les citadins avaient mis dans la cité, et la deuxième est la rencontre inespérée avec deux chercheurs, Augustin Berque et Philippe Boudon, dont les disciplines, la « mésologie » et l’« architecturologie », sont apparues comme aptes à dénouer les interrogations qu’une enquête de terrain avait suggérées relativement à l’articulation des dimensions urbaines, économiques, sociales, culturelles… des opérations de rénovation. Si la société urbaine est l’ « impensé » de la politique de la ville, c’est faute par cette dernière d’avoir su maîtriser cette articulation. D’où, pour l’avenir, l’urgence d’inverser les démarches de « renouvellement urbain » en concevant le « projet urbain » sur la base d’un « projet social » dans une démarche de type bottom-up.

Lien à suivre : https://www.persee.fr/doc/vilpa_0242-2794_2020_num_49_1_1816

C’est l’une des 32 contributions réunies par Guy Burgel sous le titre évocateur de « matériaux pour la ville de demain », post-Covid. Recueil introduit par le géographe sous l’intitulé « urgences et avenirs », reposant, alors même que l’urbanité est en question, sur un parti pris en quatre postures :

  • Mesurer, qui n’est pas dénombrer ;
  • Projeter, qui n’est pas prédire ;
  • Conceptualiser, qui n’est pas théoriser ;
  • Démocratiser, qui n’est pas céder au populisme.

Autant de jalons d’une exploration de ce que pourrait être la ville de demain après la pandémie, ses conséquences morbides et le confinement qu’elle a imposé à tous, citadins et ruraux, qui l’ont subi différemment.

A lire dans « Villes en parallèle » n° 49-50 de décembre 2020, publié sur le site « Persée ». Une riche moisson d’enseignants, chercheurs, architectes, urbanistes, élus, praticiens de l’aménagement, de France et d’ailleurs, au chevet de la ville, dans tous ses états après sa mise à l’épreuve par la Covid-19.

Lien à suivre : s://www.persee.fr/issue/vilpa_0242-2794_2020_num_49_1

Bonne lecture.

ENTRE TERRE ET CIEL

Cimetière Ancien de Vincennes

dans la tombe se trouve la paix,
l’occupant silencieux ignore le chagrin ;

Pram, poète danois cité par Kierkegaard dans « Le plus malheureux » (Ou bien… ou bien…)

Ce sont des milliers de vies insignifiantes que la mort viendra inopinément faucher pour illuminer de son néant leurs tombes surmontées d’une croix – dernière dérision – dont l’alignement évoque irrésistiblement celui des  maisons de la ville ; laquelle est seulement séparée du cimetière par un mur croulant, victime de la voracité des pariétaires.

Comme si les défunts devaient rejouer sous terre la parodie des vivants. Nécropole ou métropole inversée. Nécropole à la conquête des tréfonds, métropole à l’assaut du ciel. C’est toujours le mort qui saisit le vif : éternel retour.

Si, selon Malraux, une vie ne vaut rien mais que rien ne vaut une vie, alors combien vaut une mort s’il s’avère qu’elle est le prix à payer pour une vie ?

LES QUARTIERS DEFAVORISES CONFRONTES A LA PANDEMIE ET AU CONFINEMENT

Pont d’Argenteuil sur la Seine (Photo Citizen59 / Flickr) Tout un symbole : les ponts ne traversent pas que des fleuves, ils relient l’impossible.

Le confinement révélateur des inégalités territoriales

Le problème posé, entre autres, par la pandémie et le confinement, qui lui est indissociable dans l’attente d’un vaccin, est celui des inégalités. Et plus précisément celui des inégalités territoriales : dans la chaine des causes et des effets, où se situent les territoires ? Hypothèse : l’espace n’est pas neutre, qui reflèterait passivement les inégalités économiques et sociales générales (simple spatialisation de ces inégalités), mais contribuerait à les accentuer à travers la spéculation foncière, à moins qu’une politique volontariste n’en contrecarre les effets.

Or, il semblerait que la pandémie et le confinement aient eu non seulement pour conséquences de révéler au grand jour ce qui avait été démontré depuis longtemps, mais qu’elle risquait d’aggraver encore lesdites inégalités pour l’avenir (encore faudrait-il disposer de statistiques suffisamment fiables pour en apporter la preuve).

