III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 7) « Rénovation urbaine et changement social » avec Henri Coing (1966)

Paris, XIIIe arrondissement, the towers of Place d’Italie and Avenue d’Italie. Photo taken by Thierry Bézecourt, Sept. 2005

Lire la suite « III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 7) « Rénovation urbaine et changement social » avec Henri Coing (1966) »

III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE – 6) Le malaise des grands ensembles : proximité spatiale vs distance sociale

                                                   Grand ensemble de Massy (Photo : Galerie Aslakr)

Lire la suite « III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE – 6) Le malaise des grands ensembles : proximité spatiale vs distance sociale »

III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 5) « L’habitat pavillonnaire » d’Henri Raymond et al. (1966)

Extension pavillonnaire d’une commune de la banlieue sud-ouest parisienne, dans les Yvelines. Photo prise par Medy Sejai le 3 avril 2005 lors d’un survol en hélicoptère.

Lire la suite « III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 5) « L’habitat pavillonnaire » d’Henri Raymond et al. (1966) »

III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 1) L’écologie urbaine de l’Ecole de Chicago : la ville comme distribution – naturelle – des communautés humaines dans l’espace (1925)

Certes, les tenants de l’école de Chicago, n’ont pas retenu la méthode, formelle, de Simmel, mais ont comme lui mis l’accent sur les interactions sociales. Il faut, en effet, se garder d’établir une identification et même un rapprochement avec l’écologie au sens ou on l’entend aujourd’hui, on peut juste faire un rapprochement de l’ordre de la métaphore. C’est Park lui-même, co-auteur avec Burgess de The City, qui a cadré le domaine de la discipline qu’il a fondée en précisant que « ce qui nous intéresse, c’est la communauté plus que l’homme, les rapports entre les hommes plus que leur rapport au sol sur lequel ils vivent ».

Mais, compte tenu de la diversité des positions qui s’expriment dans la mouvance de l’écologie urbaine, peut-on pour encore parler d’une école ?

1) L’écologie urbaine de l’Ecole de Chicago : la ville comme distribution – naturelle –des communautés humaines dans l’espace [1]

L’exploration de la ville à laquelle nous convie l’école de Chicago n’en repose pas moins sur des principes communs qui peuvent se décliner à travers les travaux de quatre de ses principaux chercheurs : Robert Ezra Park, pour qui « le problème social est fondamentalement un problème urbain […]», alors même que la ville est « non pas […] un pur artefact, mais, en un certain sens et jusqu’à un certain point, un organisme » ; Roderick D. McKenzie, pour qui elle relève, plus radicalement encore, de l’écologie humaine définie comme « comme l’étude des relations spatiales et temporelles des êtres humains en tant qu’affectées par des facteurs de sélection, de distribution et d’adaptation liés à l’environnement » ; Ernest W. Burgess, qui analysera la croissance urbaine comme une succession de phases de destruction et reconstruction par analogie avec le métabolisme des organismes vivants ; Louis wirth, enfin, qui, se plaçant, sur un plan plus culturel, sans renier pour autant la démarche d’écologie humaine de ses collègues, fermera en quelque sorte la boucle en étudiant le phénomène urbain comme mode de vie.

 

Si Robert Ezra Park, le fondateur de l’école de Chicago, s’est inspiré de la sociologie théorique de Simmel c’est afin de faire de la ville – Chicago en l’espèce – un « laboratoire naturel de la science sociale » pour l’étude du changement. Alors que l’histoire fera de la ville exclusivement une construction sociale, Park la considérera aussi comme un donné naturel : ville-milieu. « En un mot, écrit-il, la ville donne à voir le bien et le mal dans la nature humaine, mais de manière excessive. » Journaliste de profession, il s’attache à naturaliser le phénomène urbain pour en faire une étude scientifique. Il ne rompt pas pour autant avec le journalisme, dont l’activité scientifique est un prolongement.

En quoi le comportement des hommes en société se différencie-t-il de celui des êtres vivants dans la nature ? Bien avant la vogue de l’écologie, c’est dans les années 20 que les sociologues de l’école de Chicago se sont posé la question. D’où la référence ambiguë de nos jours à l’écologie urbaine. Ces chercheurs entendaient en fait, par cette expression, étudier comment les sociétés urbaines s’accommodaient de leur environnement. C’est dans cet esprit qu’ils se sont efforcés de rechercher des régularités, sinon des lois, pouvant expliquer la répartition territoriale des populations et les processus d’adaptation mis en œuvre.

