La laïcité dans l’espace public et le dialogue interreligieux à La Duchère
Si l’architecture est une expression de la culture, l’architecture religieuse étant celle de la foi pose la question de la place du religieux dans l’espace public, défi à la laïcité. Les cultes ne sont pas, à cet égard, tous logés à la même enseigne. Si les cathédrales, les églises, propriété de l’Etat ou des communes, ne sont pas seulement ouvertes aux fidèles mais à tout public, touristes notamment qui peuvent admirer les plus belles d’entre elles pour leur architecture, on ne peut en dire autant d’autres lieux de culte réservés à leurs adeptes.
C’est se payer de mots que de parler de populisme de droite et de populisme de gauche. Il y « un » populisme, bien représenté dans son hétérogénéité par une frange – difficile à quantifier – des « gilets jaunes », qui puise dans le fond de commerce et de l’extrême gauche et de l’extrême droite.
Parmi les idéologies les plus colportées à cet égard : celle qui touche à la richesse et à la pauvreté en termes de vases communicants dans une conception statique de l’économie et de la société. Le fond du problème en effet, pour autant que l’on croit encore au progrès, n’est pas de prendre aux riches pour le donner aux pauvres mais, pour le « peuple » et ses représentants, de s’assurer le contrôle des conditions de la production des richesses, autrement dit de l’investissement, pour une répartition équitable des fruits de l’expansion.
De même l’histoire nous a enseigné que la démocratie directe, en déblayant par avance le terrain de la conquête du pouvoir, n’était qu’un leurre faisant le jeu des extrêmes ainsi plus libres d’occuper ledit terrain, alors que le remède à la défiance vis à vis du modèle républicain est plutôt à rechercher dans une meilleure articulation entre démocratie représentative et démocratie participative.
Les « gilets jaunes » ne constituent pas un « mouvement » mais une mouvance ayant pour origine un ressentiment contre des élites qui se sont coupées du « peuple » à la faveur de la technicisation de nos sociétés dites bien imprudemment « avancées ». Autant dire qu’on ne saurait construire une politique en l’absence de plate-forme sur laquelle la fonder. N’est-il pas, à cet égard, exaspérant de voir des intellectuels surmédiatisés censés se mettre à la place des plus démunis pour défendre leur cause, alors que la plus élémentaire psychologie nous a appris qu’il était bien vain de chercher à se couler dans la peau d’autrui. Au sens propre, sympathie n’est pas empathie, et c’est plutôt en restant à sa place, avec son bagage intellectuel et sa sensibilité propre, que l’on est le plus à même de comprendre et d’élaborer des solutions concertées, pour autant que l’on manifeste un tant soit peu la volonté d’aller à la rencontre de l’Autre, sans arrogance ni condescendance ; péché bien peu mignon, capital, des élites.
Il se trouve que sous la pression de la spécialisation des savoirs la démocratisation de l’enseignement ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation de la culture. Pourquoi, sinon parce que l’enseignement académique s’est révélé impuissant à réaliser l’égalité des chances et à compenser les conséquences des inégalités de condition. Ce, d’autant plus que la base s’élargissait et se diversifiait et que les inégalités de revenu se creusaient. Si on ne peut demander plus à l’enseignement que ce qu’il peut donner, il n’empêche qu’en l’état de notre société postmoderne, c’est-à-dire ayant dépassé le stade analogique pour s’être engagée dans celui du numérique, une meilleure articulation entre pédagogie et apprentissage de la démocratie s’impose, conditionnée par une refonte et des méthodes d’enseignement et des programmes. Sachant que la nécessaire prise en compte des nouvelles technologies n’y suffira pas, qu’il faudra encore intégrer les contraintes résultant de la diversification des composantes culturelles de la population. Raison supplémentaire pour dépasser le débat stérile entre « républicains » et « pédagogues ».
Il est plus qu’urgent de recouvrer la raison, et si les « gilets jaunes » pouvaient se flatter d’avoir percer l’abcès, la démocratie ne pourrait que leur en savoir gré. Encore faut-il que le pouvoir, au-delà d’aveux de défaillances et de faiblesses – dont on aurait tort de lui faire grief après lui avoir reproché son arrogance –, soit déterminé à accompagner socialement les mesures de transformation structurelle de la société dans une économie mondialisée ; autrement dit, à ne pas négliger l’équité en s’attaquant aux problèmes de fond.
