L’homme de Vitruve d’après Léonard de Vinci Ortuns / WikipediaLe Modulor de Le Corbusier Forgemind ArchiMedia / Flickr
A propos du dernier livre de Philippe Boudon
« La géométrie, entre autres, est morte en tant que branche autonome, elle n’est plus que l’étude de structures algébrico-topologiques particulièrement intéressantes. » – « Nos modes de connaissance sont bien mathématiques. A eux sont indissolublement liés nos pouvoirs. » André Lichnerowicz – Remarques sur les mathématiques et la réalité in Logique et connaissance scientifique sous la direction de Jean Piaget (Encyclopédie de La Pléiade, 1967).
Le dernier livre de Philippe Boudon[1] tient de la gageure. Introduisant son livre par la célèbre citation de Pascal distinguant l’esprit de géométrie de celui de finesse, il se garde bien de les opposer : « Il semble que l’architecte doive louvoyer en permanence entre finesse et géométrie, comme entre art et science, voire entre sciences exactes et sciences humaines. » On sera, à cet égard, reconnaissant à l’auteur de n’avoir pas été jusqu’à faire une présentation « more geometrico » de ce qui relève de l’architecturologie ; de nous avoir épargné la fermeture sur l’axiomatique pour nous révéler comme entre les lignes ou par-delà les concepts un au-delà que la rigueur scientifique nous dissimule ; prenant le risque de nous égarer, au grand dam du géomètre et de ses épigones des sciences dites exactes, mais le risque en vaut la peine.
La mutation de l’espace urbain : les quartiers Nord de Marseille
Les quartiers de Marseille
D’une manière générale l’orientation nord n’a jamais suscité de grand enthousiasme ; est-ce la raison pour laquelle les quartiers Nord de Marseille n’ont pas bonne réputation ? Après tout, le centre-ville est à peine mieux coté, la bourgeoisie ayant boudé les investissements des frères Pereire et la percée haussmannienne de la rue de la République(ex-rue Impériale) pour jeter son dévolu sur le sud. Attraction des Calanques ?
Pourtant le nord, territoire de coquettes bastides, ne manquait pas d’atouts, traversé qu’il était par les routes conduisant à l’étang de Berre et à Aix-en-Provence. Sous le second empire, le secteur n’en servit pas moins de déversoir d’une population interlope expulsée du centre-ville en vue de la réalisation de projets de rénovation inspirés des grands travaux du baron Haussmann censés le revitaliser, mais avortés, la bourgeoisie ayant choisi d’investir au sud plus plaisant, contribuant à la déqualification du centre de la ville et à l’abandon des quartiers nord.
Dans ces conditions priorité fut donné à la réalisation de pénétrantes, et de voies de contournement destinées à désengorger le centre, au besoin par le truchement d’une procédure de ZUP. La vitesse toujours, l’espace sacrifié au temps.
Image extraite de l’édition Hugues (1877) des oeuvres de Victor Hugo Vue de la cathédrale vers 1825 (Flickr)
Ainsi, jusqu’à Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l’Orient, continué par l’antiquité grecque et romaine, le Moyen-Age en a écrit la dernière page. Victor Hugo – Notre-Dame de Paris
Paradoxes d’une torche vivante, bien que de bois, de pierre et de zinc, dans le ciel crépusculaire de Paris.
Les pierres jadis façonnées par la main de l’homme pour la construction de nos édifices avaient pour elles la longévité et l’avantage de lui survivre par-delà les générations. Aujourd’hui, l’homme aurait-il voulu prendre sa revanche en substituant à la pierre le béton, malaxé par les bétonneuses, voué prématurément à la destruction des bulldozers ? Au détriment de la mémoire, inscrite dans la pierre, dont la trace se perd désormais dans nos débauches de constructions toutes plus insignifiantes et précaires les unes que les autres.
Confronté à la violence, le gouvernement a dû céder. Plutôt qu’en déduire l’efficacité de la violence, c’est à la pratique de la démocratie qu’il faut s’en prendre. Et en tirer les leçons pour l’avenir, à savoir que la vérité du politique dépend tout à la fois de :
– la représentativité de la majorité sortie des urnes,
– la justification des intérêts qu’elle est en capacité de défendre,
– la pertinence et la cohérence du projet politique dont elle est porteuse.
