II – L’un et le multiple : analogie de l’Être ou métaphysique
Question : comment l’un peut-il être simultanément multiple ; l’Être, conçu comme unité, être en même temps plusieurs ? Par le recours à l’analogie.
Pour voyager dans le labyrinthe de la logique de l’esprit nous disposons d’un véhicule d’exception : la déduction, qui nous permet de passer des principes à leurs conséquences. Pour voyager dans celui de la nature physique, l’induction n’est pas moins exceptionnelle qui fait passer du particulier au général. Et ce, dans les deux cas, avec une remarquable continuité numérique qui, projetée dans l’espace se mue en continuité qualitative. Mais, aucun outil ne nous permet de transgresser les frontières du réel pour ne serait-ce qu’effleurer ces espaces infinis qui nous entourent, tant du côté du microcosme que de celui du macrocosme. Aucun, sauf précisément l’analogie par laquelle nous croyons discerner des ressemblances entre ce qui est à notre portée (le fini) et ce qui ne l’est pas (l’infini). Manière de sonder l’inconnu à défaut de pouvoir le pénétrer. La question de la transcendance sera-t-elle pour autant résolue ? On peut en douter. Mais est-ce une question si fondamentale ? Pour en juger, il importe de remonter à Thomas d’Aquin et Duns Scot (XIIIe siècle) avant d’aborder le continent Deleuze-Guattari et de finir avec Philippe Boudon, architecte, Philippe Descola, anthropologue, et Sophie Nordmann, philosophe, nos contemporains.
Encore faut-il, au préalable, distinguer deux types d’analogie dérivés de la notion mathématique de proportion exposée par Euclide dans ses Éléments :
- Analogie de proportionnalité ou de distribution : relation de ressemblance fondée sur ce qu’il y a de commun entre plusieurs termes isolés et qui se distribue simultanément entre eux de manière proportionnée, comme l’essence entre les êtres, la vie entre les animaux, l’humanité entre les hommes, la bonté entre Dieu et ses créatures (relation qualitative susceptible de plus et de moins, mais non hiérarchisée à un terme premier : identité formelle) ;
- Analogie de proportion ou d’attribution : relation de plusieurs termes (attributs) à un terme principal qui est privilégié comme étant supérieur ou antérieur (hiérarchie), sur le modèle de la relation du prédicat au sujet, ainsi de la relation de cause à effet, de la relation d’ordre entre Dieu et ses créatures ; sachant que les attributs de Dieu se retrouvent dans ses créatures proportionnellement à leur degré de perfection et qu’en ce sens l’existence est détermination de l’essence dans un rapport de strict proportion dont l’extériorité implique, sauf à s’exclure mutuellement, la participation (relation d’attribution substantielle).
Alors que la proportion est réductible à une égalité de rapport, numérique et continue susceptible de progresser à l’infini, la proportionnalité est une proportion de proportions partageant des qualités communes ; les termes, extraits de la proportion, y sont pris deux à deux dans une horizontalité où transparaît leur ressemblance (moyen terme), et non dans une verticalité linéaire où leur dissemblance les fait perdre de vue (termes extrêmes).
On passe, en effet, de la proportionnalité à la proportion comme on passe de l’horizontalité à la verticalité et du qualitatif au quantitatif. Alors que la proportionnalité se centre sur ce que les termes différenciés ont qualitativement en commun, la proportion, en renvoyant à un terme qui les surplombe, met, au contraire l’accent sur les différences qui les séparent quantitativement. Il y a pluralité de relations dans le premier cas (à partir d’un terme commun), unicité dans le second (convergent vers un terme qui fait le plein des attributs qui lui sont subordonnés).
En ce sens, on peut dire que l’analogie de proportionnalité (intrinsèque à la structure) est impliquée dans l’analogie de proportion (extrinsèque) ; étant précisé que la disproportion est inhérente à l’analogie de proportion. La proportion est une propriété de l’Être qui, au-delà des rapports mathématiques qui la sous-tendent s’en s’y réduire, exprime notre impuissance face à l’incommensurabilité de la relation de Dieu à ses créatures ; mais incommensurabilité compatible avec une forme de partage relevant de l’analogie de proportionnalité. Qui dit proportion dit égalité de rapports dans une série continue et infinie dont le terme se perd dans la nuit des temps et du cosmos. Qui dit proportionnalité dit rapports de similitude entre des mondes étrangers les uns des autres. Or, ce sont ces rapports de similitude qui nous donnent un aperçu, sinon l’illusion, d’une appartenance commune. C’est ainsi que l’on se permet de passer du domaine de la mathématique, censée modéliser les lois de la nature physique, à celui de la métaphysique, qui transcende le rapport du quantitatif au qualitatif. L’infinitude creuse une différence qui, nous rendant l’accès des confins impossibles, justifie le recours à l’analogie pour en approcher les essences.
Du point de vue de la métaphysique, il s’agit de démontrer la relation incontournable qui existe entre le divers de la réalité et l’unité de l’Être sans tomber dans les extrêmes que sont l’univocité et l’équivocité ; en d’autres termes, de démontrer ce qui relie les extrêmes en les différenciant (proportionnalité de proportions) : ainsi de la relation de Dieu à ses créatures, entre lesquels la distance est quantitativement infinie et qualitativement indéfinie, rendant la communication entre eux aussi problématique que le passage de la nature physique à la métaphysique ou que la transition entre le corps et l’esprit. Humains perfectibles composés de matière et d’esprit, nous sommes, en effet, bien en peine de déterminer en quoi il y aurait homogénéité de structure. De même, n’est-il pas en notre pouvoir de déterminer les attributs que nous avons en partage avec Dieu. Au-delà du nombre (science), au-delà de la raison (philosophie) : la mystique.