Considérations de bon sens rétorqueront les forts en « thèmes » ! Mais le bon sens, n’en déplaise à monsieur Descartes, est-il vraiment partagé ?
C’est donc sur un doute – cartésien néanmoins – que nous clôturons, après les 4000 de La Courneuve, notre enquête à La Duchère sur le rôle de la culture dans le renouvellement urbain, convaincu que, plus qu’un accompagnement, elle est un englobant qui imprègne la société urbaine à l’instar du paysage dans lequel baigne la matérialité de la ville. Et ce, avant d’aborder, début janvier, une ultime séquence sur « la place de la religion dans l’espace public » en prenant à nouveau l’exemple de ce quartier en rénovation du 9e arrondissement de Lyon, qui fut aussi le lieu d’une sombre rivalité entre communautés juives et musulmanes au sujet de l’implantation de leurs lieux de culte, que nous espérons aujourd’hui dépassée. Si la culture a sa source dans la religion, on n’aura garde d’oublier que la violence est originellement liée au sacré, sinon à la religion. D’où la question, qui nous ramène toujours à René Girard, de savoir, à la suite d’Olivier Roy, si l’inscription de la religion dans la culture n’est pas non plus le meilleur moyen d’exorciser ses démons.
Bonne lecture chères lectrices, chers lecteurs, belles fêtes de fin d’année et meilleurs voeux pour celle qui s’annonce avec, comme toujours, son aura d’inconnues.
Vue de Lyon de la terrasse de la MJC où le Lien-Théâtre à élu résidence et où Anne-Pascale Paris nous a reçu.
d) Lorsque la parole des habitants est relayée par l’expression artistique (suite et fin)
Ce n’est pas parce que nous entamons une « nouvelle » année qu’elle ne se situerait pas dans le prolongement de l’ancienne. Les « gilets jaunes » sont là pour nous le rappeler. Mais si le mouvement s’essouffle, sa persistance au-delà de la trêve des confiseurs, n’en manifeste pas moins une métamorphose : de mouvement revendicatif en délinquance collective n’hésitant pas à s’attaquer aux biens et aux personnes. A telle enseigne que les « black blocs » prennent la tenue des « gilets jaunes » et que ces derniers hésitent de moins en moins à adopter les comportements des premiers pour manifester sous la cagoule. Retour du refoulé ?
Après les concessions faites par le pouvoir sur le plan social et celui des pratiques démocratiques, il serait plus que temps que le gouvernement et le « mouvement » en tirent les conséquences en matière sécuritaire, sachant qu’on a plus affaire à une nébuleuse qu’à un mouvement identifiable. Il est, à cet égard, pathétique d’entendre sur les ondes les commentateurs les plus avisés exprimer pour nous, sourds mais non aveugles, ce que pensent les « gilets jaunes », ce qu’ils réclament, ce qu’ils peuvent bien ressentir ; des journalistes interpréter leurs faits et gestes à la lumière des sciences sociales ; des intellectuels de renom se croire obligés de se mettre en retrait de leur statut social pour mieux comprendre les motivations des acteurs d’un mouvement insaisissable. Il est pathétique de voir les uns et les autres suspendus aux sondages partiels effectués sur quelques ronds-points faire des pronostics sur l’avenir d’un mouvement aussi spontané ; de voir, surgissant brusquement de leur retraite, des personnalités jadis en vue exciper de leur expérience passée de la politique et des mouvements sociaux pour nous commenter des évènements inédits ; de voir des « responsables » politiques chercher, sur le fil du rasoir, à reprendre à leur compte des mots d’ordre pour beaucoup aussi contradictoires qu’inconsistants ; pathétique enfin, le souci des médias d’inviter sans plus de discernement, au nom du principe d’égalité de traitement de l’information, des « représentants » des « gilets jaunes ».
