XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE — 6) « Les villes invisibles » d’Italo Calvino

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Giovanni Battista Piranesi : L’arche avec parure en coquillage (série des prisons imaginaires) / Wikimedia Commons 

 
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XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE – 4) «La forme d’une ville» de Julien Gracq

320px-Place-royale_nantesNantes : Place Royale – Photo Pirmil / Wikimedia Commons (Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported2.5 Generic2.0 Generic and 1.0 Generic license)
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XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE — « Le paysan de Paris » de Louis Aragon

2) Un quadriptique de villes-capitales : New-York – Dublin –  Berlin – Paris (suite)

imagesPassage de l’Opéra – Photo Hendrike / Wikimedia Commons
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Parc des Buttes Chaumont : Le belvédère. Photo Patrick Giraud / Wikimedia Commons http://creativecommons.org/licenses/by-sa/1.0/deed.en

                                                   Le paysan de Paris de Louis Aragon

Nous faire découvrir Paris avec les yeux d’un paysan, tel est le propos de ce double récit de Louis Aragon. Après le symbolisme d’Ulysse, le réalisme de Berlin Alexanderplatz et de Manhattan transfer, plongée dans le surréalisme du Paysan de Paris. Aragon nous prévient dès sa préface : c’est à une mythologie moderne qu’il nous introduit à travers le passage de l’Opéra et le parc des Buttes-Chaumont. Mythologie où imagination et réalité, raison et sensualité, erreur et vérité, ombre et lumière se confrontent dans une évidence qui défie Descartes : « A toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. » C’est ce qu’une simple promenade dans la ville, toute en faux-semblants, nous prouve, une fois débarrassés de nos préjugés ; ce qu’illustre Le paysan de Paris, magnétisé par deux pôles de la capitale : le passage de l’Opéra et sa société interlope, d’une part, le parc des Buttes-Chaumont, simulacre de nature sauvage, d’autre part. Lieux tous deux de la nostalgie : d’un passé historique voué à la démolition et à l’oubli pour le premier, d’un paradis perdu pour le second. Lieux décrits avec minutie, un rare souci d’exactitude et de sens de l’orientation qui rappelle Instantanés d’Alain Robbe-Grillet. Réalisme descriptif qui sitôt rendu se mue en onirisme. Sans doute n’y avait-il pas de meilleur moyen de démontrer que le surréel s’enracinait bien dans le réel.

Le passage de l’Opéra, « grand cercueil de verre », qui reliait le boulevard des Italiens à l’Opéra Le Pelletier, se déployait dans deux galeries, dites du Baromètre et du Thermomètre, sur trois niveaux. Les premier et second étages sont occupés par un meublé, respectivement une maison de passe et un hôtel dont les chambres sont louées à la semaine ou au mois. Quand au rez-de-chaussée, les boutiques s’y égrènent comme les perles d’un poème dont seul un surréaliste pouvait révéler les sortilèges : bistrots équivoques, dont le Certa où se tenaient les assises de Dada, deux restaurants, dont un italien, coiffeurs pour messieurs et dames, un cireur de chaussure, un marchand de timbres-postes, un libraire, un armurier, un imprimeur de cartes à la minute, un tailleur dit mondain, des bains publics, un orthopédiste-bandagiste, un fournisseur en champagne, une modiste, une maquerelle travestie en marchande de mouchoirs, un salon de massage qui n’a rien à envier au bordel de Bella Cohen dans Ulysse, un théâtre pour finir, le Théâtre Moderne, si bien nommé, récapitulation de ce monde où les lieux typés renvoient aux types humains les plus variés, dans lesquels le poète peut projeter tous ses fantasmes, comme n’importe quel promeneur dans une ville dont il serait aussi familier qu’étranger.

Entre les deux-guerres toujours, un autre écrivain, en philosophe cette fois, évoquera les passages parisiens : Walter Benjamin.