Dans une configuration idéale le projet politique est mis en œuvre par une majorité représentative des intérêts en cause. Autant dire qu’une telle conjonction n’étant jamais réalisée, il n’est, à défaut d’un introuvable consensus, pas d’autre alternative, hors la violence, que l’opposition ou le compromis. C’est tout le sens du « bouclage politique » : assurer que les préoccupations et aspirations des citoyens seront relayées par les institutions, dont le parlement, le gouvernement et le président de la République incarnant l’Etat, garant de la cohésion nationale.
Persuadé que la violence est soit l’expression d’une parole dévoyée soit le dernier recours des mutiques, qui avancent masqués, chacun doit se résoudre à l’alternative pour autant qu’il croit à la force créatrice de la parole vraie. C’est ce dont sont convaincus les animateurs et compagnies artistiques du quartier de La Duchère en rénovation, qui s’efforcent, non pas de porter la parole, si bonne soit-elle, mais de la faire émerger de frustrations accumulées au fil d’un trop long temps d’exil. Et ce, selon trois modes spécifiques afin qu’elle puisse remplir son office, différemment entendu en fonction des objectifs poursuivis et des méthodes adoptées : l’éducation populaire avec les ArTpenteurs, le théâtre documentaire avec Le Fanal, le théâtre action, de source belge, avec le Lien-Théâtre. Trois modes attachés à une parole antidote de la violence, adaptés à ce que vivent les habitants des grands ensembles en rénovation ; modes d’intervention théâtrale qui, en raison de cette situation même, se distinguent du théâtre forum du brésilien Augusto Boal destiné, dans un tout autre contexte, aux populations opprimées des favélas.
Si pour Falk Richter, dramaturge allemand, « plus le théâtre a lieu dans la politique et dans les médias, moins il y a lieu au théâtre », se puisse-t-il que plus il ait lieu au théâtre moins il ait lieu dans la rue ?
Après trois samedis d’émeutes, chercher à comprendre ne suffit plus, il faut revenir à la raison, à savoir : ne pas céder à la violence, non plus à la bêtise ! Quitte à ce que les convictions cèdent devant le sens des responsabilités.
Bonne lecture tout de même.
Duchère : Flèche de l’église de Balmont convertie en cinéma d’Art et d’Essai
d) Lorsque la parole des habitants est relayée par l’expression artistique
En association avec les centres sociaux et la MJC, les compagnies artistiques viennent en renfort pour porter la parole des habitants et la mettre en scène chacune avec sa personnalité, ses méthodes de travail, son expérience des publics. Nous avons identifié trois champs d’action représentés par trois compagnies à la rencontre desquelles nous avons été pour comprendre ce qui les animait et le retentissement de leur action sur la vie des gens et les relations sociales. Trois champs d’action autour de la parole et du jeu.
1. La parole des habitants au crible de la diversité culturelle
Nous avons retrouvé Patrice Vandamme, fondateur et directeur artistique de la Compagnie des ArTpenteurs, au Ciné Duchère, ancienne église désaffectée, œuvre moderniste de Pierre Genton, architecte, dont la flèche se dresse obliquement au-dessus de la masse grise de ses murs de béton brut. Figuration autrement symbolique dans sa forme autant que dans sa couleur. Nous avions quelques jours avant été accosté par lui place Abbé-Pierre, brandissant, en compagnie d’autres habitants, des banderoles multilingues. Patrice Vandamme, dont la compagnie peut s’enorgueillir de 24 années d’activité culturelle et a élu résidence à La Duchère depuis 2002, se réclame de l’éducation populaire. Il revendique une dimension pluri-artistique qui tourne autour du théâtre, de la parole, de l’écriture et de la lecture ; « l’idée étant de proposer des moyens d’expression aux personnes pour être présentes à elles-mêmes, aux autres et au monde, retrouver un certain dynamisme en déployant sur un territoire un projet global, en allant vers les gens pour proposer des spectacles et les associer à des projets culturels ancrés socialement ».
Ce n’est pas parce que nous entamons une « nouvelle » année qu’elle ne se situerait pas dans le prolongement de l’ancienne. Les « gilets jaunes » sont là pour nous le rappeler. Mais si le mouvement s’essouffle, sa persistance au-delà de la trêve des confiseurs, n’en manifeste pas moins une métamorphose : de mouvement revendicatif en délinquance collective n’hésitant pas à s’attaquer aux biens et aux personnes. A telle enseigne que les « black blocs » prennent la tenue des « gilets jaunes » et que ces derniers hésitent de moins en moins à adopter les comportements des premiers pour manifester sous la cagoule. Retour du refoulé ?