Pour être pathétique, le constat, reflet d’une faillite de notre faculté de jugement et expression de notre impuissance, n’en est pas moins alarmant. Tant de vains efforts pour essayer de dévoiler le sens d’une « geste » qui évoque des archaïsmes auxquels on ne saurait pourtant l’assimiler sans grossière méprise : les « gilets jaunes » semblent avoir désormais adopté une stratégie consommée d’agitateurs qui, n’ayant plus rien à perdre, n’aspireraient qu’à entrainer l’opinion dans un délire de mise à bas des institutions démocratiques, lesquelles, pour être malades, n’en ont pas moins le mérite d’exister en dépit de l’affadissement de leurs symboles. Pendant ce temps, en Europe même, les Hongrois manifestent pour sauver les leurs menacées par un pouvoir autoritaire se réclamant d’une conception illibérale du régime politique et d’un nationalisme sans complexe. C’est Tamas Miklos Gaspar, philosophe hongrois, qui le dit : « La Hongrie est le plus mauvais élève européen des libertés publiques et de l’autonomie des institutions. » Puisse la France ne pas le devenir à son tour à la faveur de l’exploitation politique d’un mécontentement social, qui, justifié en dépit de ses incongruités, devrait se saisir du grand débat public proposé par le président de la République en vue de conforter un régime démocratique certes vacillant mais non moribond.
La France en aurait presque oublié qu’il y a trois ans jour pour jour la tuerie de Charlie Hebdo se soldait par 12 morts et 11 blessés. Mais l’attentat djihadiste du 11 décembre dernier à Strasbourg (5 morts et 11 blessés) est venu rappeler que la menace restait bien présente. Il s’en est cependant fallu de peu que l’écho ne fut étouffé par la fureur « jaune », comme si les réflexes de solidarité ne pouvaient éviter de se faire concurrence. On rêve, n’en déplaise à Emmanuel Todd, d’une contre-manifestation d’une ampleur de celle des 10 et 11 janvier 2015 ayant rassemblé dans le recueillement quelque 4 millions de personnes dans tout l’Hexagone, à comparer aux 50 000 manifestants, des égarés parmi des excités ou des excités parmi des égarés, de samedi dernier.
Quel rapport entre ce rappel et les dérives d’un mouvement qui n’en finit pas de se chercher une identité et une plate-forme de revendications cohérentes ? Tous les évènements sont singuliers et, outre que ceux évoqués sont dans leurs conséquences humaines hors de proportions, il serait bien osé de faire des rapprochements tant les contextes dans lesquels ils s’insèrent sont différents. Sauf que dans tous les cas, ceteris paribus, on a affaire à une accumulation de frustrations, certes de causes variables, un déficit de reconnaissance, qui débouchent sur une même violence irrationnelle dont le déchainement est un défi à l’intelligence. Autant de facteurs psychologiques dont le poids dans la formation de la personnalité est sans commune mesure avec celui des conditions matérielles d’existence, bien que les premiers ne soient pas sans lien avec les secondes. Enfin, les injures à caractère ouvertement raciste, les menaces anonymes de morts proférées, y compris à l’encontre de « gilets jaunes », ne sont pas sans évoquer la barbarie qui, avec son lot de violence et d’obscurantisme, sommeille, sans l’excuse des influences extérieures, sous le volcan dont ces derniers entretiennent l’éruption, quoiqu’ils en aient ; sachant que l’histoire récente nous a appris combien le passage à l’acte, dépourvu de signes avant-coureurs, pouvait être vite franchi.
Traditionnellement couleur de l’infamie, mais qui serait en voie de réhabilitation, « le jaune a un bel avenir devant lui » affirme en bonne part Michel Pastoureau (Le petit livre des couleurs). Acceptons-en l’augure.
Aussi, n’est-ce pas tout-à-fait par hasard que nous reprenons aujourd’hui notre enquête sur le renouvellement urbain du quartier de La Duchère à Lyon. Après avoir exposé la relation que la rénovation entretenait avec la culture, grande oubliée des piliers du développement durable, il reste, en effet, à nous interroger sur la place qui peut être réservée à la religion dans l’espace public, alors même que fait retour cette violence à laquelle elle est originellement liée. Et ce, avant de conclure la semaine prochaine sur le pilotage interdisciplinaire des opérations d’aménagement et des actions sociales et culturelles qui les accompagnent.
Bonne lecture.