Avec le parc des Buttes-Chaumont qui, « vu de haut a la forme d’un bonnet de nuit », on reste sur la rive droite mais on passe d’Ouest en Est et d’un extrême à l’autre du paysage urbain, à savoir d’un paysage plus qu’urbain, puisque intégré au bâti, à la reconstitution d’un paysage naturel sur d’anciennes carrières : « …le peuple des passants et des promeneurs dans ces grandes villes qui n’en finissent pas où il bouge, et meurt, n’a pas le choix de sa nostalgie. » Une promenade nocturne en compagnie d’André Breton et Marcel Noll, surréalistes comme lui, est ainsi, pour Louis Aragon, l’occasion de s’interroger sur l’attraction du jardin et le sentiment de la nature. « Jardins, par votre courbe, par votre abandon, par la chute de votre gorge, par la mollesse de vos boucles, vous êtes les femmes de l’esprit, souvent stupides et mauvaises, mais tout ivresse, tout illusion. » Le jardin, « paradis légendaire » où « se meuvent les rêves sauvages des citadins ». Quant au sentiment de la nature, ce « n’est qu’un autre nom du sens mythique. » Avec lui et le jardin, c’est comme si une limite était franchie : entre conscience et inconscience, réalité et mythe, milieu urbain et nature ajouterons-nous : « la nature est mon inconscience. »  D’où toutes les variations sur le divin statufié, les lieux sacrés (rapport au Belvédère avec son petit temple), l’idée de l’homme, qui apparaît plus grande que nature (défi de la métaphysique à la psychologie), le vertige du vide associé à la mort (rapport au Pont des suicidés),  la religion de l’amour, si vulnérable (rapport au Pont suspendu, qui tremble au moindre mouvement, menace de s’effondrer). « Pas un lieu désormais qui ne me soit une place de culte, un autel. » Au « milieu des mouvements des villes », le poète nous enjoint de reconnaître « dans l’anonyme qui là-bas s’arrête un fakir de l’amour, un homme qui n’est pas vous, dénoué dans le vulgaire de son âme, un homme que l’idée enfin pétrit et recréa. » Invitation à renier les conquêtes de l’esprit au profit des sens.

Et en conclusion, le songe du paysan en forme d’aphorismes athéistes : dialectique de l’ordre et du désordre – ordre de la nature, désordre des villes ? – débouchant sur une métaphysique sans dieu.      

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Dans ces quatre œuvres, la technique du collage, le recours à une transcription simultanée des événements, l’enchainement des monologues intérieurs, qui se substituent aux dialogues, les associations d’idées ou de mots, laissent entrevoir en arrière-plan une vision kaléidoscopique de la ville saisie sur le vif en phase avec les états d’âme des personnages. Comme si hommes et pierres s’amalgamaient en un tout à peine différencié, symbiose ultime d’une modernité qui les entraine dans un même courant, de conscience, de béton et d’asphalte, irrésistible. L’art de la narration avec son fil conducteur, est abandonné au profit d’un déroulement erratique de faits et d’actions qui pour sembler anodins n’en font pas moins signe, à l’instar des déambulations du citadin dans nos modernes cités, sollicité par les vitrines qui se succèdent sans transitions lui renvoyant son image déformée mêlée aux mannequins de mode et articles du commerce exposés à sa convoitise. Tout lui fait signe, arbitrairement et sans hiérarchisation ; mais plus rien ne le retenant il est condamné, soit à un va-et-vient obligé, routinier, entre son foyer et les lieux de travail ou de consommation, soit à l’errance. La ville, quand elle n’est pas identifiée à une Babylone qui dévore les siens, n’est plus qu’un labyrinthe où l’homme a perdu les repères charnels qui l’ancrait à la terre ; ne subsistent que des repères utilitaires, panneaux de signalisation qui n’évoquent plus rien. Ville de migrants, contraints, quand ils ne sont pas assignés à résidence dans une lointaine banlieue, à la mobilité. Les quatre écrivains cités furent, dans l’entre-deux guerres, des précurseurs qui annonçaient, malgré les menaces qui pesaient sur l’avenir ou à cause d’elles, le nouveau roman de l’après-guerre[1]. Nouveau roman, ville nouvelle, vie nouvelle ? La crise économique et la guerre n’ont pas interrompu des évolutions sociale et culturelle devenues irréversibles, confortées par les « trente glorieuses ». Evolutions toutefois bientôt surpassées par un postmodernisme[2], pas moins désenchanté mais différemment, qui, non content de jouer avec le texte et ses signes, manipule les citations extraites de leur contexte (cf. l’architecture postmoderne toute empreinte de nostalgie), avant que, de nos jours, l’hypertexte ne vienne à son tour tout brouiller[3].