Après les concessions faites par le pouvoir sur le plan social et celui des pratiques démocratiques, il serait plus que temps que le gouvernement et le « mouvement » en tirent les conséquences en matière sécuritaire, sachant qu’on a plus affaire à une nébuleuse qu’à un mouvement identifiable. Il est, à cet égard, pathétique d’entendre sur les ondes les commentateurs les plus avisés exprimer pour nous, sourds mais non aveugles, ce que pensent les « gilets jaunes », ce qu’ils réclament, ce qu’ils peuvent bien ressentir ; des journalistes interpréter leurs faits et gestes à la lumière des sciences sociales ; des intellectuels de renom se croire obligés de se mettre en retrait de leur statut social pour mieux comprendre les motivations des acteurs d’un mouvement insaisissable. Il est pathétique de voir les uns et les autres suspendus aux sondages partiels effectués sur quelques ronds-points faire des pronostics sur l’avenir d’un mouvement aussi spontané ; de voir, surgissant brusquement de leur retraite, des personnalités jadis en vue exciper de leur expérience passée de la politique et des mouvements sociaux pour nous commenter des évènements inédits ; de voir des « responsables » politiques chercher, sur le fil du rasoir, à reprendre à leur compte des mots d’ordre pour beaucoup aussi contradictoires qu’inconsistants ; pathétique enfin, le souci des médias d’inviter sans plus de discernement, au nom du principe d’égalité de traitement de l’information, des « représentants » des « gilets jaunes ».
Pour être pathétique, le constat, reflet d’une faillite de notre faculté de jugement et expression de notre impuissance, n’en est pas moins alarmant. Tant de vains efforts pour essayer de dévoiler le sens d’une « geste » qui évoque des archaïsmes auxquels on ne saurait pourtant l’assimiler sans grossière méprise : les « gilets jaunes » semblent avoir désormais adopté une stratégie consommée d’agitateurs qui, n’ayant plus rien à perdre, n’aspireraient qu’à entrainer l’opinion dans un délire de mise à bas des institutions démocratiques, lesquelles, pour être malades, n’en ont pas moins le mérite d’exister en dépit de l’affadissement de leurs symboles. Pendant ce temps, en Europe même, les Hongrois manifestent pour sauver les leurs menacées par un pouvoir autoritaire se réclamant d’une conception illibérale du régime politique et d’un nationalisme sans complexe. C’est Tamas Miklos Gaspar, philosophe hongrois, qui le dit : « La Hongrie est le plus mauvais élève européen des libertés publiques et de l’autonomie des institutions. » Puisse la France ne pas le devenir à son tour à la faveur de l’exploitation politique d’un mécontentement social, qui, justifié en dépit de ses incongruités, devrait se saisir du grand débat public proposé par le président de la République en vue de conforter un régime démocratique certes vacillant mais non moribond.
La France en aurait presque oublié qu’il y a trois ans jour pour jour la tuerie de Charlie Hebdo se soldait par 12 morts et 11 blessés. Mais l’attentat djihadiste du 11 décembre dernier à Strasbourg (5 morts et 11 blessés) est venu rappeler que la menace restait bien présente. Il s’en est cependant fallu de peu que l’écho ne fut étouffé par la fureur « jaune », comme si les réflexes de solidarité ne pouvaient éviter de se faire concurrence. On rêve, n’en déplaise à Emmanuel Todd, d’une contre-manifestation d’une ampleur de celle des 10 et 11 janvier 2015 ayant rassemblé dans le recueillement quelque 4 millions de personnes dans tout l’Hexagone, à comparer aux 50 000 manifestants, des égarés parmi des excités ou des excités parmi des égarés, de samedi dernier.