Qu’est-ce que la ville ? Parmi les chercheurs ayant pratiqué l’observation-participante à Chicago et qui se rattachent à l’école qui porte le nom de cette ville, Park donne la définition suivante dans un article de 1925 ayant pour titre La ville : propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain : « La ville […] est quelque chose de plus qu’une agglomération d’individus et d’équipements collectifs […]. La ville est plutôt un état d’esprit, un ensemble de coutumes et de traditions, d’attitudes et de sentiments organisés, inhérents à ces coutumes et transmis avec ces traditions. […] Autrement-dit, la ville n’est pas simplement un mécanisme matériel et une construction artificielle. Elle est impliquée dans les processus vitaux des gens qui la composent : c’est un produit de la nature et, particulièrement, de la nature humaine. » Les définitions qu’il donne se recoupent toutes pour exprimer ce double caractère, naturel sur lequel vient se greffer le culturel, que la ville présente à ses yeux : « En somme, la ville est l’habitat naturel de l’homme civilisé et, par là même, c’est une aire culturelle caractérisée par son type culturel particulier. » En bref : « Les grandes villes ont toujours été des creusets de races et de cultures. »

L’étude des communautés urbaines a la particularité d’être à un carrefour pluridisciplinaire, de sorte que « la ville n’est pas seulement une unité géographique et écologique : c’est en même temps une unité économique. L’organisation économique de la ville est fondée sur la division du travail. » Division qui ne fait que s’accentuer avec le développement du commerce et de l’industrie. L’existence urbaine est, ainsi, de plus en plus placée sous l’emprise de la rationalité et l’intérêt tend à se substituer aux sentiments. La spécialisation des fonctions des individus a pour corollaire une mobilité accrue, dont la  dépersonnalisation est la conséquence : « Parallèlement à la croissance des villes, observe Park, les relations indirectes, secondaires, se sont substituées aux relations de face à face, primaires, dans les rapports entre individus au sein de la communauté. » C’est, donc, dans une optique naturaliste qu’il met en parallèle la différentiation des fonctions, la division du travail et la compétition par analogie avec la lutte pour la vie du monde animal. La distribution dans l’espace des populations se fait selon des logiques qui leur sont propres mais sont, en partie au moins, déterminées par les contraintes de leur environnement. L’expression de communauté écologique liée à un type d’habitat et à ses habitants découle de cette conception des relations de l’homme à son environnement.

Le même Robert E. Park, dans son article intitulé La ville, phénomène naturel (1952), a dégagé deux principes d’organisation qui structurent les communautés urbaines par analogie avec l’écologie végétale et animale (références organiciste et évolutionniste) :

 –    La concurrence, qui contribue à produire une distribution ordonnée de la population et  à assurer une fonction de différenciation et d’individuation ;

–    La communication, qui joue un rôle d’intégration des fonctions au sein d’une entité organique.

Sur cette base, il identifie trois types d’association :

1°) territoriale : les mouvements migratoires étant à l’origine de phénomènes de destruction-reconstruction ;

2°) économique : le marché constituant le lieu central de la concurrence, préalable à la coopération ;

3°) culturelle : la ville, comme toute formation sociale, n’est pas seulement un ordre économique, mais moral et politique fondé sur la communication qui permet le rapprochement des points de vue et sa constitution en communauté.

Dans leur présentation du recueil de textes de l’école de Chicago, Grafmeyer et Joseph précisent que le concept de concurrence, comme celui de compétition qui lui est lié, ne doit pas être entendu chez Park dans son sens étroitement économique, dans la mesure où il ne s’applique pas tant à des individus atomisés qu’affiliés à des groupes. D’autre part, alors que chez Adam Smith la division technique du travail est à l’origine de la concurrence, chez Park, celle-ci expliquerait plutôt la différenciation des fonctions sociales, l’individu cherchant sous la pression de la compétition à se spécialiser. De même, la nécessité de s’adapter, la lutte pour la vie, pousse à la recherche d’une localisation privilégiée permettant de mieux se mesurer aux autres dans un rapport de force. Peut-on pour autant dire que les conceptions de l’école de Chicago anticipent sur les théories de l’économie spatiale ? D’une manière générale, l’écologie humaine en considérant que c’est le milieu urbain qui est à l’origine de l’individualisme se différencie du libéralisme économique pour qui le phénomène urbain serait la conséquence d’un processus d’individuation plus général de la société.

