SUPPLEMENT AUX TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 7) Villes rebelles de David Harvey (2012)

VENDREDI 13 NOVEMBRE 2015

PARIS CAPITALE MEURTRIE

VILLE DEBOUT

PS : Le hasard a voulu que le mot de la fin de ce frontispice, comme tracé du sang des victimes, ait été prononcé à peu près au même moment par Anne Hidalgo le soir du lendemain de la tragédie. Hasard, c’est sûr, mais pas fortuit : on se rebelle contre l’injustice, on se dresse contre la barbarie.
1er mai 1891 : Echaufourée à Clichy
1er mai 1891 : échauffourée à Clichy
                                                                  Photo KoS / Wikimedia Commons

Paru en 2012, « Villes rebelles » de David Harvey a été traduit en 2015, 10 ans après les émeutes urbaines qui ont embrasé les banlieues en France. Même si une émeute n’est pas une rébellion et la banlieue n’est pas la ville, l’ouvrage peut-il apporter un éclairage sur les événements d’octobre-novembre 2005 ?

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IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 6) Retour à Lefebvre avec David Harvey (2011)

                                              Photo prise le : 14 avril 2008Panasonic DMC-FZ8

IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 5) Jean Lojkine : la question urbaine confrontée aux mutations du capitalisme monopoliste d’Etat (1977)

                                                   Lyon, vue depuis Fourvière. Auteur : GIRAUD Patrick

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IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 4) Manuel Castells : la réponse structuralo-marxiste à « La question urbaine » (1972)

                                                   Photo Alcyone : Dunkerque – vue aérienne du môle 1

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IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 3) La critique de l’urbanisme par les situationnistes et Guy Debord

 

                                   Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía / Photo : Isobrown

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IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale – 2) Henri Lefebvre : du « droit à la ville » à la « révolution urbaine »

                                                      Pantin : oeuvre d’art urbain (photo : Serguei)

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IV – LES TENDANCES SE RECLAMANT DU MARXISME : la ville comme production sociale (artefact) – 1) De la question du logement à celle des villes : Marx et Engels

Eric Le Breton[1] distingue trois périodes dans le développement de la sociologie urbaine en France :

  • la période fondatrice de la fin du XIXe siècle à l’avant-dernière guerre avec notamment Simmel et Halbwachs ;
  • la période des trente glorieuses couvrant les années d’après-guerre jusqu’à la fin des années 70 ;
  • la période contemporaine.

Les trente glorieuses ouvrent une période de sociologie critique se partageant entre deux courants : le courant empirique, héritier de l’école de Chicago, dont les chefs de fils sont Chombart de Lauwe et Raymond Ledrut et le courant marxiste éclaté entre une tendance qu’on pourrait qualifier, si le terme n’était pas trop marqué par les événement de mai 1968, de gauchiste avec ses prolongements situationnistes, d’une part, une tendance structuraliste, d’autre part, et, enfin, les tenants d’une orthodoxie proche du parti communiste.

Ce dernier courant s’est développé à partir des années 60 parallèlement au courant empirique dont il contestait l’approche fondée sur l’étude des comportements en relation avec le cadre urbain et sur les motivations, débouchant sur la prescription de normes, en particulier chez Chombart de Lauwe. Ils dénonçaient, ainsi, non seulement une certaine compromission avec les pouvoirs en place, mais également un urbanisme normatif, voire disciplinaire pour les plus radicaux, et recherchaient des causes structurelles à caractère économique et sociale au phénomène d’urbanisation.

Les chercheurs de tendance marxiste n’échappaient toutefois pas à tout compromis, non pas avec les politiques mais avec l’administration, les responsables de programme au ministère de l’Equipement notamment. Dans un entretien avec Jean-Louis Briquet[2], Edmond Preteceille rappelle les conditions dans lesquels les commandes étaient passés aux chercheurs dans une conjoncture, les années 60-70, marquées par la contestation d’une planification urbaine centralisée, du fonctionnalisme appliqué à l’urbanisme et par la naissance de l’écologie. D’où les interrogations des administrations techniques de Etat, à la recherche de clés de compréhension d’une évolution de l’économie capitaliste et de ses conséquences sociales sur l’urbanisation.

Ce n’est qu’à partir des années 80, dans un contexte de libéralisation de l’économie et de décentralisation politique, que les crédits d’Etat ont commencé à se raréfier. D’autre part, à la même époque, les troubles affectant les banlieues, ont provoqué une prise de conscience de l’urgence des problèmes à résoudre, à l’origine de la politique de la ville, conduisant à des expérimentations inédites et à l’instauration de nouveaux rapports entre l’Etat et la recherche en urbanisme fondés sur un partenariat plus orienté sur les questions pratiques que durant la période précédente.

***

G. Simmel, qui fut un des premiers penseurs de la ville, raisonnait en termes de forme (sociale) à contenu (psychologique). La mise en rapport des deux termes sera reprise à sa suite mais avec des significations variables (v. Lefebvre par exemple). Le dernier avatar de ce type de raisonnement étant sans doute à rechercher du côté de la sémiologie, qui a transposé la relation entre signifiant et signifié à la ville (cf. F. Choay). Il revient à Marx d’avoir introduit une dynamique négligée dans les conceptions précédentes, en inscrivant l’évolution des sociétés, dont la société urbaine, dans un mouvement dialectique.