Quel rapport entre ce rappel et les dérives d’un mouvement qui n’en finit pas de se chercher une identité et une plate-forme de revendications cohérentes ? Tous les évènements sont singuliers et, outre que ceux évoqués sont dans leurs conséquences humaines hors de proportions, il serait bien osé de faire des rapprochements tant les contextes dans lesquels ils s’insèrent sont différents. Sauf que dans tous les cas, ceteris paribus, on a affaire à une accumulation de frustrations, certes de causes variables, un déficit de reconnaissance, qui débouchent sur une même violence irrationnelle dont le déchainement est un défi à l’intelligence. Autant de facteurs psychologiques dont le poids dans la formation de la personnalité est sans commune mesure avec celui des conditions matérielles d’existence, bien que les premiers ne soient pas sans lien avec les secondes. Enfin, les injures à caractère ouvertement raciste, les menaces anonymes de morts proférées, y compris à l’encontre de « gilets jaunes », ne sont pas sans évoquer la barbarie qui, avec son lot de violence et d’obscurantisme, sommeille, sans l’excuse des influences extérieures, sous le volcan dont ces derniers entretiennent l’éruption, quoiqu’ils en aient ; sachant que l’histoire récente nous a appris combien le passage à l’acte, dépourvu de signes avant-coureurs, pouvait être vite franchi.
Traditionnellement couleur de l’infamie, mais qui serait en voie de réhabilitation, « le jaune a un bel avenir devant lui » affirme en bonne part Michel Pastoureau (Le petit livre des couleurs). Acceptons-en l’augure.
Aussi, n’est-ce pas tout-à-fait par hasard que nous reprenons aujourd’hui notre enquête sur le renouvellement urbain du quartier de La Duchère à Lyon. Après avoir exposé la relation que la rénovation entretenait avec la culture, grande oubliée des piliers du développement durable, il reste, en effet, à nous interroger sur la place qui peut être réservée à la religion dans l’espace public, alors même que fait retour cette violence à laquelle elle est originellement liée. Et ce, avant de conclure la semaine prochaine sur le pilotage interdisciplinaire des opérations d’aménagement et des actions sociales et culturelles qui les accompagnent.
Bonne lecture.
Duchère : Flèche de l’église de Balmont convertie en cinéma d’Art et d’Essai
La place de la religion dans l’espace public, son articulation avec la culture
Il faut compter, parmi les institutions et les acteurs qui participent à la vie du quartier, avec le Foyer protestant, très présent et les représentants des autres confessions. Annie Schwartz dans ses « Mémoires d’un grand ensemble » en 1993 se faisait l’écho de « liens intercommunautés » ayant contribué à l’instauration « d’une certaine harmonie dans la cohabitation de personnes aux sensibilités et aux origines ethniques différentes ». Elle rapporte que « ces liens privilégiés entre les trois communautés, renforcés par des contacts individuels et de voisinage ont abouti à la naissance du Groupe Abraham, un groupe presque unique selon Ali Benald » de l’Association de la Communauté musulmane de La Duchère qui lui explique que « nous sommes partis du constat que juifs, chrétiens, musulmans, nous avions le même Dieu et que par conséquent, il ne pouvait pas nous dire des vérités différentes ». Pourtant en mars 2002, la synagogue, voisine de la mosquée, était l’objet d’une agression matérielle unanimement condamnée par les représentants des trois communautés. Cela n’a cependant pas suffi à calmer les esprits, au point que la synagogue a dû envisager son déplacement.
L’allocution prononcée par Gérard Collomb le 2 octobre dernier, suite à sa démission, est choquante à plusieurs titres.
Elle nous parait indigne d’un ministre de l’intérieur, ministre d’Etat de surcroit, démissionnaire, qui a exercé ses fonctions durant seize mois et décidé brutalement de les cesser alors qu’il avait quelques semaines plutôt annoncé qu’il ne quitterait le gouvernement qu’après les élections européennes, annonce déjà grandement contestable. La valse-hésitation de l’ex-ministre ne trahit-elle pas un caractère guère compatible avec son rang ? Qu’il en ait profité pour transmettre un message passe encore. Mais en dénonçant, en présence du Premier ministre, la situation critique de « quartiers » dont il avait la responsabilité du maintien de l’ordre, et pour la paix desquels il prévoyait de mettre en place une police de sécurité du quotidien d’ici janvier 2019, il outrepasse la décence et exprime avec désinvolture ce que l’on peut caractériser comme de l’impuissance.