Enfin, considérant les aspects politiques de la question, il faut noter que pour l’école de Chicago la structuration de la communauté urbaine est moins le fait des institutions locales et de leur fonction de régulation que des interactions directes et indirectes des individus les uns avec les autres.

Dans son article de 1925 (op. cit.), Park constate que si les relations de voisinage constituent le type de relations le plus élémentaire de la vie urbaine, dans la grande ville, il perd de sa pertinence avec la complexification de l’organisation urbaine du fait de la constitution de « colonies d’immigrants » et d’« aires de ségrégation ». En effet, « outre les transports et les communications, c’est la ségrégation elle-même qui tend à faciliter la mobilité des individus. Les processus de ségrégation instaurent des distances morales qui font de la ville une mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s’interpénétrer. » Il n’empêche que la diversité qui caractérise le milieu urbain, explique l’attraction que la ville peut exercer malgré ses inconvénients. En ce sens elle peut aussi être un facteur d’épanouissement de l’individu.

« La force à l’œuvre dans la répartition et la ségrégation des populations urbaines fait que chaque quartier peut revêtir la forme d’une région morale. » Mais parler de région morale n’implique pour le sociologue aucun jugement de valeur : « Il n’est pas nécessaire d’entendre par région morale un lieu ou un milieu forcément criminel ou anormal. C’est un terme qu’il faut plutôt appliquer à des secteurs où prévaut un code moral divergent ; des régions où les gens sont dominés, plus qu’on ne l’est d’ordinaire, par un goût, une passion ou quelque intérêt qui s’enracine dans la nature originale de l’individu. » La contagion sociale est à la base de la constitution de ces régions morales : « Les distances spatiales et affectives se renforcent mutuellement, et les effets de la répartition locale de la population se combinent avec les effets de classe et de race dans l’évolution de l’organisation sociale. »

Ces notions résumées dans le concept de « diversité dans la proximité » permettent d’interpréter la répartition des populations urbaines dans l’espace de la ville selon des lois écologiques. La division de l’espace en aires urbaines naturelles résulte du regroupement de populations migrantes en fonction de la langue et de la culture selon un processus de sélection, manifestation de leur faculté d’adaptation. « La métropole est en quelque sorte un gigantesque mécanisme de tri et de filtrage qui, selon des voies que l’on ne saisit pas encore complètement, sélectionne infailliblement dans l’ensemble de la population les individus les mieux à même de vivre dans un secteur particulier et un milieu particulier. »

Dans son article intitulé La communauté urbaine : modèle spatial et ordre moral (1926), Park, au sujet des relations entre espace et société, soucieux de se distinguer des géographes, écrit : « L’écologie humaine, dans le sens que les sociologues voudraient donner à ce terme, ne se confond pas avec la géographie, ni même avec la géographie humaine. » Pourtant, il indique aussi que « c’est seulement dans la mesure où nous pouvons réduire ou rapporter les phénomènes sociaux ou psychiques à des phénomènes spatiaux que nous pouvons les mesurer d’une façon ou d’une autre. » Si pour lui, l’espace doit plutôt être considéré comme produit de la société que l’inverse, il n’empêche que le terrain influe sur le social. De ce fait,  au-delà de la simple inscription spatiale, n’est-ce pas, comme l’indiquent Grafmeyer et Joseph, les effets de contexte qui expliquent que distance sociale puisse rimer avec proximité spatiale.

Enfin, pour revenir à son article de 1952 (op. cit.), on notera sa virulente critique du raisonnement statistique, exercice purement scolastique coupable à ses yeux de réduire les faits aux indices censés les mesurer ou d’identifier la « qualité de la vie » à des « indicateurs de bien-être » comme le nombre de baignoires, de téléphones ou de postes de radio. Compte tenu de la diversité des situations auxquelles le chercheur est confronté, il recommande de commencer par classer les différentes fonctions assurées par la ville avant de chercher à estimer leur contribution au bien-être des habitants, et de repérer au préalable les forces à l’œuvre dans leur répartition spatiale ainsi que dans la distribution des revenus. Autrement dit, substituons la recherche des causes réelles à une procédure fondée sur de simples corrélations, des relations purement logiques. Et, au final, demandons-nous pourquoi si les habitants des quartiers privilégiés réunissent autant d’indices de bien-être, ils font si peu d’enfants par rapport à ceux des quartiers déshérités.