L’Organon d’Aristote : les catégories
L’analogie a d’abord été abordée par Aristote dans les Catégories à travers l’homonymie : « … choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion désignée par ce nom est diverse. » Elle a, ensuite, été définie, d’après son sens mathématique originaire, dans l’Éthique à Nicomaque comme rapport de rapport (proportionnalité) à deux termes du type a/b = c/d : « La vue est au corps ce que l’intelligence est à l’âme ». Enfin, dans la Métaphysique elle se rapporte à « toutes les choses qui sont l’une à l’autre comme une troisième chose est à une quatrième ». Or, cette dernière définition (proportion simple) est transposée de celle des mathématiques : « l’Être se prend en de multiples acceptions, mais, en chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à un principe unique. » La substance (ousia) en d’autres termes.
À l’analogie de proportionnalité ou de distribution, qui considère les similitudes de relations entre êtres différents, la scolastique médiévale privilégiera l’analogie de proportion ou d’attribution selon laquelle les créatures participent de l’essence du Dieu unique (comme le prédicat participe du sujet). Le rapport à un premier terme sauve l’unité de l’Être menacé par la diversité du réel ; unité suprême chargée de rassembler le divers. L’analogie est, ainsi, un compromis entre univocité (unité de l’être) et équivocité (être recouvrant plusieurs significations comme dans l’homonymie). Rapport du visible et du sensible à l’invisible et au suprasensible (analogie métaphysique).
Conçue en tant qu’égalité de rapports (proportion), l’analogie permet de rendre compte du rapport des étants (du verbe esse), dans leur pluralité, à l’unité de l’Être (du participe Ens). Tout comme en sémantique l’attribut se rapporte au sujet, en logique définir un individu consiste à déterminer sa différence spécifique et son genre prochain. Ainsi, à l’articulation des mathématiques et de la logique, l’être pourrait se résumer à la somme des différences plus subtilement que l’hylémorphisme, qui repose sur la substance comme complexe de matière et de forme.
La Somme de Thomas d’Aquin : l’analogie
Thomas d’Aquin précisera, à son tour, la définition de l’analogie dans son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote comme un type d’unité où « un même nom est prédiqué de divers sujets suivant une raison partiellement la même et partiellement différente : différente par les divers modes de la relation ; la même par ce à quoi se rapporte la relation ». C’est dire qu’il y a de la proportion dans l’analogie : « On parle de prédication analogique, c’est-à-dire proportionnelle, pour autant que chaque terme se rapporte à ce quelque chose de premier selon sa nature d’être ». Pierre Aubenque explique : « En termes platoniciens, l’analogie d’attribution, interprétée comme analogie per prius et posterius, exprime la participation graduelle des termes dérivés à un terme premier, participation qui n’est graduelle que parce qu’elle est proportionnée à l’essence, c’est-à-dire à la perfection propre – on serait presque tenté de dire : au mérite – de chacun des termes participants. »(Les origines de la doctrine de l’analogie de l’être : sur l’histoire d’un contresens). Et, à travers l’analogie, c’est le rapport de Dieu à ses créatures qui est explicité en termes de participation graduelle selon une formule conciliant l’unité et la diversité. Participation qui implique une commune mesure : entre univocité (similitude de sens : verticalité) et équivocité (pluralité de sens : horizontalité) ; participation relevant d’un rapport de causalité. La proportion relative à un premier terme sauvegardant la transcendance dans le raisonnement. Encore, précisera le docteur Angélique dans De veritate, qu’il ne saurait s’agir seulement de proportion mais aussi de proportionnalité. Alors que le rapport de proportion, mathématique, implique continuité entre le fini et l’infini (homogénéité des deux termes), la proportionnalité se justifie par le passage du connu dans l’ordre du fini à l’inconnu se situant du côté de l’infini, pour cette raison même inaccessible. D’où le saut qualitatif que permet l’analogie dans les limites de la proportionnalité, à savoir la ressemblance. Mais si ressemblance il y a, elle ne saurait être que partielle entre des attributs ou modes de la substance. Ressemblance indirecte maintenant le fil de la transcendance, la relation de Dieu avec ses créatures (analogie transcendantale).
Ceci sur un plan formel. Mais, l’Aquinade va plus loin encore en se situant sur un plan ontologique : celui d’une philosophie de l’action. L’analogie n’est plus tant à rechercher entre la matière et la forme, qu’entre la puissance et l’acte, et ce, en substituant, sur le modèle de la logique sémantique (verbe d’action substitué au verbe d’état), la cause efficiente à la cause formelle : puissance de Dieu, partagée entre ses créatures en lesquelles elle s’actualise. Non sans une restriction capitale : « …le tout potentiel est présent à chacune des parties singulièrement selon la totalité de son essence, mais non selon la totalité de son pouvoir. » (Somme théologique, I, Q. 77, A. 1). Le registre de l’acte vient ainsi doubler celui de la substance (matière/forme) pour promouvoir une participation en Dieu sans renier la transcendance (ne pas oublier que, par l’étymologie, le substantif être provient du verbe homonyme, et ce, depuis au moins les Grecs). De l’existence à l’ordre des essences le point de fuite des raisons se brise pour laisser place au mystère divin. (V. Archéologie de la notion d’Aristote à saint Thomas d’Aquin de Joël Lonfat in Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 2004).
L’Ordinatio de Duns Scot : l’univocité
Duns Scot, franciscain, s’opposera à Thomas d’Aquin, dominicain, sur le sujet. Le premier en se situant sur le terrain de l’activité concrète, le second sur celui de la réflexion métaphysique, ne redoutant pas de recourir à l’abstraction. Mais, paradoxalement, le premier, partant de la réalité sensible finira par se perdre dans l’abstraction, alors que le second, au contraire, maîtrisant bien l’abstraction, restera ancré dans le concret. D’où chez le docteur, dit Subtil, le primat de l’univocité de l’Être relevant d’un raisonnement déductif plutôt apparenté à la philosophie de Platon (cf. l’Idée) et chez le docteur, dit Angélique, celui de l’analogie de l’Être relevant d’une démarche inductive inspirée d’Aristote. Aussi, est-ce sur ce terrain que se séparent les deux docteurs : si, en tant qu’il est univoque l’être est le même à travers ses multiples déterminations, il en va différemment de l’analogie qui postule une participation des étants à l’Être qui leur est irréductible. (cf. Deux théologiens : Jean Duns Scot et Thomas d’Aquin d’André Hayen, Revue philosophique de Louvain, 1953).