Duchère : Flèche de l’église de Balmont convertie en cinéma d’Art et d’Essai
La place de la religion dans l’espace public, son articulation avec la culture
Il faut compter, parmi les institutions et les acteurs qui participent à la vie du quartier, avec le Foyer protestant, très présent et les représentants des autres confessions. Annie Schwartz dans ses « Mémoires d’un grand ensemble » en 1993 se faisait l’écho de « liens intercommunautés » ayant contribué à l’instauration « d’une certaine harmonie dans la cohabitation de personnes aux sensibilités et aux origines ethniques différentes ». Elle rapporte que « ces liens privilégiés entre les trois communautés, renforcés par des contacts individuels et de voisinage ont abouti à la naissance du Groupe Abraham, un groupe presque unique selon Ali Benald » de l’Association de la Communauté musulmane de La Duchère qui lui explique que « nous sommes partis du constat que juifs, chrétiens, musulmans, nous avions le même Dieu et que par conséquent, il ne pouvait pas nous dire des vérités différentes ». Pourtant en mars 2002, la synagogue, voisine de la mosquée, était l’objet d’une agression matérielle unanimement condamnée par les représentants des trois communautés. Cela n’a cependant pas suffi à calmer les esprits, au point que la synagogue a dû envisager son déplacement.
Avant les vacances j’avais publié de larges extraits d’une étude réalisée en collaboration avec trois autres collègues, retraités de l’aménagement comme moi, dans le cadre et avec le soutien d’un partenariat rassemblant l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET, filiale opérationnelle de la CDC, et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.
Les conditions de réalisation de cette étude ne nous ont pas permis de la mener avec toute la rigueur souhaitée. Ayant dû adapter notre démarche en conséquence, l’étude que nous avons rendue fin 2016 après plusieurs avaries – accidents de santé, tracas d’intendance – relève de ce fait plus du témoignage que d’une véritable recherche.
D’une durée programmée initialement sur deux ans, notre travail, dont le projet avait été déposé à l’automne 2011, s’est en fait déroulé sur plus de cinq en raison de ces vicissitudes. Sans doute n’avons-nous pas su faire comprendre aux membres du partenariat le sens de notre travail tel que nous l’envisagions à un tournant de la politique de la ville impulsé par la loi de Programmation pour la Ville et la Cohésion Urbaine du 21 février 2014. Les conclusions arrivent un peu tard – encore que ce ne le soit jamais pour infléchir un mouvement, à défaut d’en renverser le sens – et ce serait à présent un autre chapitre à ouvrir, alors même qu’un nouveau gouvernement, formé sous une présidence élue dans l’enthousiasme des uns et le scepticisme des autres, reprend les choses en main sans que l’on connaisse encore bien ses orientations.
C’est pourquoi notre travail a aujourd’hui plus valeur de bilan que d’orientations, ces dernières suggérées par nos interlocuteurs alors que s’esquissaient le nouveau PNRU. Aussi, bien que datée, est-ce à la demande de plusieurs d’entre vous que nous nous sommes résolus malgré tout à publier en feuilleton la synthèse de cette étude dans son intégralité.
Etant bien conscients des imperfections et de l’inachèvement de cette enquête dont les données auraient, pour le moins, gagné à être actualisées, c’est à vous aujourd’hui de juger du résultat et d’en tirer, s’il y a lieu, des leçons pour la poursuite du renouvellement urbain.
Pour commencer nous vous livrons un résumé des conclusions auxquelles nous sommes parvenus et qui nous ont été soufflées par nos interlocuteurs, acteurs du développement urbain, habitants inclus, une centaine en tout, de provenance aussi diverse que les thèmes abordés l’exigeaient.
Si vous le souhaitez, vous pouvez, pour obtenir toutes informations complémentaires sur ce travail ou me communiquer vos observations, toujours bien venues, m’écrire à l’adresse e-mail suivante : serre-jean-francois@orange.fr.
Dans l’espoir de susciter votre intérêt, même et surtout critique, bonne lecture.
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Trois sites de renouvellement urbain emblématiques : les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère, les quartiers Nord de Marseille
Cité idéale, attribué à Fra Carnevale (XVe siècle) – Walters Art Museum de Baltimore
Cliché Wikipedia
Résumé d’une étude-témoignage
Unconstat est à l’origine de l’étude. Depuis plus de trente ans la politiquede la ville alterne les politiques : immobilières, urbaines, sociales, en faveur de l’emploi…
Uneinterrogation vient se superposer à ce constat : comment se fait-il que le rapport de l’Observatoire National des Zones Urbains Sensibles (ONZUS) pour 2014 conclue à une accentuation des écarts entre les quartiers politique de la ville et les autres ? Constat non contredit par les rapports pour 2015 et 2016 de l’Observatoire National de la Politique de la Ville (ONPV) qui a succédé à l’ONZUS.