Restait à trouver un cadre d’analyse permettant d’interpréter le phénomène urbain en tant que relation des hommes, formant une communauté, à l’espace. Ce sera l’écologie, « partie de la biologie qui considère les plantes et les animaux tels qu’ils existent dans la nature et étudie leur interdépendance, ainsi que le rapport de chaque espèce et de chaque individu à son environnement ». Laquelle après avoir été végétale et animale sera humaine en abordant « l’étude des relations spatiales et temporelles des êtres humains en tant qu’affectées par des facteurs de sélection, de distribution et d’adaptation liés à l’environnement ».

 

C’est à Rodéric D. McKenzie qu’il revenait dans un article de 1925 : L’approche écologique dans l’étude de la communauté humaine, d’expliciter les principes sur lesquels s’appuient les sociologues de l’Ecole de Chicago : « La communauté humaine s’enracine dans la nature de l’homme et dans ses besoins. L’homme est un animal grégaire : il ne peut pas vivre seul ; il est relativement faible et a besoin, non seulement de la compagnie d’autres hommes, mais tout autant d’abri et de protection contre les éléments. »

McKenzie distingue quatre types de communautés du point de vue écologique qui recoupe partiellement la division en secteurs d’activités :

 1° – la communauté d’activités primaires correspondant au secteur agricole, de la pêche et de la mine ;

2° – la communauté secondaire fondée sur le procès de distribution des denrées (commerce) ;

3° – l’agglomération industrielle ;

4° – un type de communauté subordonné qui, étant « dépourvu d’une base économique spécifique […] tire ses moyens de subsistance d’autres régions du monde ». Telles sont les villes de garnison, les villes universitaires et les villes touristiques.

Ainsi, « le processus de croissance de la communauté fait intervenir un développement du simple au complexe, du général au spécialisé ; on va d’abord vers une centralisation accrue ; en second lieu vers une décentralisation ». Il y a une dynamique des mouvements de population qui n’est pas sans évoquer ce que l’on observe dans la nature : « de même que dans les communautés végétales les successions sont le produit de l’invasion, de même, dans la communauté humaine, les formations, ségrégations et associations qui apparaissent constituent le résultat d’une série d’invasions. » En conséquence de quoi, les populations se répartissent selon des « aires bien définies » présentant des « traits culturels spécifiques » selon un processus sélectif : « Chaque formation ou organisation écologique à l’intérieur d’une communauté fonctionne comme une force de sélection ou d’attraction drainant vers elle les éléments appropriés de la population et repoussant les éléments inadéquats, créant par là même des subdivisions biologiques et culturelles de la population urbaine. »

Aussi bien, faut-il, pour comprendre les processus en cause, joindre à la dimension spatiale celle du temps : « La communauté humaine tend à se développer de façon cyclique : pour un état donné de ressources naturelles et de techniques, la communauté tend à se développer en taille et en structure jusqu’au point où la population s’ajuste à la base économique. » A cet égard, les invasions passent par trois étapes de développement :

1° – une étape initiale au cours de laquelle les envahisseurs doivent compter avec la résistance des occupants, raison pour laquelle ils s’établissent dans des secteurs de forte mobilité, aux marges des centres d’affaires, par exemple, caractérisés par l’instabilité des valeurs d’usage avec tendance à la hausse du foncier parallèlement à la baisse du prix des immeubles ;

2° – une étape secondaire de croissance marquée par la violence de la compétition aboutissant à l’élimination des plus faibles et par des regroupements destinés à vaincre la résistance des plus forts ;

3° – l’étape ultime dite de climax, concept emprunté à l’écologie, où s’affirment les phénomènes de dominance conduisant à l’homogénéisation des formations économiques par secteurs d’activités spécialisés entraînant une décroissance des valeurs foncières du centre vers la périphérie de chaque secteur.

