La ville n° 2 (1910) – Robert Delaunay Coldc reaction / Wikipedia
L’espace au cœur du phénomène urbain
Dans L’espace critique Paul Virilio l’avait dit : « Ubiquité, instantanéité, le peuplement du temps supplante le peuplement de l’espace. » Autrement dit, aujourd’hui, le temps aurait pris sa revanche sur l’espace, dont on affirmait, jadis, qu’il était la marque de la puissance alors que le temps était celle de l’impuissance (Jules Lagneau : Cours sur la perception in Célèbres leçons). Les nouvelles techniques de l’information et de la communication (NTIC) en décuplant les vitesses de transmission et raccourcissant les distances aurait réduit l’espace à la portion congrue. C’est au temps désormais de contrôler l’espace par le moyen des communications électroniques et des transports rapides, qui mettent l’espace à la portée de tout un chacun en un « rien » de temps. On n’aménagerait plus tant l’espace que le temps, objet de toutes nos préoccupations comme en témoignent les dispositions prises par des villes toujours plus nombreuses pour prendre en compte les temporalités qui rythment le quotidien des citadins. La conséquence en fut un éclatement de l’espace conduisant à un phénomène de « désurbanisation » générale, comme si privés de nos repères dans l’espace on se raccrochait au temps pour en trouver. Pourtant, la planification du temps, réduite au court terme, n’a rien gagné à l’abandon de toutes velléités de planification spatiale depuis les années 80.
Dans ses Principles of Economics publiés en 1936, Alfred Marshall prétendait déjà que « l’influence du temps est bien plus fondamentale que celle de l’espace ». Ce qui n’a pas empêché des auteurs de langue allemande, héritiers du modèle d’équilibre spatial de von Thünen appliqué au XIXe siècle à l’agriculture, de prendre en compte l’espace dans leur réflexion économique durant l’entre-deux guerres : August Lösch et Alfred Weber. Intégré dans la théorie économique l’espace n’apparaissait plus neutre et pouvait influer sur les équilibres économiques. Par ailleurs, en 1933 Walter Christaller, géographe, élaborait sa théorie générale des « lieux centraux ».
Bonaparte au Pont d’Arcole peint par Antoine-Jean Gros (photo Joconde Database – Wikimedia Commons) Emmanuel Macron n’aura pas de trop de ses « grognards » au Conseil présidentiel des villes ou ailleurs pour rétablir la liaison des quartiers avec la ville, de l’urbain avec le social, de l’urbanitéavec la ruralité
Sans chercher à s’extraire de son environnement, même la ville, métaphore de l’être social, gagnerait à une plongée dans L’expérience intérieure[*]. Ainsi nous interpelle Georges Bataille :
« L’être particulier, perdu dans la multitude, délègue à ceux qui en occupent le centre, le souci d’assumer la totalité de l’ “être”. […] Cette gravitation naturelle des êtres a pour effet l’existence d’ensembles sociaux relativement stables. En principe, le centre de gravitation est dans une ville ; dans les conditions anciennes, une ville, comme une corolle enfermant un pistil double, se forme autour d’un souverain et d’un dieu. Si plusieurs villes se composent et renoncent à leur rôle de centre au profit d’une seule, un empire s’ordonne autour d’une ville entre autres, où la souveraineté et les dieux se concentrent : dans ce cas, la gravitation autour de la ville souveraine appauvrit l’existence des villes périphériques, au sein desquelles les organes qui formaient la totalité de l’être ont disparu ou dépérissent. De degré en degré, les compositions d’ensembles (de villes, puis d’empires) accèdent à l’universalité (tendent vers elle tout au moins). »
Il n’est pas de meilleure expression du défi auquel est confronté le gouvernement à la veille (ou l’avant-veille) de l’annonce d’un énième plan pour les banlieues cautionné par un revenant.
Comment les banlieues peuvent-elles tirer profit du dynamisme des centres-villes pour conforter leurs particularismes et valoriser leurs ressources propres ?