Contredisant Thomas d’Aquin, Duns Scot, théologien de la volonté et de la liberté humaine, défendra une thèse de l’univocité de l’être qui ne sera, toutefois, pas incompatible avec l’analogie. Mais une analogie reposant sur l’univocité entendue comme unité de proportionnalité. Autrement dit, si l’Être est univoque, n’admettant sous son nom aucune pluralité de sens, les créatures se distinguent néanmoins de Dieu par leur finitude et leur imperfection, sachant que la différence entre elles et Lui n’est qu’une question de degrés, par lesquels on passe du mode fini au mode infini, de l’espèce au genre ou, inversement, de l’essence invariable à l’existence contingente, de la substance à l’accident, de la puissance à l’acte sans solution de continuité, contrairement à la conception de Thomas d’Aquin qui tient à marquer la transcendance du divin par rapport à l’humain. En bref, c’est le même être que l’on retrouve en Dieu et en ses créatures, la différence n’étant que de degrés dans une continuité allant du fini à l’infini : « …une substance est engendrée univoquement, ou en tous cas à partir d’une substance. Donc la forme substantielle sera le principe immédiat de l’opération, car le terme produit formellement ne peut pas être plus noble que cela même qui est actif. » (Reportata parisiensia, II, D. XVI).
Si, donc, on peut discerner de l’analogie dans l’univocité, c’est à travers la conception géométrique qu’Aristote s’en faisait primitivement, c’est-à-dire comme proportion pure. Il en tirera une conception de l’individuation comme eccéité – une chose étant ce qu’elle est – rejoignant celle de Simondon et Deleuze (cf. infra), pour lesquels elle est un processus en soi, indépendant de la matière, qui est indétermination (série d’accidents), et de la forme, qui se présente comme universelle (substance).
La confrontation des thèses : l’analogie entre univocité et équivocité
S’appuyant sur Aristote et sa conception de la forme comme « information » de la matière, Thomas d’Aquin, théologien de la foi et de la rationalité, rejettera autant l’univocité (assimilation de la multiplicité de l’Être à l’unité de Dieu, par quoi la transcendance serait dans l’immanence et inversement, mais disymétriquement) que l’équivocité (irréductibilité de la multiplicité à l’unité, selon le théologien juif Moïse Maïmonide, fermant tout accès à la transcendance). Il prônera une analogie d’attribution selon laquelle les créatures participent dans les limites de leur être à la perfection infinie de Dieu. Étant bien précisé que la participation dont il est question ne saurait être assimilée à une univocité, l’être de Dieu relevant d’un autre ordre que celui de ses créatures. L’immanence et la transcendance sont les deux pôles de l’analogie de Thomas d’Aquin alors que celle de Scot les met sur le même plan : on passe de l’une à l’autre par degrés, mais sans jamais atteindre l’extrémité de cette dernière de par son infinité. Philosophie de l’immanence posant la transcendance irréductible de Dieu chez le docteur angélique, philosophie de la transcendance absolue de Dieu dans l’immanence de la création chez le docteur subtil.
La thèse de Thomas d’Aquin apparaît ainsi comme un moyen terme entre univocité et équivocité et celle de Duns Scot comme un compromis entre univocité et analogie. L’univocité, chez ce dernier, inclurait l’analogie, qui la corrigerait en la ramenant sur terre : analogie de proportionnalité qui n’ose dire son nom (cf. André Hayen, op. cit. et La notion d’être dans la métaphysique de Jean Duns Scot de Hilaire Mac Donagh, 1928-1929). Paradoxalement, ce compromis de Scot s’apparenterait à la conception de la substance d’Aristote, avec laquelle Thomas d’Aquin, soucieux de sauvegarder la transcendance, avait fini par prendre ses distances.
Au terme de cette exploration, trop rapide pour prétendre à une totale transparence, il apparaîtrait que, non seulement l’analogie d’attribution serait compatible avec l’analogie de proportionnalité, mais encore que l’analogie ne serait pas contradictoire avec l’univocité, et ce, sans tomber dans l’équivocité. En effet, quand on parle d’univocité et d’équivocité ont se place sur plan de l’être (ontologie), alors que quand on parle d’analogie on se situe sur celui de la logique (méthodologie). Dans un cas on prend la mesure (ou la démesure) de ce qui nous éloigne ou nous rapproche de l’unité (question de proportion), dans l’autre on cherche à combler l’abime qui nous en sépare en recourant à l’approximation inhérente à toute analogie (question de proportionnalité). De sorte que l’on peut dire que la proportionnalité, condensée dans son coefficient, serait à l’articulation de la chaine des proportions. Ce, en quoi l’analogie de proportionnalité précèderait l’analogie de proportion comme son modèle, immédiatement accessible au quotidien.
Mille Plateaux de Deleuze et Guattari : retour à l’univocité, sans compromis
Il reviendra à Deleuze et son complice psychiatre, Guattari, de renverser la perspective de l’univocité de Duns Scot pour la remettre sur ses pieds, de la coucher sur terre en la figurant comme rhizome, avant de la relever verticalement sous formes de strates figurant « mille plateaux ». Du continuum entre immanence et transcendance du docteur subtil, ne reste plus que l’immanence, dispensant de recourir à l’analogie. Le raisonnement de Deleuze n’en est pas moins subtil puisque tout en affirmant l’univocité de l’être il privilégie la multiplicité sur l’unité et surtout le devenir sur l’être en soi, le flux continuel sur la stabilité éternelle, le disparate sur l’identité ; tout en posant le primat du tout sur les parties.