Non content de jeter le doute dans les esprits sur l’efficacité du déploiement de ce nouveau dispositif en substitution de la police de proximité décriée par la droite, monsieur Collomb n’hésite pas à prendre le risque de stigmatiser lesdits quartiers : « La situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend tout son sens parce qu’aujourd’hui dans ces quartiers c’est la loi du plus fort qui s’impose, celle des narcotrafiquants et des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. Il faut à nouveau assurer la sécurité dans ces quartiers mais je crois qu’il faut fondamentalement les changer… ». D’abord face à un tel constat, et alors même qu’il s’apprêtait à mettre les moyens – déploiement de 1 300 policiers et gendarmes dans 60 quartiers d’ici juin 2020 – pour remédier à une situation dont la gravité ne cesse d’être incriminée, comment justifier une démission qui s’apparente à une fuite devant ses responsabilités ? Pourquoi d’autre part surenchérir sur la déplorable image dont ces quartiers sont victimes, quand on a eu en charge la responsabilité de leur sécurité, en passant sous silence tout le travail de terrain des acteurs du renouvellement urbain, notamment depuis la mise en vigueur de la Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014, laquelle a permis de procéder à un rééquilibrage entre les démolitions-reconstructions du plan Borloo de 2003 et l’accompagnement social et a renforcé l’implication des habitants dans la « coconstruction » de leur environnement. Et ce, alors même que les crédits inscrits au projet de loi de finances pour 2019 pour la politique de la ville sont en augmentation de 20% par rapport à 2018 pour atteindre 514 millions (concernant 1 514 quartiers) et que le programme de rénovation urbaine, initialement de 5 milliards, passe à 10 milliards d’euros (sur 10 ans pour 466 opérations). Abondement survenu, il est vrai, après réduction des emplois aidés et annulation de 46,5 millions d’€ de crédits contrats de ville. Mais, suite à la rectification opérée après que les réactions ne se soient pas fait attendre, peut-on encore douter, après des décennies d’errements, de la volonté de changement d’un gouvernement auquel on a fait partie et apporté sa contribution au plus haut niveau sans incohérence ? La Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, non remise en cause, a fixé la méthode à laquelle le président a ajouté une touche de pragmatisme, et le gouvernement Philippe l’a doté de moyens supplémentaires. On peut sans doute juger qu’ils ne sont toujours pas à la hauteur des ambitions affichées, mais encore faut-il ne pas sous-estimer les contraintes budgétaires jointes à la menace que fait peser le spectre de l’extrême droite sur nos démocraties, laquelle oblige, à l’échelle de l’Europe, à des compromis problématiques que la question de l’accueil des migrants, à laquelle Gérard Collomb a fait allusion dans son allocution, illustre tragiquement.
Mais, à mettre l’accent sans contrepartie sur l’insécurité dont pâtissent ces quartiers – à des degrés divers – on occulte tout le travail de terrain des opérateurs et intervenants sociaux réalisé en concertation avec leurs habitants pour les sortir de l’ornière. Et c’est oublier que l’objectif de sécurité est indissociable de celui de cohésion sociale que poursuit le renouvellement urbain. Objectif que nous nous étions fixé de mettre en perspective en lançant, avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence, une enquête dans trois de ces quartiers : les 4000 de La Courneuve, La Duchère à Lyon (dans l’arrondissement dont Gérard Collomb fut maire) et les Quartiers Nord de Marseille.
Aussi est-ce, pour l’équipe qui a réalisé l’enquête en 2014-2016 – quatre aménageurs pouvant se prévaloir d’une riche expérience de terrain –, l’occasion d’en publier les conclusions inédites relatives à l’action culturelle, dont l’impact, en contrepoint des opérations de rénovation, nous a paru conséquent et pouvoir contribuer au renouveau social qu’appelle le renouvellement urbain. Témoignage aussi de ce que peut la culture (avec l’éducation) pour pacifier des relations tendues entre catégories sociales, ethniques et d’appartenances religieuses diverses au sein de sociétés locales dont la composition pour être hétérogène, n’en recèle pas moins des ressources que l’on sous-estime trop souvent. Ce n’est pas minimiser les problèmes que pose, au regard de la sécurité, la situation de ces quartiers à l’écart des centres urbains du fait de leur diversité conflictuelle, que de valoriser leurs atouts et les promesses d’avenir qui s’y attachent.
« A la violence et à la bêtise, nous répondons courage et solidarité » (Les enfants, les habitant.e.s, les bibliothèques et la municipalité – Médiathèque John Lennon – Les 4000 Sud – La Courneuve)
Les Quatre Mille de La Courneuve
La promotion de la culture
« Dans un quartier ou le ¼ des enfants vivent dans des familles dont les parents ne travaillent pas, lier toutes les formes de la promotion sociale nous parait important. La culture ce n’est pas seulement comme le dit Guy Bedos dans ses sketches le macramé ou la poterie, c’est ce qui nous apprend les autres, la société, et le meilleur de nous-même, c’est ce qui nous offrira les clés du monde.