D’où l’urgence d’accélérer la mise en œuvre des programmes de renouvellement urbain. A défaut de quoi les mesures de redressement économique, nationales et en tant que telles aveugles aux disparités territoriales, seraient tentées de laisser pour compte la situation de quartiers doublement périphériques (territorialement et socialement) pour mieux concentrer leurs effets sur le reste du territoire considéré comme représentatif de l’ « unité » nationale. D’autant que le président de la République ayant déclaré qu’il n’était pas question de changer de cap, la priorité donnée à l’économique serait confirmée alors même que les mesures accompagnant le confinement avaient paru mettre l’accent sur le social… provisoirement ! Certes, il a, dans son interview du 14 juillet, annoncé « un nouveau chemin ». Sera-t-il suffisamment novateur pour ne pas retomber dans le même travers : faute d’être capable de répartir le plus justement possible les charges et les ressources dans la population générale, on relègue le surplus d’inégalités supportables par la classe moyenne dans ces territoires situés à bonne distance ; ces mêmes territoires où elle a été remplacée, au fil des ans, par les classes populaires et des immigrés. Le paradoxe de la politique de la ville est bien connu : alors que l’objectif affiché est de mettre la priorité sur le rattrapage des crédits de droit commun, on préfère accorder des subventions spécifiques aux quarters défavorisés au nom d’une politique de discrimination positive, façon comme une autre de ne pas toucher à la répartition des crédits sur le reste du territoire urbain (je mets entre parenthèse le problème posé par les territoires ruraux, qui est d’un autre ordre, mais sans doute pas moins impérieux). Tel est du moins l’hypothèse de travail qui resterait à confirmer sur la base d’une analyse statistique approfondie, les données qui suivent ne constituant qu’une première approche. 

Lire la suite « LES QUARTIERS DEFAVORISES CONFRONTES A LA PANDEMIE ET AU CONFINEMENT »

POURQUOI «APRES» NE SERAIT PLUS COMME «AVANT» ?

Dionysos sur un guépard Mosaïque dans la « maison de Dionysos » à Pella (Grèce) Photo Yann Forget / Wikipedia

Les prémonitions du Guépard

« Après » ne sera plus jamais comme « avant » clame-t-on à tue-tête. Et si, défiant toute prédiction, rien ne changeait. Pourquoi ? Parce que la société recèlerait des ressources cachées (en capital, trésorerie, énergies renouvelables ou non…) dont les élites ont la garde, que le peuple méconnaît, bien qu’il en suppute l’existence. Et la pénurie (de masques, de tests, de lits de réanimation…) serait en conséquence d’autant mieux organisée d’un côté que les ressources cachées le seraient mieux de l’autre. D’où la justification a posteriori de la sentence proférée par Tancrède : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Rien donc ne changerait, d’autant moins qu’on aura fait semblant de tout changer ! 

POLITIQUE ET CONFINEMENT

La « dissertation » qui suit se réfère, par le vocabulaire employé ou les idées émises à pas moins de vingt-quatre auteurs (classiques, philosophes, chercheurs contemporains) dont vous  découvrirez la liste in fine.

Après la lutte contre la pandémie, la société blessée

Un patchwork d’emprunts appliqué au confinement et à ses conséquences

Qu’est-ce que le confinement nous aura apporté de plus ? Rien, en dehors de la gêne, si ce n’est de nous avoir offert l’occasion de méditer les enseignements dispensés par nos maîtres depuis plusieurs millénaires. Il nous reste à en tirer la substance, adaptée à nos aspirations de l’heure pour autant qu’elles ne sont pas déraisonnables, et à mettre leur sagesse en pratique. Encore faudra-t-il ne pas céder au bruit et à la fureur qui couvent depuis deux mois, au risque de nous précipiter dans l’enfer des plaintes, du ressentiment et de la tentation d’en découdre : « Ne pas railler, ne pas déplorer ni maudire, mais comprendre », écrivait Spinoza, qui savait à quoi s’en tenir, dans son Traité politique publié à titre posthume en 1670.

A défaut de mieux, l’épreuve aura au moins permis de révéler les vertus et turpitudes de ceux qui de leurs piédestaux ou de leurs chaires sont censés veiller sur notre bien être, sans que l’on puisse prévoir de quel côté penchera, au terme de nos avanies, la balance : vers toujours plus de compétition et de prédation ou vers plus de solidarité. Car, s’il est un paradoxe de ce grand bal masqué, qui nous a réunis pour mieux nous séparer, c’est de nous avoir dévoilé l’opportunisme dont, empêtrés dans leurs entrechats, font assaut les figurants. Pour l’heure, le brouillard du confinement n’en dissimule pas moins le Joker qui saura saisir la première opportunité, par définition imprévisible, de se présenter en dernier recours contre l’effondrement et en sauveur de la terre et de ses habitants, toutes espèces confondues ! 

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DISTANCIATION SANITAIRE, DISTANCIATION SOCIALE ?

Masques tragique et comique – Mosaïque du Roma National Museum (Photo Nicolas Vollmer / Flickr)

Dans le théâtre antique, le théâtre , la Commedia dell’arte, le Bread and Pupett theater… le masque était de rigueur, déjà instrument de distanciation comme le voulait Brecht à des fins politiques.