Comment les villes moyennes et petites peuvent-elles encore jouer leur rôle dans l’aménagement du territoire sans être affaiblies, voire écrasées, par le développement des métropoles régionales ?
Last but not least, la capitale peut-elle continuer à accroitre son pouvoir d’attraction sur les nantis sans rejeter les démunis, et à s’enrichir sans en faire bénéficier la province ?
Si la théorie du ruissellement n’a jamais été validée en économie, l’aménagement du territoire lui offre une bonne occasion de faire ses preuves à nouveaux frais et de prendre une revanche sur ses détracteurs ; juste retour de ce que la métropolisation doit à la ruralité et à l’urbanité, dont elle n’a cessé de se nourrir.
C’est un combat, « père de toutes choses » et « dernier mot de notre raison » selon Ernst Jünger [**], un combat – politique – en faveur de la solidarité pour contrer l’esprit de compétition ; pas simplement pour la survie, mais pour le plein épanouissement de l’être, dans son universalité autant que dans ses particularités.
Si par la teneur alléchés du résumé de l’étude-témoignage du renouvellement urbain des 4000 de La Courneuve, de Lyon-La Duchère et des quartiers Nord de Marseille postée le 10 septembre dernier, ou plus sérieusement par intérêt affectif, intellectuel, professionnel, vous ne craignez pas de vous lancer dans la lecture de ce feuilleton, nous vous invitons, en préalable, à prendre aujourd’hui connaissance des motivations de ses auteurs (une équipe de cinq retraités prématurément amputée d’un de ses membres pour raison de santé) et de l’esprit – à défaut de méthode rigoureuse – qui ont présidé à la réalisation d’une aventure émaillée d’imprévus et de quelques contrariétés.
Sachant que la semaine prochaine, nous rentrerons de plain-pied dans notre sujet par l’inscription des sites étudiés dans leur contexte géographique et historique.
Bonne lecture
Les 4000 de La Courneuve : quartier de La Tour
Marseille : quartiers Nord – Secteur du Merlan
La Duchère : place Abbé Pierre
A la mémoire de Marcel Hénaff, qui a si bien su relier, avec autant de sobriété que de pénétration, dans son ouvrage, La ville qui vient (Editions de L’Herne, 2008), joyau de la littérature de l’urbanité, l’avenir pressenti des villes à leur fondement anthropologique, indissociable de leur fondation matérielle. La ville qui vient, source d’inspiration de ce qui fut au coeur de cette enquête.
SYNTHESE COMPARATIVE
« Il ne s’agit plus seulement de livrer des logements en plus grand nombre possible. Il s’agit de faire naître des quartiers nouveaux composés avec tous les équipements publics et les activités commerciales, artisanales ou industrielles nécessaires pour qu’ils aient eux-mêmes une vie collective propre tout en s’intégrant dans un ensemble urbain ou régional plus vaste.»
Pierre Sudreau, ministre de la construction de 1958 à 1962
Selon une enquête conduite par Paul Clerc dans 53 grands ensembles d’agglomérations d’au moins 30 000 habitants en 1965, 88% des habitants d’immeubles collectifs se déclaraient satisfaits de leur logement… comparé à celui occupé précédemment.
« En quoi le passé, ses réussites comme ses erreurs, peut aider pour éclairer les actions à venir ? »
Jacques Jullien, ancien directeur régional de la SCET
Cette synthèse sur le renouvellement urbain des 4000 de La Courneuve, de La Duchère à Lyon et des quartiers de Saint-Barthélemy et Malpassé à Marseille, sites emblématiques de la politique de la ville, a été rédigée en 2015-2016. Mais le projet d’étude avait été déposé auprès de l’Institut CDC pour la Recherche et la problématique soulevée dès l’automne 2011. Depuis, un nouveau président de la République a été élu chamboulant l’échiquier politique et brouillant les cartes du jeu ; le « En même temps » est devenu un leitmotiv du discours présidentiel.