D’où l’hypothèse que cette situation pourrait être imputable à la difficulté des acteurs de la politique de la ville à articuler – pour nous en tenir aux quatre thèmes que nous avons choisi de placer sous le projecteur – les aspects urbains, sociaux, économiques et culturels ; difficulté recouvrant une impuissance à se donner une représentation intégrée de la ville et de ses quartiers dans leur environnement à la fois physique et humain ; l’alternance des politiques cherchant à compenser, bien en vain, ce déficit de vision globale, l’inconstance dans la stratégie se payant du prix de la pérennisation de politiques d’exception et temporaires basées sur des mesures de discriminations positives hésitant entre leur application aux territoires et aux gens.
Si par la teneur alléchés du résumé de l’étude-témoignage du renouvellement urbain des 4000 de La Courneuve, de Lyon-La Duchère et des quartiers Nord de Marseille postée le 10 septembre dernier, ou plus sérieusement par intérêt affectif, intellectuel, professionnel, vous ne craignez pas de vous lancer dans la lecture de ce feuilleton, nous vous invitons, en préalable, à prendre aujourd’hui connaissance des motivations de ses auteurs (une équipe de cinq retraités prématurément amputée d’un de ses membres pour raison de santé) et de l’esprit – à défaut de méthode rigoureuse – qui ont présidé à la réalisation d’une aventure émaillée d’imprévus et de quelques contrariétés.
Sachant que la semaine prochaine, nous rentrerons de plain-pied dans notre sujet par l’inscription des sites étudiés dans leur contexte géographique et historique.
Bonne lecture
Les 4000 de La Courneuve : quartier de La Tour
Marseille : quartiers Nord – Secteur du Merlan
La Duchère : place Abbé Pierre
A la mémoire de Marcel Hénaff, qui a si bien su relier, avec autant de sobriété que de pénétration, dans son ouvrage, La ville qui vient (Editions de L’Herne, 2008), joyau de la littérature de l’urbanité, l’avenir pressenti des villes à leur fondement anthropologique, indissociable de leur fondation matérielle. La ville qui vient, source d’inspiration de ce qui fut au coeur de cette enquête.
SYNTHESE COMPARATIVE
« Il ne s’agit plus seulement de livrer des logements en plus grand nombre possible. Il s’agit de faire naître des quartiers nouveaux composés avec tous les équipements publics et les activités commerciales, artisanales ou industrielles nécessaires pour qu’ils aient eux-mêmes une vie collective propre tout en s’intégrant dans un ensemble urbain ou régional plus vaste.»
Pierre Sudreau, ministre de la construction de 1958 à 1962
Selon une enquête conduite par Paul Clerc dans 53 grands ensembles d’agglomérations d’au moins 30 000 habitants en 1965, 88% des habitants d’immeubles collectifs se déclaraient satisfaits de leur logement… comparé à celui occupé précédemment.
« En quoi le passé, ses réussites comme ses erreurs, peut aider pour éclairer les actions à venir ? »
Jacques Jullien, ancien directeur régional de la SCET
Nous poursuivons cette semaine notre compte rendu d’enquête dont nous avons publié un résumé le 10 septembre dernier.
C’est parce que la politique urbaine des années 50-60 n’a pas su prendre en compte dans sa complexité la société urbaine qu’on lui a appliqué l’emplâtre de la politique de la ville à partir des années 80. C’est parce que la politique de la ville a échoué à résorber les écarts de développement, à réduire les inégalités économiques, à promouvoir une culture commune à même de neutraliser les extrémismes religieux qu’on s’est résolu à recourir à une politique de « peuplement » poursuivant un objectif d’équilibre sociodémographique territorial dont l’enjeu est, au minimum, d’éviter que la concentration dans l’espace des handicaps sociaux et situations de précarité ne constitue un facteur aggravant, ne favorise la délinquance ou ne dégénère en manifestations de violence.
A l’heure où la politique de la ville est, sinon remise en question, intégrée dans un nouveau ministère de la cohésion des territoires et par ce fait même menacée de dilution, le moment est venu de se pencher sur son bilan. Ce que nous avons tenté, très concrètement, à travers l’étude de ces trois sites emblématiques en posant comme hypothèse que la fracture urbaine doublée d’une fracture sociale dont souffre les grands ensembles pourrait bien refléter une fracture plus générale de civilisation dont ces grands ensembles ne seraient l’avant-garde. D’où l’urgence de conjurer les risques de propagation des fêlures du corps social qu’ils préfigureraient par la mobilisation des énergies mises en oeuvre dans une rénovation urbaine dont la pertinence est parfois mise en cause, mais non la nécessité. Le grand ensemble comme métaphore d’un entre-deux monde dont la diversité ouvre sur des potentialités ambivalentes qu’il importe de savoir regarder en face lucidement avant tout engagement, aussi gros de risques que d’espoirs !