320px-MarxEngels_4a                                                         Deutsch Berlin-Mitte – Photo Manfred Brückels / Wikimedia Commons

 

De la question du logement à celle des villes : Marx et Engels

C’est dans La question du logementqu’Engels, abordant le problème posé par l’exode rural et la surpopulation de villes, de plus en plus inadaptées à l’accueil de nouveaux travailleurs, dénonçait l’utopie proudhonienne de la petite propriété comme moyen pour la bourgeoisie industrielle de s’attacher le prolétaire tout en maintenant des bas salaires, dont le coût répercuté dans le prix des produits handicape l’exportation. En permettant au travailleur de cultiver son jardin et d’en tirer des fruits et légumes qu’il déduisait du prix de la force de travail, le capitaliste minimisait ses coûts de production d’autant. « Tout le profit du capital, analysait-il dans la préface, s’extrait d’une retenue sur le salaire normal et l’on peut faire cadeau à l’acheteur de toute la plus-value. » Le compagnon de Marx, ne se faisait toutefois aucune illusion sur les solutions préconisées pour venir à bout de la crise du logement en régime capitaliste : « Pour y mettre fin, écrivait-il, il n’est qu’un moyen : supprimer l’exploitation et l’oppression de la classe ouvrière par la classe dominante. » L’ouvrage d’Engels, recueil de trois articles de presse parus en 1872 en réponse aux propositions petites bourgeoises confrontées à la crise du logement, dont celles de Proudhon, n’abordait qu’à la marge la question urbaine proprement-dite et restait centré sur le logement comme l’indiquait son titre ; sachant bien que « ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement ». Outre que, comme le rappelle Henri Lefebvre dans Engels et l’utopie[3], pour ce dernier « la question du logement n’est qu’un aspect subordonné d’un problème central, celui des rapports entre la ville et la campagne, ou plutôt celui du dépassement de leur opposition ».

Alors que les chercheurs de l’école de Chicago assimilaient la ville à un phénomène naturel, les marxistes la considèrent comme un artefact, une production sociale liée aux rapports de production économique. L’émergence du phénomène urbain, en relation avec la sédentarisation, est en effet la conséquence de la production de surplus agricoles au profit des villes. La pensée marxiste de la ville[4] a été développée dans l’ouvrage qui porte ce titre, par Henri Lefebvre, notamment à partir du 7e fragment du tome I de L’idéologie allemande. Ce fragment constitue, en effet, un des rares textes de Marx et Engels qui traite de la ville, dans son opposition à la campagne, resituée dans le contexte historique du développement des forces productives.

La division du travail industriel et commercial, d’une part, agricole, d’autre part, est à la base de la séparation de la ville et de la campagne. Alors que dans l’antiquité la ville dominait la campagne, au Moyen âge les rapports sont inversés et il faut partir des campagnes pour comprendre l’évolution. C’est, en effet, au Moyen-âge, que s’engage une double lutte des classes : entre celle des seigneurs et celles réunies des paysans et bourgeois de villes d’un côté, entre ces derniers et les paysans de l’autre. Double lutte des classes qui débouche sur l’opposition ville/campagne :

 1)  alors que la ville concentre la population et les moyens de production, la campagne est le lieu de leur éparpillement ;

2)  la ville a l’avantage de voir s’épanouir le travail intellectuel, alors que la campagne est vouée au travail manuel ;

3)  la campagne n’a plus le privilège de la production et, surtout, la production est en ville élargie à la production intellectuelle où elle prend la forme de la création ;

4)  la ville apparaît de plus en plus dominante économiquement et sujet du processus historique.

Ainsi, d’après l’analyse ébauchée par Marx et Engels dans L’idéologie allemande, reprise par Lefebvre, la séparation entre activité productive et activité commerciale est venue doubler la division primitive entre travail manuel et intellectuel, elle-même à l’origine de l’opposition ville/campagne. L’accroissement des échanges, l’apparition des manufactures, dont le tissage fut la première activité, précédèrent le développement de l’industrie.

La croissance des villes est liée à la concentration du capital dont l’accumulation aiguise les contradictions du mode de production capitaliste à partir de la révolution industrielle. Avec la révolution industrielle les forces productives ont atteint une telle intensité, explique Henri Lefebvre, qu’elles produisent même l’espace sous la forme d’une urbanisation généralisée. Cette évolution ne fait qu’accentuer les contradictions, notamment entre un espace globalement produit à l’échelle mondiale et sa fragmentation sous l’effet de la parcellisation privative du sol.  « S’il y a urbanisation de la société, et par conséquent absorption de la campagne par la ville, il y simultanément ruralisation de la ville. » C’est ainsi qu’à la périphérie des villes, les banlieues soumises aux divisions foncières, subissent les conséquences de la rente foncière, à savoir la spéculation et la ségrégation spatiale.