Les phénomènes de ségrégation qui en résultent ne sont pas seulement sociaux et raciaux, mais affectent également la répartition entre les sexes et les âges. C’est ainsi que les quartiers centraux de Seattle, notait notre sociologue, étaient, dans les années 20, à dominante masculine alors que les femmes l’emportaient en nombre dans les quartiers résidentiels. De même on pouvait constater que plus on s’éloignait du centre plus le nombre d’enfants augmentait, les familles avec enfants ayant tendance à s’installer en périphérie. Le phénomène urbain apparaissait ainsi dans tout son dynamisme que E. W. Burgess allait analyser en filant la métaphore écologique.

 

Ernest Watson Burgess,  s’est ainsi, de son côté, intéressé à l’urbanisation progressive en cinq cercles concentriques de la ville de Chicago ; successivement : le centre (I) où dominent les affaires (loop), la zone de transition (II), dégradée, où les garnis et les taudis côtoient des industries légères, vers laquelle se déplacent les migrants selon leurs affinités culturelles, où est localisé le ghetto juif et où prospèrent les gangs, le secteur des habitations ouvrières (III) composé majoritairement de petits collectifs, enfin, l’aire résidentielle des privilégiés (IV) où se trouvent les parcs (Jackson Park au sud et Lincoln Park au nord) et où siège l’université. Cette IVe zone précède la banlieue pavillonnaire (V). La black belt, au sud du Loop, traverse du nord au sud les zones II, III et IV en partie.  La Gold Coast, qui longe le lac Michigan  au nord, empiète sur les zones III et IV. L’éloignement du centre traduit l’ascension sociale. Dans un article de 1925 sur La croissance de la ville : introduction à un projet de recherche, il écrit : « Outre l’extension et la succession, le processus général d’expansion inhérent à la croissance urbaine implique des processus antagoniques, et néanmoins complémentaires, de concentration et de décentralisation. » Concentration dans les centres principaux et décentralisation dans des centres secondaires. Burgess, après avoir précisé que « la division du travail dans la ville explique également la désorganisation, la réorganisation et la différenciation croissante », compare la croissance urbaine aux « processus d’organisation et de désorganisation analogues aux processus anabolique et catabolique du métabolisme corporel. » Ainsi, l’expansion urbaine peut s’analyser comme un phénomène de croissance physique doublé d’un processus social de succession de populations d’origines diverses. « Dans l’expansion de la ville intervient un processus de distribution qui sélectionne, classe et resitue les individus et les groupes par résidence et par métier. » C’est « cette différenciation par regroupements naturels sur une base économique et culturelle [qui] donne forme et caractère à la ville. » Cette situation n’en est pas moins naturelle dans certaines limites : « Pour autant que la désorganisation annonce la réorganisation et tend vers une adaptation plus efficace, on doit la concevoir, non comme pathologique, mais comme normale. » Il n’empêche qu’un excédent disproportionné de l’accroissement de la population, du fait de l’immigration, sur la croissance naturelle peut entraîner des troubles du métabolisme, source de maux comme la délinquance ou la maladie mentale, avec son cortège de misère susceptible de déboucher sur la folie, le suicide et le crime.

Burgess met ainsi l’accent sur le dynamisme des phénomènes d’urbanisation, distinguant le déplacement, caractérisé par sa stabilité, de la mobilité, dynamique par nature. Si, en effet, la mobilité, concept dynamique, implique dans la généralité des cas déplacement, il peut y avoir déplacement sans mobilité comme le déplacement pendulaire, routinier. La mobilité, au contraire, permet, en réponse à une stimulation de l’environnement, l’expression des désirs, lesquels sont à la base du changement social, lui même à l’origine de variations des positions dans l’espace. Encore faut-il que cette réaction s’intègre à la personnalité du sujet pour qu’il puisse exercer un contrôle sur la situation, sinon on assiste à des comportements déviants caractéristiques des aires de mobilité : zones de promiscuité ou régions de démoralisation. « Les valeurs foncières, puisqu’elles reflètent les déplacements, constituent l’un des indicateurs les plus sensibles de la mobilité. » Mais elles sont en même temps un facteur de mobilité, laquelle peut se mesurer, soit par l’augmentation du nombre de déplacements, soit par celui des contacts. C’est ainsi que la mobilité, par analogie organique toujours, constitue en quelque sorte le pouls de l’agglomération [2] .