Paul Chemetov, concepteur de la place traversante, place de la Fraternité, dans le quartier de la Tour (archives)
Nous poursuivons aujourd’hui la relation de notre enquête sur ce que peut la culture pour le renouvellement urbain des quartiers en politique de la ville à travers l’exemple de La Courneuve, ville par ailleurs retenue pour l’implantation d’une des gares du Grand Paris Express conçues pour être autant de jalons culturels imaginés par un tandem constitué d’un architecte et d’un artiste. Sachant qu’écrire « ce que peut la culture » c’est conférer toute son importance à la création et à l’animation culturelles pour la vie des quartiers, mais c’est aussi en montrer les limites pour mettre l’accent sur les dimensions multiples qui font qu’une ville est ville.
Après avoir relaté l’action d’une association, puis d’un centre culturel, scène conventionnée, nous abordons aujourd’hui la question de l’appropriation des opérations de rénovation par les habitants à travers l’animation culturelle avec le concours d’une SEM d’aménagement. Ce, avant de chercher, à partir de la semaine prochaine, à tirer un bilan général de l’action culturelle, de ses promesses resituées dans leur contexte, celui de « quartiers » en marge mais appelés à s’ouvrir sur le Grand Paris.
L’enquête a été réalisée entre 2014 et 2016. Avec l’émergence d’un nouveau quartier autour de la gare du GPE au carrefour des Six-Routes, La Courneuve s’offre une nouvelle dimension urbaine dans laquelle la culture est appelée à prendre toute sa place conformément à la vocation de « Territoire de la culture et de la création » dévolue à Plaine Commune par le Contrat de Développement Territorial signé en janvier 2014.
Bonne lecture.
Au croisement des 4000 Sud et Nord et du centre-ville
III. Artistes en résidence, en avant-garde des opérations de rénovation urbaine et en appui à la démarche de coconstruction des projets
Quel anachronisme de vouloir parler de culture alors même que les médias font de la violence leur « une » ! Comme si l’on pouvait répondre à la violence par la culture ; comme si l’art, quintessence de la culture, était susceptible d’apaiser des rapports sociaux excédés par les conditions d’existence que leur impose « le système » ! Peut-on à ce point être angélique ? Et pourtant…
Ce que peut la culture ? Spécifiquement pour le renouvellement urbain ? Rien, si elle n’est pas adossée à l’éducation et ancrée dans la matérialité de la Cité. C’est la leçon de l’expérience des 4000 de La Courneuve. Mais, même ainsi, elle ne peut qu’autant qu’elle s’inscrit dans une économie à même de satisfaire les besoins vitaux de la société urbaine prise dans ses affects, qui la motivent et la mobilisent à la fois, pour reprendre un vocabulaire spinozien cher à Frédéric Lordon. Encore ne faut-il pas s’illusionner jusqu’à confondre son expression la plus radicale – l’art – avec la vie, et maintenir la frontière, cet entre-deux instable où la création puise les formes qui enchantent le monde.
Ce n’est évidemment pas sans conditions, qui relèvent de la politique dans son sens le plus noble, celui qui émerge de la citoyenneté, entendu comme « citadinité » consciente de sa puissance d’expression, indissociable de l’action.
Mais, inversement que peut l’aménagement, l’urbanisme, l’architecture et le traitement paysager des espaces sans la culture et l’art ? Un rapetassage de surface tout au plus.
Bonne lecture.