Aussi, pour prendre la mesure du saut qualitatif qu’a représenté cette nouvelle présidence, est-ce à la lumière du présent qu’il faut lire aujourd’hui cette synthèse ; laquelle, partant du constat de l’alternance de politiques de la ville (au pluriel) depuis 40 ans, posant en conséquence le diagnostic de leur impuissance à sortir de l’impasse où les déviations du Mouvement moderne avaient, après-guerre, précipité les politiques urbaines, suggère de réarticuler les stratégies touchant à l’urbanisme, à l’action sociale, à l’économie, à l’éducation et à la culture, ainsi qu’à l’environnement, dans une politique urbaine intégrée. Du moins sont-ce les enseignements tirés d’une centaine d’entretiens avec des acteurs et habitants rencontrés.
L’avenir dira si les promesses du « En même temps » seront tenues par le nouveau ministère de la cohésion des territoires, dont la dénomination aurait pu annoncer un abandon de la politique de la ville si, dans son discours de Tourcoing du 14 novembre dernier, le président de la République n’avait manifesté l’intention de la relancer. Et cela, alors même qu' »en même temps » son gouvernement projetait de ponctionner à hauteur de 1,5 milliards d’€ les organismes HLM (ponction dite réduction de loyer de solidarité) pour compenser la baisse des APL !
En tout état de cause, « une » politique de la ville refondée dans une politique urbaine intégrant les dimensions sociale, économique, culturelle… est la condition d’une sortie honorable des impasses dans lesquelles « les » précédentes politiques de la ville se sont fourvoyées. Condition pour que la politique appliquée à la rénovation des grands ensembles ou au renouvellement urbain en général ne se réduise pas au traitement des symptômes – comme la politique de peuplement – mais s’attaque aux problèmes de fond que pose l’articulation de l’aménagement et de l’équipement des territoires à la composition et aux caractéristiques de leur population.
Etant entendu, qu’il y faudra plus qu’un simple « accompagnement social » des opérations de rénovation, mais bien, toutes les tentatives de fonder le social sur l’économie ayant échoué, procéder à sa réinsertion dans l’économie à une échelle élargie (urbaine et rurale, donc nationale) qui permette les péréquations.
Sans doute est-ce là dessus que Macron et son gouvernement sont attendus par tous ceux qui ont pâti des politiques précédentes.
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Mais si la condition sociale est dépendante du développement économique, la qualification des espaces urbains n’est pas sans avoir un impact sur les pratiques sociales. Et si le paysage contribue à cette qualification, c’est toujours en fonction du statut qui est conféré à ces espaces.
Avec la distinction des espaces privés, publics et communs, nous clôturons aujourd’hui le chapitre consacré à l’articulation « disciplinaire » des dimensions urbaines. Et ce, avant d’aborder la semaine prochaine la question de la « gouvernance », notion d’autant plus contestée qu’elle s’est vulgarisée.
Bonne lecture.
La Duchère : l’esplanade « Compas-Raison » Aménagement sculptural de Serge Boyer
Suite à l’agression dont ont été victimes, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, deux policiers à Champigny-sur-Marne, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur a déclaré au micro d’Europe 1 : « Lorsque l’on voit ces grandes barres on se dit qu’il y a un aspect inhumain qui ne peut générer que de la violence ». Comme s’il suffisait de raser des tours et barres, souvent qualifiées de criminogènes, pour résoudre les problèmes humains que posent ces quartiers ! C’est trop d’honneur fait au béton, trop peu consenti à la chair de l’urbain.
Un peut court, Monsieur le ministre, surtout quand, en tant que maire de l’arrondissement de La Duchère, le IXe, on a contribué en profondeur au renouvellement urbain de ce quartier qui partait à vau-l’eau : « La Duchère, je lui ai consacré une grande partie de ma vie. Ce quartier est au fond de mon coeur. J’y ai construit mon schéma politique », déclariez-vous en juin 2016 lors d’une émission de Franc 3 Rhône-Alpes. Vous n’avez-certes pas lésiné sur les démolitions au début, mais la résistance des habitants a eu raison de votre volontarisme. Vous avez en fin de compte subordonné la table rase à un objectif supérieur : celui d’un équilibre démographique plus conforme à l’esprit de renouvellement urbain qui avait inspiré la loi SRU de l’an 2000 avec lequel renouera la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de 2014.