Après avoir resitué dans leur environnement et l’histoire de leur développement nos trois sites, et exposé les objectifs de la rénovation des Quatre mille et de La Duchère, nous poursuivons en présentant ceux des quartiers Nord de Marseille à travers Saint-Barthélemy et Malpassé.
Bonne lecture.
Quartier du Canet (XIVe arrondissement) Station Alexandre : ancienne gare de triage reconvertie après rénovation en centre d’affaires dans le cadre d’une ZFU
c. Les quartiers Nord de Marseille : la recomposition urbaine et la paix sociale
Palais de Tokyo et Musée d’Art moderne de la ville de Paris, vus des quais de la Seine
Par les temps qui courent, il n’est pas bon de s’ériger en censeur, pas plus moralement qu’esthétiquement parlant. Mais, s’agissant du projet d’implantation du Bouquet of tulips de Jeff Koons entre le Musée d’Art moderne de la ville de Paris et le Palais de Tokyo, l’enjeu est autre : politique ; entendu au sens originaire du terme en ce qu’il a à voir avec la Cité.
Certes tous les autres enjeux méritent examen : non seulement moral et esthétique, mais symbolique et médiatique, commercial et économique, cependant que l’enjeu politique les dépasse tous pour les englober.
Qu’est-ce à dire ? Sinon que, au risque de paraitre ringard tant la frontière entre l’art, le spectacle et la rue s’amenuise, l’œuvre d’art vaut par elle-même indépendamment du contexte où elle s’expose contrairement au monument. Et en écrivant cela, j’ai bien conscience de m’inscrire en faux par rapport à Thomas Clerc qui écrivait dans une tribune du Monde du 28 février : « Une œuvre – et plus précisément une sculpture – n’est pas seulement une pièce isolée mais appartient également à un contexte. » N’en déplaise à l’auteur de Poeasy, sauf à adopter une conception – bien dans l’air du temps – « transgressive » de l’art, selon l’expression de Nathalie Heinich [*], la valeur d’une sculpture, pas plus que celle d’un tableau, n’est dépendante du milieu qui l’accueille. Tout juste pourrait-on parler d’anachronisme dans le cas du Baloon dog et autres installations de Jeff Koons exposées en 2008 dans la galerie des glaces du Château de Versailles, sans que l’on sache bien si, par une ironie plus ou moins recherchée, c’est le décor baroque de Versailles qui met en valeur les œuvres de Koons ou l’inverse.
Considérées comme des œuvres d’art malgré la répétition du motif, marketing oblige, les Baloon dogs, Bouquet of tulips et autres, valent par elles-mêmes indépendamment de l’environnement de leur exposition. Et ce, quoiqu’il en soit du décrochage de leur valeur de marché par rapport à leur valeur esthétique. En revanche, qu’un de ces Bouquet of tulips soit implanté dans l’espace public change la donne : d’œuvre d’art, elle devient monument, appartenant à part entière de ce fait à la Cité qui l’accueille, monument commémoratif en l’espèce, ce qui lui confère une dimension encore plus politique, en ce sens qu’il réfère à un évènement, dont le tragique nous projette au-delà de l’actualité et même, par son retentissement international, au-delà de la communauté des citadins qu’elle affecte directement.
C’est dire que son érection ne saurait pas seulement concerner le cénacle réunissant autour de l’ « artiste industriel » qu’est Jeff Koons, des galeristes, conservateurs, mécènes et politiques, mais les citadins-citoyens dans leur ensemble. Ce n’est plus à un public que l’œuvre est confrontée mais au peuple de la cité. Quel que soit le jugement que l’on porte sur sa valeur ou sur la compétence de l’artiste, elle échappe à une logique d’appropriation pure et simple pour intégrer l’espace public urbain, espace commun des citadins. Raison pour laquelle il n’apparaitrait pas infondé qu’ils soient consultés et sur le motif et sur son emplacement. Ou, pour étendre les possibles et élargir l’éventail des choix, que la proposition de Koons soit intégrée dans un concours, afin d’être mise en concurrence, sous la condition que le choix du lauréat soit soumis à la population (concours participatif).