Les 4000 Sud : « Sous réserve des subventions de l’Etat »
IV. La culture, composante du renouvellement urbain à part entière
Ainsi va la vie sur les chantiers du renouvellement urbain de La Courneuve, aux 4000 comme ailleurs dans la ville. L’art y pénètre la vie, la vie s’y fond dans l’art. D’un quartier autrefois en déshérence, d’une friche à l’abandon mais riche de la mémoire qu’elle recèle, on fait une scène sur laquelle on joue et rejoue la comédie de l’existence, exorcisant le pire pour que le meilleur puisse advenir. L’art n’est plus séparé de la vie, la scène est ouverte, les comédiens en sortent pour se mêler au public et lui céder la place sur cette même scène, les sculptures tombent de leur socle, les tableaux de leur cadre, à la petite musique de nuit des salles de concert succède la musique de rue, martelée, des rappeurs. Les « Kids » Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah – ce dernier habitant des Quatre mille – auteurs de Quand il a fallu partir, docu. sur l’implosion de la barre Balzac, l’ont crié du coeur dans leur roman, Burn out, tendre et lucide à la fois, écrit à quatre mains en souvenir de ce chômeur de 41 ans qui s’est immolé, un beau jour de mars 2013, devant Pôle Emploi à Nantes : « La France a su créer ses propres ombres. Des gars qui deviennent fidèles aux forces obscures, parce qu’on n’a pas su les emmener vers la lumière. Vers la beauté. Parce qu’on n’a pas su les emmener vers la vie, alors ils sont allés vers la mort. »[1]
Dernier volet de notre enquête sur l’espace culturel des 4000 de La Courneuve. Conclure serait d’autant plus prétentieux que la notion de culture étant élastique, on ne saurait donner une réponse univoque à ce qu’elle peut. Elle est cet entre-deux – entre la matière de la ville et ses habitants – qui diffuse dans le corps social après l’avoir infusé. Bien commun, elle ne saurait être mise au service de quelque cause que ce soit sans se perdre. Son autonomie par rapport aux pouvoirs publics garantit la force de conviction de ses expressions qui, dans leur diversité, font, autant sinon plus, appel aux émotions qu’à la raison.
Autant de réflexions à chaud, d’un point de vue d’aménageur, bétonneur ou verdisseur c’est selon (le point de vue – qui n’est pas un surplomb – est fondamental). Il y aurait beaucoup à dire aujourd’hui, sur les leçons alors tirées de cette enquête réalisée entre 2014 et 2016. Nous les avons restituées telles quelles sans rien retrancher, conscient, avec le recul, de leur décalage par rapport à ce que l’actualité nous livre en pâture au travers du filtre des médias, mais aussi de la permanence des problématiques soulevées. C’est que, derrière le métissage des cultures, conséquence de la fonction de « sas » de « quartiers » soumis à des mouvements croisés de population, émerge, malgré tout, sur le terrain, un fond culturel commun que les institutions, associations et artistes de rue contribuent à enrichir et cimenter.
Aussi bien, la Culture n’a-t-elle pas à être subordonnée à l’action sociale comme peut l’être le socio-culturel, sans pour autant que la fonction de ce dernier champ d’intervention – nécessaire médiation – doive être dévalorisée. S’agissant de la Culture, à l’inverse du socio-culturel, c’est à la société urbaine de se mettre à son service pour en promouvoir la fonction intégratrice, réfractée dans sa diversité. Et ce, parce que la Culture, de par son statut, transcende les relations sociales.
Bonne lecture.
La Courneuve – Les 4000 Nord Maison pour Tous Cesaria Evora
La culture comme « bien commun »
Kamel Daoud, écrivain et journaliste, auteur de Meursault, contre-enquête, en dénonçant la misère sexuelle dont nombre de ressortissants de pays musulmans étaient victimes, a relancé le débat sur l’interprétation culturaliste ou sociologique, pour ne pas dire économique, des faits sociaux. Travers d’une pensée binaire incapable de dépasser ses contradictions : la culture comme facteur explicatif face à l’économie et à la sociologie, alliées pour les besoins de la cause – une fois n’est pas coutume. Pourtant, la violence djihadiste ne saurait pas plus être réduite à un phénomène religieux que culturel ; il y a des facteurs sociaux et, au-delà, économiques qui influent sur les comportements comme pour ce qui concerne la délinquance ou la toxicomanie. Mais ce n’est pas pour autant que la culture dominante, qui imprègne toute société et, plus ou moins consciemment, marque les individus, doit être exonérée de toutes responsabilités. Si la situation économique et sociale n’excuse pas des comportements propres à certaines cultures, c’est que la culture véhicule des valeurs qui peuvent selon les cas favoriser ou, à l’inverse, freiner des évolutions, voire les contrarier. « Aujourd’hui, nous lance à la volée une animatrice, habitante des 4000, à la sortie d’un centre de loisirs, on fait trop dans le social, on permet tout – le halal, le kasher… – et on excuse tout ».