On eut apprécié entendre, à cette occasion, Jacques Mézard, ministre de la cohésion des territoires, pour rappeler que l’ « urbain » ne saurait se laisser enfermer dans des formes géométriques qu’il déborde, tant il s’impose par son épaisseur sociale et culturelle. Mais depuis sa prise de fonction, monsieur Mézard, en charge de la cohésion des territoires, reste obstinément silencieux, tout comme Emmanuel Macron jusqu’à sa déclaration de Tourcoing le 14 novembre dernier. Comment interpréter ces pages blanches de l’agenda du pouvoir, par ailleurs atteint d’une frénésie de réformes ? Cela, alors même que la « marche » du président de la République est, de son propre aveu – doublement atténué par le recours à la prétérition et l’emploi de la double négation [*] – quelque peu boiteuse, appuyant, jusqu’à présent, plus souvent sur la jambe droite que sur la gauche.
Nous sommes d’autant plus conforté pour poursuivre la publication des résultats de notre enquête portant sur le renouvellement urbain des 4000 de La Courneuve, de La Duchère et des quartiers Nord de Marseille. Après exposé du diagnostic sous toutes ses dimensions, nous abordons aujourd’hui le bilan que l’on peut dresser de 15 ans d’application de la loi Borloo ; bilan qui nous permet de mettre en exergue trois grandes tendances d’évolution, lesquelles, pour n’être pas représentatives de la diversité des quartiers prioritaires, ne nous apparaissent pas moins exemplaires des stratégies politique de la ville localement mises en oeuvre.
Ceci avant de récapituler, dans les semaines qui viennent, les orientations dégagées des entretiens menés auprès des habitants des quartiers et des acteurs de leur rénovation. Avec à l’arrière plan une question lancinante : comment relier ce que le progrès mal maîtrisé des sciences et techniques de l’urbain a délié, pour refonder la ville ? Et de se demander si les solutions aux maux de civilisation ne seraient pas susceptibles d’émerger de la rénovation en cours des grands ensembles, en tant qu’ils accusent, plus qu’ils ne reflètent, les fractures de la société dans son ensemble.
Les grands ensembles de banlieues ou de périphéries de centre-ville comme laboratoire social ou terres d’expérimentation des réformes à venir ?
[*] Propos rapportés par Le Monde du 4 janvier à l’issue du séminaire du 3 de ce mois : « Je ne vais pas vous dire que je ne me suis jamais senti boiter. »
Bonne lecture.
Quartiers Nord de Marseille – Environnement du Merlan
Les 4000 de La Courneuve : quartier de La Tour
La Duchère – Ensemble de logements en bordure du parc du Vallon
« Paradoxalement, et contrairement à l’opinion commune, la ville européenne apparaît plus menacée dans ses fondements sociaux que dans ses cadres matériels. Le sursaut salvateur ne saurait venir que du politique ou du citoyen », écrit Guy Burgel dans La ville contemporaine après 1945 ( 6e volume de l’Histoire de l’Europe urbaine éditée sous la direction de Jean-Luc Pinol).
C’est bien ce que révèle la crise des politiques urbaines de la seconde moitié du XXe siècle, qu’une politique de la ville mise en place dans le dernier tiers du siècle n’a jusqu’à présent pas su endiguer en raison de la dissociation opérée entre l’urbain et le social.
Après l’analyse fondée sur le recueil de données complétées d’entretiens auprès d’acteurs et d’habitants des 4000 de La Courneuve, de Lyon-La Duchère et des quartiers Nord de Marseille, après un bilan des programmes et réalisations de la rénovation de ces trois grands ensembles assorti d’une esquisse de typologie, la synthèse s’impose d’autant plus que la ville elle-même, avec son humanité plurielle inséparable de son environnement sensible, est synthèse. Synthèse comme l’est la réalité mise en pièces par l’intellect avant que l’action ne la reconstruise selon les principes et les normes de la culture de référence. Mais, synthèse urbaine de plus en plus difficilement saisissable dans sa mouvance : ville de flux, comme en a bien rendu compte Olivier Mongin dans son dernier ouvrage [*], indéfiniment extensible, dans la dimension horizontale comme dans la verticale. Et pour cette raison même, en crise.