Il s’agit bien pour nos deux auteurs de penser l’être dans l’unité de ses parties égales, abstraction faite de toute hiérarchie. Être d’intensité variable se reflétant dans la fluidité de la pensée, sans subir de réfraction, au point de s’y confondre dans l’Idée, idéale autant que réelle : le temps comme dénominateur commun de l’être et de la pensée, dont l’éternel retour transfigure le cours sous la forme d’une spirale. Retour du même en tant que répétition comme chez Nietzsche, mais surtout retour de la différence, qui fonde la répétition. La linéarité s’y déploie en boucle sans jamais se refermer, pour laisser libre cours à l’initiative et à la création, à l’évènement, qui font toute la différence.
Dès lors, l’existence peut bien se passer de transcendance puisqu’à l’acmé de ses œuvres elle place le sublime, qui n’a de cesse de rivaliser avec la raison tant dans les domaines de la philosophie que de la science et de l’art. Fini le relativisme auquel Kant, trop modeste, nous avait habitué. L’Idée de l’être se confond avec la nature et, avec Nietzsche, la volonté de puissance, désormais, triomphe. Il ne s’agit plus, dans un dualisme dépassé, de donner forme à une matière préexistante mais d’actualiser ce qui est en puissance : mystère de l’individuation qui ignore et la matière et la forme pour promouvoir la singularité, eccéité selon les vues de Gilbert Simondon (L’individu et sa genèse psycho-biologique) recyclées par Deleuze et Guattari.
Ainsi se dessine une conception toute différentielle de l’Être qu’aura permis, après un temps de latence, le surgissement du calcul infinitésimal de Newton et Leibniz : intensité à l’origine des différences. Mais il faudra attendre encore pour que la conception d’un espace-temps relativiste émerge, et attendre à nouveau pour que la mécanique quantique bouleverse le tout au point de soupçonner que pas plus l’espace que le temps n’existeraient !
Heureusement Deleuze ne va pas jusque-là, l’intensivité en tant que quantité rencontrant le spatium, intuition pure, franchit un seuil nous révélant le monde des réalités sensibles ; passage du quantitatif au qualitatif, des potentialités à l’actualité, du virtuel au réel : extensivité de l’espace (extraterritorialité) redoublant l’intensité du temps (intraterritorialité). L’Idée n’a plus de secret, mais pour s’étaler au grand jour dans l’espace, il n’en faut pas moins explorer sa profondeur qui converge avec celle du temps ; temps du devenir qui éclate dans sa différence d’avec le présent sans se laisser submerger par la mémoire, temps de l’éternel retour dans la diversité inhérente à la nature : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour. » ( Nietzsche et la philosophie). Jonction de l’être et de la pensée dans la Culture ; culture dans laquelle l’individu se dépasse dans le collectif sans se perdre.
On a reproché à Deleuze de ne pas s’être impliqué en politique. Pourtant, défenseur des minorités dans la ligne de ce qu’il théorisait du nom de « multiplicité », il n’a pas manqué d’en remontrer aux apologistes de la démocratie, quitte à mettre en porte-à-faux les majorités des régimes s’en réclamant. Sa pratique de la politique s’en serait-elle trouvée prise en défaut par rapport à sa philosophie prônant le nomadisme, i.e. la déterritorialisation, au nom d’un anarchisme qu’il définissait avec Guattari, dans Mille plateaux, comme une « étrange unité qui ne se dit que du multiple » ? Politique hors sol qui, à devoir se reterritorialiser, aurait trahi ses idéaux.
« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » se demandait Leibniz en son temps. Nécessité de l’être ou contingence ? Encore faudrait-il savoir qu’est-ce qui, de l’un ou du multiple, prévaut dans sa composition, si tant est que le dilemme soulevé n’est pas sans incidence sur le problème posé par son existence. Si la première question peut paraître vaine malgré sa pertinence, la seconde a occupé maints esprits depuis l’Antiquité – Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Duns Scot, parmi d’autres – avant que Deleuze et Guattari tendent d’y répondre en jouant abondamment de la métaphore, ce dont nous leur savons gré, tellement nous avons été rassasiés d’analyses philosophiques à l’anglo-saxonne. Sauf qu’ils nous avaient prévenu, sur un plan strictement méthodologique, contre l’analogie, dont relève la métaphore sur le fond (v. le Deleuze d’Alberto Gualandi). Aussi bien, pourrait-on leur en faire grief si, avant eux, Wittgenstein n’avait pas démythifié la prétention de la philosophie à la rigueur conceptuelle en dissertant sur les « jeux de langage ». C’est que tout leur système se revendiquant de l’univocité de l’être (l’anti-Œdipe) s’en trouve ébranlé. Ils avaient cru concilier l’un et le multiple, se dégager du dualisme de l’essence et de l’existence, miser sur la mobilité dont l’esprit nomade était épris, bannir l’histoire pour mettre en avant la géographie, dénoncer l’identité au profit de la variabilité, fonder la répétition sur la différence, critiquer la représentation au nom de l’expression spinozienne, déboucler l’éternel retour pour ménager un point de fuite d’où la diversité, condensée en ce point, aurait pu exploser, s’affranchir des limites de la nécessité pour jouir de la contingence, en un mot affirmer la puissance de l’Être dans sa multiplicité, dire OUI au désir au lieu de le refouler ; et voilà que le recours à l’analogie, inévitable pour la démonstration, risque de tout remettre en question. D’autant que, au dire d’Alain Badiou (cf. Un, multiple, multipicité(s) in revue Multitudes 2000/1), ils seraient passés à côté ou auraient fait l’impasse sur la théorie des ensembles de Cantor, pourtant au fondement de toute philosophie de l’infini. Cet infini qui se démultiplie dans le fini même (transfini indénombrable).