Cependant, la ville, comme l’avait déjà fait observer Robert E. Park, n’est pas réductible à un phénomène naturel, mais est aussi, et peut-être avant tout, un produit de la civilisation, et présente donc à ce titre une face culturelle, double inversé de sa face naturelle, sur laquelle L. Wirth allait se pencher.

 

Louis Wirth, dans son article Le phénomène urbain comme mode de vie (1938), insiste en effet, pour sa part, sur l’insuffisance des définitions démographiques de la ville. Outre la taille de la population, il importe de prendre en compte la densité du peuplement ainsi que l’hétérogénéité des habitants et la diversité des modes de vie induits par la race, le genre et l’âge, qui influent sur la stabilité des relations sociales, lesquelles en retour ont un impact sur la personnalité urbaine. Une définition de la ville ne saurait faire abstraction du « contexte culturel général dans lequel les villes naissent et vivent ». En conséquence de quoi, « dans une perspective sociologique, la ville peut être définie comme un établissement relativement important, dense et permanent d’individus socialement hétérogènes ». C’est sur la base de cette définition ramassée mais « assez riche pour inclure toutes les caractéristiques essentielles que [les] divers types de ville on en commun comme entités sociales » que L. Wirth propose d’esquisser une théorie du phénomène urbain entendu comme mode de vie. Suivant cette approche, la ville se présente sous trois aspects :

 -En tant que structure matérielle, « la composition de la population urbaine atteste l’action de facteurs de sélection et de différentiation » sous la dépendance de données d’ordre technologique et écologique ;

– En tant qu’organisation sociale, elle est marquée par l’affaiblissement de la famille comme cellule de base et l’érosion de la solidarité traditionnelle qui cède la place à des formes de relations sociales plus instables qui libèrent les individualités mais non sans les fragiliser ;

– En tant qu’« ensemble d’attitudes et d’idées », expression d’une « constellation de personnes », elle manifeste un état proche de l’anomie qui rend nécessaire un contrôle social par l’intermédiaire de groupes organisés sur une base volontaire ou d’institutions officielles.

Se projetant dans l’avenir, il en conclut que c’est « aux tendances qui se dégagent dans le système de communication et à la technologie de production et de distribution née avec la civilisation moderne qu’il faut prêter attention dans la recherche des symptômes qui indiqueront les futurs développements probables du phénomène urbain comme mode de vie sociale ». Et sur un plan pratique, il affirme que « ce n’est qu’au moyen d’une telle théorie que le sociologue échappera à la vaine habitude qui consiste à exprimer au nom de la science sociologique toute une variété de jugements, souvent inacceptables, concernant des problèmes tels que la pauvreté, le logement, la planification urbaine […] ».

Ainsi, Wirth semblerait déplacer l’analyse du pôle spatial privilégié par l’écologie urbaine (milieu de vie) vers le pôle culturel. En fait, comme le démontrent Grafmeyer et Joseph, la mobilité et l’instabilité propres à la ville ne définissent pas tant pour Wirth une culture urbaine spécifique que la condition de citadin. Autrement-dit, dans une perspective écologique, c’est bien toujours l’espace, plus que la culture urbaine, qui aurait un impact sur les modes de vie. Il rejoint Simmel dans le regard qu’il porte sur la grande ville : « Signe typique, les citadins se rencontrent dans des rôles fortement fragmentaires. Ils dépendent assurément de plus de monde que les ruraux pour satisfaire leurs besoins vitaux », mais « leur dépendance vis à vis des autres est limitée à un aspect très parcellisé ». Aussi bien, les contacts en ville sont-ils « superficiels, éphémères et fragmentaires » et dans un tel contexte, « la réserve, l’indifférence et l’attitude blasée » doivent être considérées comme des « dispositions d’immunisation ».