Or, c’est dans les marges que tout se joue. On a trop abusé de la mise en exergue de l’opposition entre centre et périphérie pour ne pas, paradoxalement, devoir recentrer le débat sur ces frontières qui, plutôt que lier, fracturent l’espace. Les grands ensembles des années 60 ne sont plus à la périphérie, mais n’en restent pas moins isolés d’un contexte urbain qui les ignore et de centres-villes qui les redoutent, quand ils ne les rejettent pas.
Après l’analyse des sites que nous avons retenus pour leur exemplarité, nous entamons aujourd’hui cette synthèse, pleine d’embuches, qui se déclinera en cinq séquences :
Des ambiguïtés du vocabulaire au piège de la spécialisation des pratiques,
L’impensé de la société urbaine,
Le déni de la forme urbaine,
Du projet urbain au projet social-urbain,
La politique de la ville en question,
Synthèse, au terme de laquelle nous proposerons une conclusion – provisoire – sous le « signe du lien ». Conclusion intégrant l’urgence d’un repositionnement politique.
Bonne lecture.
[*] La ville des flux sous-titré L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine (2013).
Les 4000 de La Courneuve – Secteur Sud (frères Goldstein, architectes)
C. Synthèse urbaine : de l’impensé de la société urbaine à l’énigme de son articulation
C’est le moment de revenir sur le rapport du Comité d’Evaluation et de Suivi de l’ANRU de janvier 2010 rédigé par Thomas Kirszbaum.
1. Des ambiguïtés du vocabulaire au piège de la spécialisation des pratiques
En 1913, Charles Péguy s’en prenait au parti intellectuel en ces termes : « La méthode, […], l’invention moderne, la nouveauté moderne, ce n’est point l’exactitude, c’est l’épuisement du détail indéfini, c’est l’épuisement de la documentation et de la littérature sur un sujet, et même sur tous les sujets. » Et un paragraphe plus loin il précisait : « L’exactitude n’est ni la vérité ni la réalité. […] C’est la perfection du discernement. » ( L’argent suite)
Sans doute ne peut-on parler aujourd’hui de « parti intellectuel » comme Péguy au temps de l’affaire Dreyfus, mais d’un entre-soi d’intellectuels, oui, parmi nombre d’autres entre-soi : de chercheurs, d’experts, de techniciens, d’acteurs de terrain, d’habitants, ou de résidents plutôt, qui n’en sont pas moins acteurs, si ce n’est qu’ils ne jouent pas la scène qui leur est dévolue mais la vivent. On n’échappe pas à l’entre-soi, tellement les extrêmes que sont le solipsisme et l’universalisme sont hors de portée. Et, s‘il est une leçon que l’on a pu tirer des conditions d’exécution de notre enquête, plus encore que de ses résultats, c’est bien celle-là.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir prévenu, en tant que praticiens, retraités de surcroît, que nous ne pouvions prétendre faire un travail de chercheurs avec ce qu’il impliquerait d’exhaustivité, d’ « épuisement de la documentation », de poursuite du « détail infini », mais oeuvre de témoins. D’aucuns nous ont reproché de n’avoir pas de méthode [*], d’enfoncer des portes ouvertes. Mais c’était, d’une part, sans compter avec le cadre de réalisation de l’étude, ses contraintes, les tracasseries administratives et les aléas de santé en ayant rendu l’exécution acrobatique avec sa part d’improvisation, d’autre part, feindre d’ignorer que lesdites portes avaient été entrouvertes, sinon ouvertes, par nos interlocuteurs mêmes, expérimentés s’il en fut, et certaines depuis belle lurette, mais sans que les seuils en aient été franchis pour autant. A croire qu’il ne suffit pas qu’une porte soit ouverte pour accéder au domaine et qu’il faille encore que le seuil n’en soit pas trop élevé.