On a vertement semoncé Deleuze, avec d’autres (dont Derrida, chantre de la différance), pour avoir emboité le pas à la mouvance de Mai 68 (cf. La pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut). Cependant, 55 ans plus tard, après le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie du Covid-19, le retour de la guerre en Europe et au Moyen-Orient, l’expansion des passions tristes, le repliement identitaire et nationaliste, la diffusion du complotisme et du négationnisme, la résurgence de l’antisémitisme, la difficulté à affirmer sa différence aussi bien que son identité, n’y aurait-il pas lieu de puiser à nouveau dans une philosophie protéiforme dont l’ambition était d’ouvrir des perspectives, hélas ! prématurément refermées ? À force de redouter l’avenir, aurions-nous occulté que le devenir, reléguant la transcendance dans les oubliettes de l’histoire, est entre nos mains.
Retour à la réalité avec Philippe Boudon, architecte : de la proportion à l’échelle
Fondateur de l’architecturologie, définie comme science de la conception architecturale, Philippe Boudon, nous ramène sur terre, sans ambiguité à la différence de Deleuze et Guattari, en distinguant la proportion de l’échelle. Situant la conception architecturale entre l’analyse et la décision, il apporte la démonstration rigoureuse que c’est l’échelle et non la proportion qui permet de passer de l’une à l’autre. Ainsi basée sur l’outil que constitue l’échelle, la conception assurerait le passage d’une vision idéalisée, issue de l’analyse, à sa réalisation, une fois la décision prise. Aussi bien, serait-on fondé, mutatis mutandis, à se demander si la démarche initiée par le théoricien de la conception architecturale ne pourrait pas être généralisée à d’autres domaines des sciences et des arts, permettant de mieux comprendre comment on passe de la théorie à l’action, de l’inspiration esthétique à l’œuvre d’art et, au-delà, d’apporter un nouvel éclairage sur l’énigme que constitue la représentation, laquelle nous masque le réel en nous dévoilant la réalité ?
La démonstration de la pertinence de l’échelle pour élucider le mystère de la conception est faite dans deux de ses ouvrages : Introduction à l’architecturologie (1992) et Entre géométrie et architecture (2019). Notons d’emblée que nous nous permettons quelques écarts par rapport à la théorie exposée par l’auteur, en toute modestie, n’ayant pas la prétention de nous situer sur ses hauteurs. L’idéal, dans le dernier de ces textes, est représenté par la géométrie, dont il distingue l’espace, relevant de la proportion, de celui de l’architecture, centré sur la mesure. L’objectif étant de démontrer comment le passage de l’une à l’autre de ces disciplines se fait par l’intermédiaire de l’échelle. De là à transposer la problématique sur d’autres plans en distinguant l’espace physique de la métaphysique, l’étendue du corps de l’esprit, siège de la pensée, la rationalité de la mystique, le monde fini de l’infini, la réalité politique de l’idéal moral, etc., il n’y a qu’un pas qu’il est bien tentant de faire en vue de s’affranchir du dualisme.
Précisons : le passage de la conception architecturale à la réalisation, pour rester dans le domaine d’exploration de notre auteur, se fait par le recours à la mesure dont l’instrument est l’échelle, distinguée de la proportion, laquelle relève de l’analogie. Mais, qui dit analogie dit similarité ; de sorte que la comparaison effectuée reste dans le domaine des idées, alors qu’en procédant à la mesure on se confronte au réel. En d’autres termes, c’est par l’intermédiaire du nombre, expression numérique de la grandeur, que se fait le passage de l’espace de la conception à l’espace réel. Or, si, comme l’écrit Philippe Boudon, « toute architecture est mesurée est une proposition fondatrice pour l’architecturologie », pourquoi ne pourrait-elle pas l’être pour la métaphysique confrontée au problème de la transcendance, aux prix d’un renversement de méthode (puisque l’objectif n’est pas d’«embrayer » sur l’espace réel mais, à l’inverse, de s’en évader : où l’on retrouve le problème de l’infini que la réalité nous voile, l’axe paradigmatique de la commutation – vertical – croisant l’axe syntagmatique de la permutation – horizontal) ?
Encore faut-il, au préalable, décomposer l’échelle en ses trois composantes pour saisir en quoi son emploi pourrait être être transposé dans d’autre domaines (ce qui a déjà été entrepris en ethnologie par D. Coray-Dapretto dans une étude portant sur une township sud-africaine) :
- La dimension, support de la mesure, est le premier élément auquel se rapporte l’échelle. Variable relativement indépendante en ce que l’on peut définir une figure, un triangle par exemple, à partir de l’une ou l’autre de ses dimensions : côté, diagonale, angle, mais toujours relativement à un espace donné (à une, deux, trois dimensions ou plus).
- La référence, ou l’objet sur lequel porte la mesure, est le deuxième élément à prendre en compte.
- La pertinence de la mesure, enfin, sa valeur, troisième élément auquel se rapporte l’échelle, est fonction du contexte et dépend du point de vue auquel on se place. C’est de sa pertinence par rapport à l’objet auquel elle s’applique (la référence) que l’échelle tire son importance.