 

***

 

Les sociologues de l’école de Chicago ne sont pas restés indifférents aux conséquences pratiques que l’on pouvait tirer de leurs analyses. Dans son article ayant pour titre  L’école de Chicago et la politique de planification urbaine : la théorie sociologique comme idéologie professionnelle (1980), Henrika Kuklick, rappelant la référence de l’écologie urbaine au modèle évolutionniste de Darwin : processus de compétition – symbiose – coopération, écrivait que : « Si les sociologues de Chicago reconnaissaient que l’évolution créait des problèmes sociaux, ils soutenaient également qu’elle développait les capacités de l’homme à les résoudre. » C’est que les idées ne sont pas de « simples épiphénomènes d’intérêts matériels », mais peuvent être mobilisées par les urbanistes et surtout les habitants pour changer les choses. Hélas les professionnels de l’urbanisme ont trop souvent « violé l’idéal des tenants de l’écologie humaine ». Les prévisions que les sociologues ont tirées de leur conception évolutionniste des sociétés urbaines ont été utilisées à des fins anti-urbaines. C’est ainsi qu’au nom de la rentabilité économique, on a laissé péricliter les centres-villes, favorisé l’extension des périphéries urbaines monofonctionnelles et, d’une manière générale, promu les espaces ségrégés, alors que les représentants de l’école de Chicago, tout en acceptant les conflits engendrés par les mutations urbaines comme relevant de la nature des choses et source de progrès, prônaient au contraire la diversité pour parvenir au « stade suprême de civilisation ». Autrement dit, l’écologie urbaine, fondée sur une conception évolutionniste des rapports des groupements humains à l’espace, a été instrumentalisée par les administrations d’Etat – véritables bureaucraties, par ailleurs imprégnées de l’idéologie tayloriste − pour justifier des pratiques de ségrégations ethniques, sinon raciales, allant dans le sens des opinions communes que les promoteurs et agents immobiliers n’ont pas manqué de faire leurs dans l’intérêt bien compris de leur corporation : « Les agences fédérales, tout en adhérant aux thèses des sociologues, ont tourné le modèle sens dessus dessous ; elles ont cherché à minimiser les conflits en supprimant l’hétérogénéité sociale et ont favorisé la croissance de quartiers de banlieue homogènes, protégés contre l’irruption d’individus et de modes de vie étrangers. »

Après la deuxième guerre mondiale, le fonctionnalisme triomphant des Parsons et Merton a renversé la perspective en privilégiant une conception statique du fonctionnement de la société sur celle dynamique, fondée sur le changement, de l’écologie humaine.  Si les praticiens de l’urbanisme sont influencés par les chercheurs, ceux-ci ne sont pas moins dépendants de ceux-là. Le rapport entre les idées et les institutions est à double sens et défie la « neutralité axiologique » revendiquée par les uns et les autres. L’auteure en conclut qu’il est trop facile de considérer que les idéologies naissent de situations socio-économiques déterminées et qu’une sociologie de la connaissance devrait  bien plutôt chercher à « dégager les facteurs qui rendent certaines théories plausibles à l’intérieur d’un contexte socio-culturel donné ».

Certes, attentifs aux mouvements de population considérés comme naturels, les chercheurs de l’école de Chicago, plutôt conservateurs, de tendance réformiste, ont quelque peu négligé le contexte politique et les enjeux de pouvoir sous-jacents aux dynamiques spatiales. Mais, si l’assimilation de la société urbaine à la société industrielle de leur temps apparaît aujourd’hui dépassée, on ne peut leur reprocher de n’avoir pas prévu les évolutions ultérieures de la société postindustrielle.

________________________

A suivre le terrain même de la ville : le courant empirique (II)

L’analyse morphologique de Maurice Halbwachs : espace social  et mémoire

________________________

[1] Citations tirées du recueil de textes L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine, présenté par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (1984).

[2] De retours de Chicago, en 1932, Maurice Habwachs a repris le schéma de Burgess mais en le figeant pour figurer, dans une perspective statique et non plus dynamique, la répartition des ethnies et races dans l’espace urbain. Dans son article ayant pour titre Chicago, expérience ethnique, il note néanmoins : « Si les races n’expliquent pas suffisamment les classes, il n’en est pas moins vrai que les classes créent entre les hommes des divisions aussi profondes et parfois aussi pittoresques extérieurement que la diversité des types et genres de vie ethniques. » Ce n’est qu’en apparence que « Chicago ressemble en effet à une mosaïque. […] Au lieu d’une série de quartiers juxtaposés, nous apercevrons une succession de couches sociales superposées : mais les plus sédentaires, les mieux établies, celles qui constituent réellement le cœur et la substance de l’organisme urbain, sont au-dessous des autres, qui les recouvrent, et qui empêchent, en partie, de les voir. »