Filons la métaphore, histoire de marquer sa distance avec la science, si « humaine » soit-elle : n’avons-nous pas, jusqu’à récemment encore, occupé la planète comme des squatters, en refermant les portes derrières nous tout en veillant pour celles qui restaient malgré tout ouvertes à en relever le seuil afin d’en limiter le franchissement. Cloisonnements et dénivelés sans doute historiquement nécessaires à l’affermissement de nos identités, mais que les technologies de communication modernes ont rendu vains, pour le meilleur et pour le pire. Au point qu’aujourd’hui il n’y aurait plus de salut que dans l’érection de murs derrière lesquels se réfugier pour échapper à la dilution ou dans des zones à défendre (dernier avatar des zones d’aménagement différé) en marge du contrat social qui nous lie, pour le meilleur et le pire toujours.
Faudrait-il donc se résigner à renvoyer chacun à sa position statutaire, à sa corporation, à son corps constitué, à sa famille disciplinaire, à sa catégorie ethnique, à sa classe sociale…, en bref à son entre-soi, assigné à un territoire ? Faut-il craindre de transgresser les frontières ? Sans doute est-il souhaitable de laisser les portes ouvertes pour permettre les échanges, tout en maintenant des seuils pour préserver les identités (la platitude n’ayant jamais été un gage d’harmonie).
Ayant, au cours de notre enquête, affronté l’épreuve des cloisonnements disciplinaires et des corporatismes, nous avons pris le parti d’ignorer la spécificité des disciplines et de défier l’esprit de corps des acteurs de la politique urbaine pour privilégier, dusse la rigueur en souffrir, le croisement des regards et l’enchevêtrement des voix entre praticiens et théoriciens, tenants des différentes disciplines, maîtres d’oeuvre et maîtres d’ouvrage, experts et politiques, administratifs et usagers, professionnels et habitants…, laissant les lectrices et les lecteurs seuls juges de la qualité (nous n’osons dire de la « perfection ») de notre « discernement » appliqué à la « réalité » (la « vérité » étant une autre affaire) urbaine.
C’est donc « sciemment » que nous avons opté pour l’ouverture au risque de sacrifier l’exhaustivité, peut-être aussi la rigueur, mais en sauvegardant l’exactitude (ou du moins en s’efforçant de l’approcher au plus près).
Après les préalables sémantiques et avant d’aborder la question de la forme urbaine, qu’en est-il de la société urbaine à propos de laquelle Thomas Kirszbaum a parlé d’un « impensé de son articulation » ?
Bonne lecture.
[*] C’est plus de 60 ans après Péguy, en 1975, que Paul Feyerabend s’est attaché a fustiger l’esprit de méthode et à démythifier la science dans son livre intitulé Contre la méthode, sous-titré : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.
Et si la réalisation d’un nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes n’était, pour les zadistes s’entend, qu’un prétexte ?
Et si une Zone A Défendre – véritable anti-ville, mais dont l’antagonisme avec le monde rural contemporain n’est pas moindre – n’était qu’un alibi ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est un détournement de procédure, celle des Zones d’Aménagement Différé ; si bien différé que c’est grâce à elle que la zone humide a pu être protégée, renforçant après coup la légitimité de la Zone A Défendre. Mais la question devient alors celle de savoir dans quel but et au profit de qui elle a été détournée ?
La motivation de ses occupants ne serait-elle pas de fuir la ville pour se retrouverentre-soi ? Mais quelle sorte d’entre-soi ? Ni ethnique, ni de classe, ni de genre. De marginaux en mal de communauté, de casseurs potentiels prêts à en découdre ? Entre-soi de circonstance en tous cas, qui n’exclut certes pas la diversité, mais dont la solidarité, passée l’exaltation de l’union dans la contestation, doit encore être mise à l’épreuve de la durée et de la banalité de la vie quotidienne avec ses contraintes « hors normes ». Entre-soi non de statut mais territorial, qui peine à s’enraciner.