Sauf que, confinement oblige, la distanciation serait censée aujourd’hui ne poursuivre que des fins sanitaires. Mais pourquoi alors parler de distanciation sociale au lieu de distanciation sanitaire. Sinon parce que de provisoire, le port du masque, sous ses différentes formes – chirurgicaux, FFP, alternatifs – pourrait bien préfigurer un nouveau comportement face à autrui, désormais suspecté d’être potentiellement nuisible. Le masque antique, par-delà la mimesis, avait une fonction de catharsis. L’acteur pouvait jouer son rôle tout en sauvegardant son identité et le public pouvait projeter son agressivité sur  l’acteur sans risquer de se compromettre.  

N’aurait-on pas trop usé, dans le sillage d’Erving Goffman[1], de la métaphore du théâtre appliquée au spectacle de la rue. On joue sur scène, on vit dans la rue en se « frottant » aux autres. Briser le quatrième mur comporte toujours le risque de confondre l’art et la réalité. Dans le théâtre de rue, celle-ci perd sa fonction de rue, d’espace voué à la déambulation du public, avec tout ce qu’une déambulation collective implique de sociabilité.

Sans doute fera-t-on observer que le masque sanitaire ne recouvre que le bas du visage, laissant le regard, les yeux – dont la couleur concentrerait l’expression selon le sens commun – à découvert. Mais justement : « Le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre […]. Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité », écrit Lévinas dans Difficile liberté. A tel point précise-t-il dans Ethique et infini que « quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui ». Irréductibilité du visage à une forme, ouverture à un sens d’une profondeur incommensurable, ce que Lévinas appelle épiphanie, dont le masque, quel qu’il soit, nous prive. Ce qui se justifie au théâtre, qui transcende la réalité en en accusant les traits, nuit à la rue, qui nous immerge dans la foule, au sein de laquelle on se dévoile pour être aussitôt oublié. Dans l’espace public, les héros tragique ou comique juchés sur leurs cothurnes doivent le céder à la femme et à l’homme du commun.  

Le risque demeure qu’après le confinement, avec ou sans masque, les habitudes et les réflexes persistant avec la peur, la distance sanitaire se mue en distance sociale pérenne, au préjudice de ce vivre-ensemble, en vogue depuis l’aube de ce troisième millénaire, qu’on aura peut-être eu tort de galvauder. En témoigne la déclaration du Premier ministre : « Il va falloir s’habituer pendant longtemps à vivre avec le coronavirus », et la proposition du Cerema d’élargir les trottoirs de la capitale, rejoignant pour d’autres motifs celle de Caroline de Haas, fondatrice d’Oser le féminisme, etc.   

C’est de cette dimension comportementale que nous parle Edward T. Hall, promoteur de la « proxémique », dans son ouvrage : La dimension cachée (1971 pour la traduction française). Cachée parce que culturelle, mais bien réelle, et par voie de conséquence relative ; sensible donc aux us et coutumes et au passage du temps : précieuse mais fragile sociabilité. A lire ou à relire en ces temps de confinement pour prendre toute la « mesure » de notre rapport aux autres :

https://citadinite.home.blog/2013/10/06/xiii-une-psychosociologie-de-lespace-1-la-proxemique-dedward-t-hall-1966/


[1] Cf. La mise en scène de la vie quotidienne (deux tomes : 1. La présentation de soi, 2. Les relations en public).

RUES DESERTEES, THEATRES FERMES

Paris – Avenue de la Grande Armée – 26 mars 2020
Photo Eric Salard / Flickr

La revanche du biopouvoir

En 2003, dans un entretien avec Richard Sennett, sociologue auteur de La Chair et la Pierre, Falk Richter, dramaturge allemand, metteur en scène d’Hôtel Palestine s’exprimait ainsi : « plus le théâtre a lieu dans la politique et dans les médias, moins il y a lieu au théâtre. » Il y a peu encore, la comédie ou le drame investissant les espaces publics, on était tenté de presser metteurs en scènes et comédiens de s’en emparer pour qu’ils rejouent sur scène ce que la rue exprimait, afin de rendre l’espace public au citadin.

Aujourd’hui, la pandémie a convaincu le biopouvoir, impatient de faire ses preuves et comptant sur la vulnérabilité des citoyens, de vider la rue et de fermer les théâtres. Occasion de se donner en spectacle par médias interposés et, après des mois d’agitations et de grèves inlassablement reconduites, de renforcer son emprise sur des citoyens confinés pour la bonne cause.

Les thèses de Michel Foucault n’avaient pourtant pas besoin d’être confirmées depuis quarante ans que l’exercice de la politique s’efforce de s’y conformer à travers le contrôle des populations. Sauf à considérer que, s’estimant maltraité par le politique, le biopouvoir aurait trouvé dans la pandémie l’opportunité de prendre sa revanche.

A situation exceptionnelle, action publique d’exception, rétorquera-ton. Certes, mais une fois le pli pris encore faudra-t-il, le mal terrassé, déplier la page pour une nouvelle feuille de route. Ce sera au pouvoir politique de s’y atteler après avoir remis chacun à sa place. Sans illusions toutefois, la marque restera. Puisse-t-il en être malgré tout pour le mieux.