C’est sur ces bases que la conception, étayée sur l’échelle, peut prétendre « embrayer » sur l’espace réel. D’où il résulte que ce n’est pas la proportion qui le permet, laquelle est indifférente à la mesure, mais l’échelle en tant qu’outil de mesure. Échelle qui, en tant qu’elle attribue une mesure, dont la pertinence dépend du contexte, nous ancre dans la réalité. En ce sens, le chiffre (symbole du nombre) devient le critère sur le fondement duquel le degré de réalité, ou réalisme, peut s’apprécier. Mieux, en changeant d’échelle, on peut se permettre de transformer les questions, déplacer les problèmes, dans le sens vertical, horizontal, oblique…, selon l’enjeu, à toute fin d’adaptation. « Déterminer les objets en conception en leur attribuant des mesures est également une fonction irréductible de la conception architecturale. » Irréductible en ce sens que la conception opère une transformation qui serait plutôt une substitution de formes sur la base d’un modèle commun, constituant d’un véritable système, avec son dynamisme propre, lequel distingue le « dedans » du « dehors » ; sachant que la discontinuité à laquelle est confronté le concepteur ou créateur (le hiatus qui sépare l’esquisse dessinée de l’édifice construit) n’est pas incompatible avec la continuité du processus, fondé sur la mesure, qui en triomphe en quelque sorte : « L’important ici est de distinguer transformations d’une géométrie et opérations d’une géométrie architecturale. » Alors que les premières restent sur le papier (homogénéité spatiale), les secondes permettent le passage au terrain (hétérogénéité de l’espace réel) par l’intermédiaire de la conception, et ceci sans solution de continuité ; alors que les premières relèvent d’une composition somme toute statique (état), les secondes relèvent d’une dynamique (acte) leur permettant de transgresser des frontières comme celle qui sépare l’image de la réalité ; alors que les premières sont données, les secondes sont attribuées. Tandis que, sous réserve d’avoir bien compris les tenants et aboutissants du passage de la géométrie à la conception architecturale, dans le premier cas on a affaire à des transformations (formelles) autour de l’invariant d’une structure de groupe, au sens mathématique du terme, susceptibles de relever d’une analogie de proportionnalité, le second cas s’apparenterait plutôt à une analogie d’attribution, par laquelle on procède à des opérations (concrètes) de substitution d’éléments d’un tout à partir du modèle qui les subsume. Ce qui renvoie (rapprochement audacieux, nous le concédons !) aux débats scolastiques du Moyen Âge sur l’analogie de l’Être : rapport de Dieu à ses créatures ou, plus trivialement, du Ciel à la Terre (v. 1ère partie de cette chronique). Dès lors, pourquoi le processus en question ne serait pas généralisable en dehors du domaine de l’architecture, sauf mésinterprétation des concepts de l’architecturologie ? La mesure serait à la dimension ce que l’étalon, sur lequel se régler, serait à un quelconque système (physique, monétaire, esthétique…).
Précisons encore : garantie de réalisme, la quantité vaut pour le passage d’un état à un autre, à l’issue duquel le produit de la conception, l’œuvre de création, retrouve les qualités de l’inspiration qui est à sa source : « À cet égard, commente Philippe Boudon, l’échelle est ouverture qualitative relativement à la proportion qui, elle, est close sur le calculable. » C’est dans ces conditions que la notion d’échelle permet de retrouver une liberté que la seule proportion lui déniait, attachée qu’elle était à un espace de l’idéalité impuissant à entrer dans le champ des réalités. A l’espace fermé de l’échelle cartographique, binaire (association d’une dimension à une référence), l’architecturologie oppose un espace ouvert, à multiples dimensions, nous mettant en communication avec la diversité du réel (ce que, par ailleurs, l’analyse factorielle permet de traduire, en sociologie par ex.). D’où le recours à la pertinence de la mesure, troisième terme auquel est associée l’échelle architecturologique (sa ternarité) ; pertinence qui est attachée à la dimension en fonction du contexte dans laquelle cette dernière s’insère, et dont le moindre mérite n’est pas de constituer « l’indicateur d’une qualité de la quantité », et ce, dans une continuité qui loin de supprimer les différences (comme dans la géométrie analytique de Descartes) les valorise au contraire. En bref, « La figure condense de façon emblématique la fonction d’articulation d’une géométrie idéale à une réalité concrète de terrain, ce qui est la fonction même de l’embrayage envisagé de façon générale. »
Avec Philippe Boudon la proportion, et l’analogie son corollaire, sont reléguées derrière l’échelle pour passer d’un espace virtuel à un autre en prise sur le réel.La mesure n’a-t-elle pas cette particularité de nous rendre la réalité sensible tout en recelant, aux deux extrémités de l’échelle comme entre ses barreaux, une potentialité d’infinis. Raison pour laquelle l’architecturologie, mieux que l’analogie de l’Être, pourrait constituer le modèle théorique de toute transition ou médiation nous faisant passer d’un état à un autre, d’un espace à un autre, que ce soit dans le domaine de l’architecture ou de l’urbanisme, dans celui de toute création artistique comme de toute science, voire, dans celui de la philosophie ou de la métaphysique. Serait-ce trop osé ? Pourtant, à s’en tenir aux activités artistiques, non seulement le passage de la géométrie à l’architecture s’en trouverait clarifié, mais aussi celui de l’arithmétique à la musique, celui de la topologie à la danse, etc. Et, poussant plus loin encore, l’hybridation pourrait constituer l’aboutissement d’une méthode universelle susceptible de transgresser les cloisonnements auxquels se heurtent nos tentatives de conciliation, sinon d’unification. Thomas d’Aquin ne l’avait-il pas pressenti, qui écrivait dans la prima pars de sa Somme (question I, article 2) : « … parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. »
A partir du moment où la re-présentation institue une rupture avec le réel, où la théorie se coupe de l’action, la démarche propre à l’architecturologie, fondée sur la notion d’échelle, permet de se libérer de limitations qui, sans elle, resteraient insurmontables. La preuve n’est-elle pas démontrée que la richesse du réel est inépuisable sans recourir à la transcendance, même si la transcendance ne soustrait rien de ce qui fait la richesse du monde ?
Le regard anthropologique de Philippe Descola : nature et culture
La richesse du monde, précisément, Philippe Descola l’a magistralement illustrée à travers le rapport à la nature que les hommes ont entretenu au cours de leur longue histoire et qui survit encore, non seulement dans ce qu’il « reste » de la culture des peuples premiers, mais également à notre époque. Pour combien de temps ?
Des quatre ontologies qu’il a relevé à la suite de son immersion dans la société des Achuar à l’extrême ouest de l’Amazonie – l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme – nous retiendrons cette dernière en ce qu’elle recoupe notre problématique de l’Être sous le même angle que le sien, à savoir celui des correspondances (cf. Par-delà la nature et la culture, résumé dans Une écologie des relations, publication du CNRS).
Rappelons, au préalable, que l’auteur établit son classement sur la base d’une double opposition entre les entités du monde physique (physicalités) et les mentalités (intériorités), d’une part, les relations de continuité et discontinuité à l’intérieur de ces mondes parallèles et entre eux, d’autre part. Identités d’un côté, relations de l’autre dans le cadre d’une analyse structurale héritée de Lévi-Strauss.