Où l’on voit que le fond du problème (The heart of the matter comme aurait dit Graham Greene) pour être bien enfoui n’en est que plus explosif : les pouvoirs publics ayant renoncé à la destination initiale de la ZAD, la question de son évacuation est suspendue à sa nouvelle vocation. Et si l’évacuation est ordonnée et exécutée, quel sort sera réservé aux zadistes, sachant que la plupart ne réintègreront ni la ville ni la campagne, qui, d’ailleurs n’en ont que faire.
C’est que la ZAD – Zone A Défendre, mais contre quoi : la ville et ses nuisances, la ruralité soumise à la compétition économique ? Contre qui : les citadins et les agriculteurs grands consommateurs de nouvelles technologies et de pesticides ? – est leur dernier refuge. On peut bien, au vu de l’état d’entretien actuel de la zone, s’interroger sur leur capacité à la mettre en valeur selon les principes de l’écologie ; en revanche, on ne saurait assimiler, comme on le fait souvent, la ZAD à une « zone de non-droit », et on peut au moins faire confiance à ses occupants pour édicter des normes à leur mesure, quitte à ce que ce soit sur le dos des autres : urbains et ruraux. Mais si la qualificatif de zone de non-droit est abusif, c’est bien en présence d’une zone d’exclusion volontaire que l’on se trouve, car les zadistes sont des sécessionnistes, doublement urbaphobes si l’on considère l’hégémonie de la culture urbaine sur la ville et désormais sur le monde rural, hégémonie qu’Henri Lefebvre avait anticipée en son temps.
Ne reste plus alors aux squatters de la zone qu’à se réinstaller sur d’autres ZAD, qui n’attendent que leur renfort (on en compterait une douzaine dans notre Hexagone). Et la question demeure de savoir jusqu’où la société – de culture urbaine généralisée – est prête à tolérer leur séparatisme et leur exclusivisme ?
La tragédie des zadistes est de se situer délibérément en marge du pacte social. « Si donc, écrit Rousseau dans Du contrat social, il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les citoyens. » Avec quelles conséquences ?
On aimerait suivre Marielle Macé lorsque dans Le Monde du 25 janvier elle en appelle à Ovide, l’auteur des Métamorphoses, pour investir ces espaces émergents que sont Notre-Dame-des-Landes, Sivens, la forêt de Bure, Lampedusa… « parce que ce qu’il y a à imaginer, ce sont toujours d’autres idées de vie, d’autres formes de vie ; et parce que dans certains lieux les vies sont effectivement déjà autres, changeantes et imaginatives : elles se risquent, elles s’inventent et, en s’inventant, elles se prouvent. »
Aussi est-on fondé à poser la question : à quand Ovide en ville ? La forme urbaine, dans ses métamorphoses, peut-elle encore nous retenir ? Et derrière la forme matérielle, ou au-delà, n’y a-t-il pas beaucoup plus encore et même mieux pour nous attirer, nous séduire, avant que de nous retenir ? « Oui, s’écrie Marielle Macé, notre imagination politique, nos pratiques politiques (nos 1968 à nous), nous les jouons en grande partie dans ces paysages ovidiens, ces espaces métamorphiques que la lutte consiste à occuper, mais surtout à réhabiter, et où lutter revient à protéger et augmenter la vie elle-même […]. » Et pourquoi pas dans la ville, lieu de l’urbanité par définition, son essence !
Tel est après « l’impensé de la société urbaine » et avant « la construction du projet urbain » le sujet de ce jour de notre feuilleton sur nos « trois sites emblématiques de renouvellement urbain » : les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère, les quartiers Nord de Marseille ; compte rendu d’enquête réalisée en 2012-2016 sur la base d’une centaine d’entretiens dans le cadre d’un partenariat entre l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.
Bonne lecture.
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3. Le déni de la forme urbaine
La Duchère L’avenue du Plateau vue de la place Abbé Pierre
C’était à la fin de l’année dernière (six mois après son élection) : Macron président des riches en vadrouille les 13 et 14 novembre dans les banlieues des Hauts-de-France et de Seine-Saint-Denis pour redresser son image. D’aucuns avaient alors estimé que ce n’était pas trop tôt !