Dans la tribune susvisée, Thomas Clerc, après avoir traité Koons de « bon artiste » mais de « personnalité de savonnette », dont il vante « l’art de la joie », mais « un art rose de Goret (et non de porc) », aurait bien proposé de « mettre cette sculpture Bonux dans une zone vierge d’art, une banlieue de Fréjus (Var) ou un coin déshérité de Montmorillon (Vienne) », si, opposer la province profonde à la métropole, ne lui avait pas paru par trop simpliste – rappelant un âge qu’on croyait révolu, celui de Paris et du désert français. C’est pourquoi, il a en fin de compte estimé plus pertinent de proposer que ce bouquet soit planté à Paris, mais « dans un terreau plus ingrat, qu’il fera reluire par contraste », autrement dit dans le XVIIIe arrondissement, quartier de la Chapelle, « le quartier des humbles gens qui sauront, eux, apprécier l’offrande à sa juste mesure ».
Peut-être ne faut-il pas trop vite accuser Thomas Clerc de mépriser, par élitisme congénital, les classes populaires, et faire la part du sarcasme inhérent à son statut d’écrivain, mais on peut bien douter que les « pequenauds » de province ou les « prolos » des lisières de la capitale, qui n’ont pas l’habitude de s’en laisser compter, soient plus sensibles aux couleurs acidulées de l’art de Koons que les bourgeois du XVIe arrondissement, dont les tendances sont en symbiose avec l’univers marketing du consumérisme.
Or, il se trouve que l’exposition Fautrier : Matière et lumière, qui se tient actuellement au Musée d’art moderne de la ville de Paris, expose un tableau de l’artiste intitulé Bouquet de tulipes. On se prendrait à douter du hasard et à croire en l’intervention du surnaturel pour nous forcer à questionner l’art contemporain, à nous défier du populisme ambiant… et à rêver que le Bouquet de tulipes de Fautrier entouré de ses Figures d’Otage soit projeté sur les mieux exposés des murs aveugles de la capitale ; l’art de Fautrier, si informel soit-il, valant bien le pop’art revu par Koons, pour commémorer des actes de barbarie !
N’y va-t-il pas, en outre, de la fonction critique de l’art, déniée par Koons ?
Bouquet de tulipes de Jean Fautrier (1939)
Concernant cette « affaire » chacun a en tête des précédents célèbres : Guernica, les Nymphéas, parmi d’autres. Toutes œuvres réalisées dans des conjonctures et des contextes différents mais ayant en commun de l’avoir été pour commémorer des évènements, tragiques ou heureux, c’est selon. Petit rappel pour rester bien conscient qu’en commémorant ainsi par la médiation de l’art, c’est aussi un artiste que l’on honore.
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[*] C’est-à-dire se moquant des frontières. Cf. Le triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques (1999).
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Les attentats de 2015 et 2016 n’ont pas laissé indifférente la population des grands ensembles, les jeunes notamment, sensibles aux sirènes du djihadisme. Bien que notre projet d’étude ait été déposé bien avant les attentats, nous ne pouvions pas passer sous silence la déferlante qui en a résulté mais nous a pris de court alors que notre enquête était déjà bien entamée. C’est l’objet de notre présent article, trop bref sur un sujet d’importance, mais sur lequel nous reviendrons prochainement dans une postface. Cet article clôturera la synthèse comparative de notre étude-témoigange sur les Quatre mille de La Courneuve, La Duchère à Lyon et les quartiers Nord de Marseille, réalisée avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET, filiale de la CDC, animatrice du réseau des sociétés d’économie mixte, et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.
Bonne lecture.