C’est dans cet entrecroisement d’observations qu’il situe l’ontologie de l’analogie comme discontinuité générale des physicalités et intériorités à travers des ressemblances : « Ces sociétés concevaient le monde comme un ensemble de qualités, d’êtres et de relations toutes singulières, comme une sorte de grande composition d’éléments disparates. » Descola emploie l’imparfait, vu qu’il fait référence à la Renaissance qui, selon lui, représente le mieux en Occident cette représentation du monde. Mais on la retrouve également de nos jours en Afrique et Extrême-Orient, notamment. Dans tous les cas « le mode d’identification analogiste requiert des éléments structurants qui puissent coordonner toutes les singularités et toutes les disparités » à travers la mise en place de hiérarchies – chaîne des êtres – qui constituent le ciment permettant de retrouver une cohésion mise à mal par la nouvelle modernité qui se profile à l’horizon (ce en quoi Descola s’écarte de l’analogie de proportionnalité telle que définie par Aristote pour se rallier à la notion d’analogie de proportion de Thomas d’Aquin). Rupture avec le Moyen Âge et jonction avec l’Antiquité grecque, la Renaissance recherche des correspondances à même de compenser le désordre inhérent de l’univers écartelé entre terre et ciel – ce que Foucault avait déjà exploré dans Les mots et les choses en 1966. Faute de continuité entre l’une et l’autre, le recours à l’analogie constituerait un pis-aller permettant de garder le contact : l’analogie comme réduction d’incertitude.
De là, Descola embraye sur Les Formes du visible, ouvrage dans lequel il reprend la définition de l’art comme puissance d’agir, plus que de représentation, d’Alfred Gell, anthropologue britanique. Mais, plutôt que d’art, l’anthropologue des Achuar préfère parler de figuration comme étant « le fait de rendre visibles des choses invisibles », mettant par là l’accent sur la manière dont les sociétés se figurent leur rapport à l’environnement, et ce, d’une manière générale et pas restrictivement à travers les seules œuvres d’art telles que nous les entendons communément. Cette figuration est représentée dans les sociétés structurées sur le mode de l’analogie par des « réseaux d’existants » disparates et permet d’établir des relations entre les éléments qui les constituent. Conformément à ce mode, cette manière de figuration vise à révéler l’interdépendance des parties dans le tout, comme dans les chimères d’Arcimboldo ou les représentations de la Sainte–Trinité (à la différence des motifs qui expriment la continuité caractéristique du mode d’appréhension propre au totémisme des aborigènes d’Australie : l’hybridité).
L’ontologie de notre modernité diffère de celle de la Renaissance en ce qu’elle oppose la discontinuité des intériorités à la continuité des physicalités (inversion de l’ontologie animiste). Dualisme imposant le face-à-face des êtres humains singuliers avec la commune nature ; face-à-face dont la conceptualisation fut ébauchée par Aristote dans l’Organon, qui a esquissé la hiérarchie des êtres, et a été achevée par le christianisme, lequel a soutenu l’idée d’une surnature venant doubler la transcendance de l’homme. En ce sens, l’aplanissement des différences physiques a pour contrepartie la valorisation des différences psychiques. La science ayant réduit la matière et le vivant à leurs caractéristiques physiques et chimiques et tendant à supprimer la barrière des espèces, fondues dans une nature univoque (toujours à l’inverse de l’animisme), ne reste plus que la diversité des intériorités, autrement dit des identités qui s’expriment dans la psychologie et la sociologie des peuples. Avec ses conséquences en matière de figuration : alors que la Renaissance savait jouer des correspondances pour relier ce qui était séparé dans la nature et entre celle-ci et l’humanité, l’âge classique s’imposera à travers la représentation en perspective par laquelle le sujet se pose en observateur, mettant à distance son environnement : « Expérience inédite du monde phénoménal, soudain devenu la nature moderne en tant que réalité instituée par un agent humain et désormais traversée par la distinction entre un sujet et un objet. » Dépassement de la mimesis dans la re-présentation, de l’imitation dans la projection, que le XXe siècle avait déjà outrepassé avec l’art moderne.
Cependant, conclut Descola, l’heure n’est-elle pas venue de l’hybridation, qui a sans doute toujours été, mais est aujourd’hui plus que jamais ? Sachant qu’il ne s’agit plus tant d’une hybridation entre différentes formes d’art mais bien entre art et réalité, dont l’engouement pour les performances témoigne. Alors, sommes nous tentés de demander, la figuration – qui comprend aussi bien l’abstraction – telle que l’entend notre auteur, est-elle encore apte à rendre visible l’invisible pour compenser la perte de transcendance qui affecte le monde contemporain ?