C’était le mois dernier (soit, dans les deux mois qui ont suivi) : après une échappée à Davos, Macron président des villes battant la campagne les 25 et 26 janvier en Auvergne pour, une fois de plus, tenter de faire mentir une réputation qui pouvait nuire à son ambition de transcender les clivages. D’aucuns se sont étonnés qu’après le long intervalle consécutif aux élections, nourri de polémiques sur une présidence par trop favorable aux riches, les deux déplacements aient été si rapprochés – mais séparés par le grand show de Davos –, brouillant la cartographie d’implantation de la richesse et de la pauvreté, entre lesquelles la classe moyenne, toujours aussi difficile à cerner, serait prise en étau. D’où l’abcès de fixation du monde politique sur son déclin supposé (et à sa relégation progressive dans les périphéries urbaines) en proportion de l’accroissement relatif de ses effectifs, enjeu électoral.
Macron équilibriste, faisant alternativement pencher à droite, à gauche le balancier pour se maintenir sur le fil le reliant à ses concitoyens les plus éloignés de la situation moyenne : entre richesse et pauvreté, centralité urbaine et périphérie, urbanité et ruralité.
Macron semblant découvrir que le « en même temps » est un sport d’autant plus périlleux que les riches ne sont pas les seuls en ville (ce qui a motivé une immersion en banlieues deux jours durant) et que les pauvres sont aussi à la campagne (d’où l’escapade de même durée en Auvergne). Sans doute, comme le pressentait déjà Henri Lefebvre il y a une soixantaine d’années prenant acte de ce qu’il n’y avait plus de société qu’urbaine – ce qui n’a pas empêché les inégalités de s’accroître depuis – y trouvera-t-il une justification de la création d’un ministère de la cohésion des territoires. L’hégémonie de la culture urbaine n’a pas gommé, bien au contraire, les différences de mentalité et les disparités de conditions sociales, avec leur conséquence en termes d’attitudes politiques : la polarisation. Paradoxe qui impose de remettre à plat les territoires pour rechercher le bon angle par lequel aborder les problèmes socio-économiques – et leur traduction spatiale – affectés par la mondialisation, elle-même produit de l’universalité et de l’irréversibilité du progrès technologique emporté par la contagion du numérique.
Reste à en tirer les conséquences et à démontrer qu’une politique équilibrée – économiquement efficace, socialement juste – est, dans un monde écartelé entre les extrêmes, encore possible ; à apporter la preuve, également, que la cure de rigueur budgétaire, dans un contexte d’urbanisation extensif autant, sinon plus, qu’intensif est compatible avec le progrès social ; à poser en conséquence le principe d’un « pouvoir d’agir citoyen » à l’encontre des tendances bureaucratiques et technocratiques d’une gouvernance à la dérive. Si transcender les clivages est bien dans la philosophie politique d’Emmanuel Macron, encore ne faudrait-il pas que le focus réglé par la gauche extrême (les Insoumis, pour ne pas les nommer) sur la minorité détenant une part disproportionnée de la richesse n’en vienne à masquer les mécanismes sous-jacents à la répartition des richesses (mondiaux plus encore que nationaux), qui ne sauraient se résumer à un problème de concentration entre quelques mains, lequel n’est qu’un épiphénomène ; de même que la concentration de la pauvreté sur certains territoires (grands ensembles des périphéries urbaines) n’est que l’expression spatialisée d’inégalités économiques autrement plus profondes.
Ce à quoi, pour nous en tenir à notre sujet d’étude, un projet urbain intégré devrait pouvoir contribuer en articulant les dimensions d’un renouvellement social inscrit dans un environnement bâti rénové avec l’objectif de restituer à la nature une place qu’on lui avait déniée au nom d’une certaine modernité. Sachant que c’est par la médiation du paysage que la société locale exprime son caractère et ses potentialités dans la forme urbaine dessinée par les hommes de l’art.
Bonne lecture.
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4. Du projet urbain au projet social-urbain
La Courneuve Maquette du projet de rénovation du secteur Sud des 4000 – Bernard Paurd, urbaniste