Après La question du logement traitée par Engels, le mécanisme de la rente foncière a été analysé par Alain Lipietz dans Le tribut foncier urbain[5] comme prélèvement opéré dans le procès de production du logement par le propriétaire foncier au détriment du capitaliste dont le profit se voit ainsi amputé. D’où, pour en limiter les conséquences, l’intervention de la puissance publique pour prendre en charge le logement des plus démunis, rejetés à la périphérie des villes où le foncier pris sur des terres agricoles est moins cher. Mais en contrepartie cette politique implique la réalisation d’équipements publics : infrastructures et superstructures financées avec du capital dévalorisé. La question du logement, soulevée par l’appel de l’industrie à la main-d’œuvre en provenance des campagnes, est, ainsi, au cœur de la reproduction de la force de travail.

Dans la perspective du marxisme, les fractures urbaines justifient la collectivisation de l’économie pour mettre fin à l’opposition ville/campagne. La société communiste devait consacrer la suppression des divisions accentuées par le capitalisme industriel et financier.  Avènement du « règne des fins » énumérées par Henri Lefebvre dans La pensée marxiste et la ville : celles de la religion, de la philosophie, de l’idéologie, de l’Etat, de la politique, du travail au profit du non-travail, de la valeur d’échange supplantée par la valeur d’usage, de la séparation de l’économique et du social propre à l’ère industrielle. Quant à la ville, elle finit « dans le dépassement simultané de la campagne et de la ville. » Engels prévoit bien la disparition de la grande ville et « une répartition aussi égale que possible de la population dans tout le pays »[6]. De sorte que « la civilisation, distinguée inévitablement pendant des siècles de la société, rejoindrait enfin celle-ci »[7]. Mais, corrige Lefebvre, l’opposition entre ville et campagne ne saurait être assimilée à celle de la ruralité (culture rurale) et de l’urbanité (culture urbaine) qui, loin de s’atténuer, s’accentue au contraire jusqu’à complet recouvrement de la première par la seconde à terme. Reste à savoir quelle forme prendrait la nouvelle société qui en serait issue, qualifiée par Lefebvre de société urbaine distinguée et de la société industrielle et de la société rurale ? Selon le philosophe de la Critique de la vie quotidienne, le dépassement de l’opposition ville/campagne ne pourra avoir lieu que sur un autre plan : celui du rapport entre centre et périphérie, à aménager selon des formes urbaines encore à inventer.

 ***

Dans Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme[8], Fernand Braudel a ouvert une autre perspective. Au modèle successif : esclavage, servage, capitalisme, il a substitué un modèle synchronique fondé sur la coexistence d’économies-mondes centrées sur un pôle représenté par une ville dominante, voire deux : Etat-ville autrefois, capitale aujourd’hui. « Toute économie-monde se partage en zones successives. Le cœur, c’est-à-dire la région qui s’étend autour du centre […]. Puis viennent des zones intermédiaires, autour du pivot central. Enfin, très larges, des marges qui, dans la division du travail qui caractérise l’économie-monde, se trouvent subordonnées et dépendantes, plus que participantes. »[9] Par analogie, Braudel va jusqu’à évoquer pour ces zones périphériques le Purgatoire, voire l’Enfer. « Et qu’est-ce que le centre, sinon la pointe dominante, la superstructure capitaliste de l’ensemble de la construction ? Comme il y a réciprocité des perspectives, si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi. »[10] On retrouve bien sûr dans ces réflexions l’opposition traditionnelle ville/campagne, mais sous l’angle de la mondialisation. Comment, d’autre part, ne pas penser aussi, à un autre niveau, par analogie, aux schémas concentriques des agglomérations de l’ère industrielle selon la représentation que s’en faisaient les représentants de l’Ecole de Chicago, dont Burgess, et Maurice Halbwachs pour la région parisienne !

Braudel écrivait avant que l’empire soviétique ne se disloque. Sans illusions : les occidentaux dénoncent les méfaits du capitalisme, les soviétiques les lourdeurs de l’économie socialiste. Cependant, pour les uns comme pour les autres, le capitalisme aussi bien que l’économie socialiste sont un moindre mal, observait-il, mais pour nous assurer aussitôt qu’il n’en croyait rien. Désabusé, il s’interrogeait sur l’avenir : « …la société qui serait pour moi idéale est-elle possible ? Je ne pense pas en tous cas qu’elle ait beaucoup de partisans à travers le monde ! »[11]

A suivre :

Henri Lefebvre : du « droit à la ville » à la « révolution urbaine »


[1] Pour une critique de la ville – La sociologie française, 1950-1980, Presses Universitaires de Rennes (2012).

[2] Politix, n° 7-8, octobre-décembre 1989.

[3] In Espace et politique (1972).

[4] Casterman (1972).

[5] François Maspero (1974).

[6] Engels et l’utopie op. cit.

[7] Ibid.

[8] Armand Colin (1979).

[9] Conférence sur Le temps du monde (1976), texte recueilli dans La dynamique du capitalisme (Flammarion : 2008).

[10] Ibid.

[11] Ibid.