En guise de conclusion, la transcendance dans l’immanence de l’expérience
Aussi, ne faudrait-il pas trop précipitamment jeter le bébé avec l’eau du bain, l’art avec la transcendance. Au prix d’une régression vers l’analogie de la Renaissance, l’hybridité du totémisme ? Non pas, puisque l’hybridation – malgré ses outrances sinon sa vulgarité –, dont le monde contemporain est de plus en plus l’objet, nous permet de retrouver dans les créations du design, extension du domaine de l’art, une sublimité immergée dans l’immanence. Sublimité qui confine à la transcendance dans l’analogie sous les formes du symbolisme, de la métaphore, de l’allégorie… Ainsi en est-il du Mont analogue de René Daumal, analogie de proportion qui se perd dans les nuages, dont le terme (sommet) est inaccessible, sinon par le recours à la ressemblance de l’analogie de proportionnalité. Or, nous dit Daumal, « le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l’indésirable ». L’« indésirable », la ressemblance justement, que nous fuyons pour la « différence », soit la transcendance, incommensurable au monde, mais dont la trace, nous démontre rationnellement Sophie Nordmann dans Phénoménologie de la transcendance, est dans le monde, quoi qu’on en ait. Pas n’importe quel monde cependant, un « monde créé », parce que celui que nous foulons de nos pieds dans la plaine est « insuffisant à soi ». D’où la justification de la montagne dans le poème en prose surréaliste de Daumal. Avec Sophie Nordmann, on sort de la théologie pour entrer dans la phénoménologie, où on retrouve Deleuze mais par une autre porte, car le monde de Sophie Nordmann est un monde humain malgré tout où l’incommensurable resterait dans l’immanence (révélation en soi). Un monde qui devient comme celui de Deleuze, entre création et rédemption précise-t-elle. Or, « un être se rencontre bel et bien, dans le monde, sur le mode de l’incommensurable au monde : il s’agirait de l’être humain, qui en vertu de son Humanité, serait absolument d’un autre ordre que tout ce qui est au monde. »
Une humanité libre, dégagée de la nécessité par sa puissance de création. Humanité qui « surgit au monde sur le mode de l’idéal ». La mesure est de ce monde, elle nous en garantit la réalité. L’idéalité nous fait échapper au non-sens sans rompre les amarres. L’art est un anti-destin a écrit Malraux (Les Voix du Silence). À quoi Camus répond : « La véritable œuvre d’art est toujours à la mesure humaine. » (Le mythe de Sisyphe). Alors, entre les deux, ne faudrait-il pas compter avec la métaphore, forme d’analogie condensée par laquelle nous pouvons effleurer la transcendance en nous mesurant à la raison, comme, selon Kant, dans le sublime (Critique de la faculté de juger) ? Équilibre requis sur le fil du rasoir de la vie surplombant le vide : d’un côté celui précédant le commencement sur lequel on ne revient pas, que l’on n’a plus à redouter, de l’autre, celui de la fin à laquelle on n’échappera pas, que l’on a tout à craindre. C’est que, « par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » écrit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs il prend comme exemple de métaphore les marines d’Elstir dont le motif, en « comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation », de sorte que cette comparaison « y introduisait cette multiforme et puissante unité », cause de l’enthousiasme que la peinture d’Elstir suscitait chez l’amateur d’art.
Ainsi, de la structure du temps tel que les Grecs l’avaient envisagé, Deleuze et Guattari ont-ils surtout retenu, par-delà l’Aîon, suspension du présent dans l’éternel retour, le Kaïros, saisie du moment opportun de la création (l’évènement), négligeant quelque peu le Chronos, temps linéaire de l’Histoire. Pourtant, c’est dans Bilan de l’histoire que René Grousset, comparant les images religieuses d’Orient et d’Occident, demandait : « Quelle commune mesure entre notre Dieu transcendant, l’Immanence hindoue et l’Évanescence bouddhique ? » Réponse : « En dépit des barrières géographiques et spirituelles qui ont si longtemps séparé les divers foyers culturels et bien que ceux-ci se soient pratiquement développés en vase clos, l’esprit humain est resté un, et les positions que sous toutes les latitudes il a été amené à occuper en présence des grands problèmes, se sont révélées partout sensiblement analogues. » Dont acte, celui d’une puissance à jamais renouvelée, par-delà la mort, continuée de générations en générations.
Il n’empêche, conclut notre auteur à propos d’une pensée de Pascal sur « le silence éternel de ces espaces infinis… », qu’« un jour l’histoire sera close, toute l’histoire, parce que l’humanité aura vécu » ! Alors que subsistera-t-il ? Des vestiges, mais sans plus personne pour les questionner !
Sait-on jamais ? Qu’est-ce qui pousse des chercheurs en astrobiologie, comme Nathalie A. Cabrol, autrice de À l’aube de nouveaux horizons, à rechercher des traces de vie dans l’univers, sinon la perspective d’une régénération déroulant à l’envers la spirale de l’éternel retour pour une nouvelle odyssée dans la diversité infinie de l’espace interstellaire.
Annexe : Extrait de La Somme théologique
(Thomas d’Aquin)
Prima pars : Dieu, la Trinité, la création
Question I – La doctrine sacrée. Qu’est-elle ? A quoi s’étend-elle ?
Article 2 – La doctrine sacrée est-elle une science ?
Objections :
1. Toute science procède de principes évidents par eux-mêmes. Or les principes de la doctrine sacrée sont les articles de foi, qui ne sont pas de soi évidents, puisqu’ils ne sont pas admis par tous. “ La foi n’est pas le partage de tous ”, dit l’Apôtre (2 Th 3, 2). La doctrine sacrée n’est donc pas une science.
2. Il n’y a pas de science du singulier. Or, la doctrine sacrée s’occupe de cas singuliers, par exemple des faits et gestes d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et d’autres choses semblables. Elle n’est donc pas une science.
En sens contraire, S. Augustin dit : “ A cette science appartient cela seulement par quoi la foi très salutaire est engendrée, nourrie, défendue, corroborée ”, rôles qui ne peuvent être attribués qu’à la doctrine sacrée. Celle-ci est donc une science.
Réponse :
A coup sûr la doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. Et c’est de cette façon que la doctrine sacrée est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu.
Solutions :
1. Les principes de toute science, ou sont évidents par eux-mêmes, ou se ramènent à la connaissance d’une science supérieure. Et ce dernier cas est celui des principes de la doctrine sacrée, comme on vient de le dire.
2. S’il arrive que des faits singuliers soient rapportés dans la doctrine sacrée, ce n’est pas à titre d’objet d’étude principal : ils sont introduits soit comme des exemples de vie, qu’invoquent les sciences morales, soit pour établir l’autorité des hommes par qui nous arrive la révélation divine, fondement même de l’Écriture ou de la doctrine sacrée.
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« Au yeux du théologien de la gloire [saint Thomas d’Aquin], « les choses qui ont été créées renvoient à leur Dieu créateur selon un rapport analogique entre l’effet et la cause. Les effets , les œuvres ne sont pas commensurables à leur cause : à proportion de sa perfection, la créature reçoit l’être par la distribution du créateur et par la participation de celui-ci. » (Heidegger, Aristote, Luther : Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d’Être et Temps de Christian Sommer)