Duchère : Flèche de l’église de Balmont convertie en cinéma d’Art et d’Essai
5. Espace public, espace privé : culture et religion
Ce projet d’étude a été déposé auprès de l’Institut CDC pour la Recherche à l’automne 2011 et n’a vraiment pu démarrer pour des raisons administratives et financières qu’en 2013. Les difficultés rencontrées lors de son déroulement et le décrochage en cours de route de l’IUAR d’Aix-en-Provence sollicité pour nous appuyer méthodologiquement ont fait qu’il n’a pu être terminé que fin 2016. C’est dire que nous avons été vite rattrapés par l’actualité mais que, prisonnier de notre cadre de recherche, le phénomène djihadiste ainsi que l’écho des attentats meurtriers de 2015 et 2016 en banlieue, n’ont pu être abordés qu’à la marge et d’une manière superficielle, et ce malgré notre volonté d’adapter la démarche initiale et notre souhait de coller au plus près du présent comme du réel. Pourtant, sachant bien qu’il n’y avait aucun lien de filiation directe avec la condition urbaine, les événements douloureux que nous avons connu à partir de 2015, même non évoqués, restaient présents à l’arrière plan de nos entretiens, et la question qui hantait nos interlocuteurs était de savoir pourquoi les drames vécus étaient différemment perçus ici ou là et pourquoi des jeunes, en particulier, se montraient si sensibles à l’idéologie mortifère véhiculée par certains groupes ou leaders religieux.
La récente actualité – les attaques terroristes de Carcassonne et Trèbes – est malheureusement venue nous rappeler que le monstre – Léviathan qui sème la terreur, au contraire de celui de Hobbes, garant de la paix civile – restait tapi dans son antre, abruti de bêtise, nourri de haine, de frustration et de violence refoulée. Par qui et pourquoi ? Comment a-t-on pu se laisser surprendre, après tant de « rage » accumulée, par l’explosion de fureur apocalyptique qui s’en est suivi, alors que les signes avant-coureurs de la crise des valeurs, ébranlées par les coups de boutoirs des migrations, étaient ignorés. Vaincu sur son terrain moyen-oriental, l’EI séduit toujours, son idéologie se repaissant de l’exécration de la civilisation occidentale surprise en déficit de sens et prise en défaut d’intégration.
Raison suffisante pour revenir sur le sujet et chercher un éclairage chez les auteurs, chercheurs et penseurs de tous horizons, qui se sont penché sur les maux dont notre société ne saurait s’absoudre en en rejetant systématiquement sur les autres, la banlieue ou l’étranger, la cause et la responsabilité. Et raison nécessaire de ne pas lâcher prise, pour se donner les moyens, au-delà du traitement symptomatique, d’enrayer les dérives délétères qui minent notre vivre-ensemble, sans surestimer, ni, inversement, sous-estimer, les effets de lieu.
Bonne lecture.
La Duchère – Château d’eau, oeuvre de François- Régis Cottin, architecte, et de Nicolas Esquillan, ingénieur Il n’y a pas de causes si modeste soit-elle qui ne mérite un monument
Paris, boulevard Saint-Denis, le 11 janvier 2015 (photo prise de mon portable)
« Des millions de Français se sont précipités dans les rues pour définir comme besoin prioritaire de leur société le droit de cracher sur la religion des faibles » Emmanuel Todd
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Les égarements de la politique de la ville sous les feux croisés de « La pensée égarée » [1] d’Alexandra Laignel-Lavastine et de la « Sociologie d’une crise religieuse » [2] d’Emmanuel Todd
« Le goût romantique de la vie pastorale est fait autant de fuite loin de la ville vorace que de retour à la nature. Ce qui mérite d’être étudié, c’est la facilité avec laquelle les critiques de la société urbaine se transforment en mises en accusation de toute civilisation. »
« … en y regardant de plus près, je trouve que l’accent mis par Eliot sur le caractère religieux de la vrai civilisation, sa “vision de la culture et de la religion comme aspects différents d’une même chose, dès lors que chaque terme est pris dans le contexte requis”, emporte l’adhésion. Il me parait incontestable qu’il faut replacer l’holocauste dans le cadre d’une psychologie de la religion, et qu’une connaissance de ce cadre est indispensable à un débat sur la culture. »
La rédaction de cet article m’a conduit à refondre en grande partie mon compte rendu du livre de l’anthropologue suédois Ulf Hannerz : Explorer la ville, auquel il est fait référence, pour corriger certaines erreurs d’interprétation et le compléter. L’anthropologie urbaine de Hannerz, à la charnière de la psychologie sociale, de la sociologie et de l’ethnologie se situe en effet dans la lignée des fondateurs de l’école de Chicago, qui ont repris à Simmel la figure de l’étranger, emblème de la ville contemporaine. (Article initialement posté le 4 août 2013 dans la série : L’anthropologie urbaine).