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Jetant, après avoir abordé la littérature, un pont en retour vers les sciences sociales, comment ne pas être frappé par les homologies, qui au-delà de la conjoncture, relèvent sans aucun doute d’un fond culturel commun. Le structuralisme[4] s’est développé après la dernière guerre sous l’impulsion de Lévi-Strauss, dont, la thèse : Les structures élémentaires de la parenté, a paru en 1949, puis d’Althusser, dont Lire le Capital date de 1968. Il a inspiré Manuel Castells qui a écrit La question urbaine en 1972. Dès 1956, cependant, Nathalie Sarraute publiait L’ère du soupçon. Or, qu’est-ce que l’ère du soupçon, sinon cette défiance pour le sujet sur lequel, jusqu’à l’aube du XXe siècle, étaient centrées, et la peinture, et la littérature, et les sciences sociales encore balbutiantes : sujet dûment typifié et intrigue, enrobés dans la narration, dont les repères spatiaux et chronologiques étaient incontournables. L’impressionnisme en peinture avait tracé la voie en contribuant à estomper les contours du sujet pictural. Le Nouveau Roman accomplira en littérature une révolution en ne considérant plus le sujet que comme support d’une réalité psychologique et sociale qui dépasse la personnalité des protagonistes de l’action : « …l’élément psychologique, comme l’élément pictural, se libère insensiblement de l’objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. »[5] Déjà chez Simmel, l’anonymat dans la grande ville menaçait d’emporter les relations interpersonnelles, et la révolution théorique sera en sociologie accomplie avec le structuralisme, comme en histoire avec l’Ecole des Annales. L’acteur[6], pour le structuralisme, n’est plus que le support de relations sociales qui ont leur fondement dans l’infrastructure économique des sociétés, quand ce n’est pas, au niveau culturel, dans une combinatoire de signes, telle la langue, qui échappe à la conscience des individus. Critique du structuralisme, Lefebvre renversera ainsi la problématique structuralo-marxiste, en replaçant la société urbaine, fondée sur la différence et l’échange, sur ses bases culturelles. Remettre en cause le déterminisme par la base économique, c’était rendre à la société des hommes l’initiative et lui conférer un pouvoir créateur qui lui était dénié par une certaine vulgate marxiste. Mais, en assimilant la société globale de l’époque contemporaine à la société urbaine par généralisation de la culture et du mode de vie urbain, il en légitimait par ce fait même les valeurs.

Consacrée par Michel Foucault prédisant dans Les Mots et les Choses (1966) la « mort de l’homme », la révolution théorique, pour être achevée, n’était pas irréversible comme Alain Touraine put en faire le constat avec Le retour de l’acteur en 1984, ou comme les historiens, qui, tel Georges Duby avec Le dimanche de Bouvines dès 1973, renouèrent avec l’événement et la narration. Mais, dans une conjoncture quelque peu chamboulée, après le choc pétrolier des années 70, par l’effondrement des Etats socialistes puis le terrorisme des fondamentalismes religieux, dans un contexte profondément marqué par l’Internet et le développement de la société en réseaux, parle-t-on toujours du même sujet ? A l’évidence non. La littérature d’aujourd’hui et de demain pourra-t-elle aider à mieux cerner les enjeux de cette dialectique du sujet et de l’action, du texte et du contexte ? Finkielkraut a titré le recueil de ses entretiens radiophonique : Que peut la littérature ? Que peut-elle, en effet, pour une meilleure appréhension – réaliste ou subjective, voire utopique – de la ville ? De quel renfort ou secours peut-elle être pour les sciences sociales ? « …on n’en a jamais fini avec la littérature, écrit Finkielkraut dans la préface, ceux qui croient lui signifier son congés abandonnent le plus souvent l’univers de la complexité, de l’ambiguïté, de l’incertitude pour l’éblouissante clarté des archétypes et les sentiments binaires du mélodrame. » Avis aux chercheurs en sciences sociales : « Il n’y a pas d’accès au réel direct, pur, nu, dépouillé de toute mise en forme préalable. Il n’y a pas d’expérience sans référence : les mots sont logés dans les choses […]. » Paul Ricœur est cité à l’appui de cette défense de la littérature : « …nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? » Que saurions-nous, en effet, des multiples expériences urbaines, heureuses ou malheureuses, dont la connaissance concrète nous est pourtant essentielle pour échapper à cet entre-soi stérilisant qui nous menace tous ? Nathalie Sarraute pensait que les lecteurs de sa génération attendaient de la littérature « cette satisfaction essentielle qu’elle seule peut leur donner : une connaissance plus approfondie, plus complexe, plus lucide, plus juste que celle qu’ils peuvent avoir par eux-mêmes de ce qu’ils sont, de ce qu’est leur condition et leur vie. »[7] Appliquée à la condition et à la vie urbaine, la remarque ne demeure-t-elle pas, aujourd’hui, plus pertinente que jamais ?

Passant du texte sur la ville à la ville comme texte, c’est, plus près de nous que les romanciers ou poètes déjà cités, quatre essayistes parmi beaucoup d’autres qui ont retenu notre attention.

A suivre :
3)      « La phrase urbaine » de Jean-Christophe Bailly (2013)
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[1] Dont il faudrait analyser la filiation avec le surréalisme et avec la littérature de la beat generation.

[2] V. Le roman français postmoderne – Une écriture turbulente de Marc Gontard : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/02/96/66/PDF/Le_Roman_postmoderne.pdf.

[3] Cf. François Ascher : Ces évènements qui nous dépassent feignons d’en être les organisateurs (2001).

[4] Dont l’origine remonte, rappelons-le, à Ferdinand de Saussure et son Cours de linguistique générale (1913).

[5] L’ère du soupçon (1956).

[6] Ou l’agent, comme préfèrent le désigner les structuralistes, préoccupés de le dépouiller de tout esprit d’initiative.

[7] L’ère du soupçon. On pourrait également mettre en correspondance le Nouveau Roman et la Nouvelle Vague cinématographique, tant les écritures de l’un et de l’autre présentent d’apparentements. Cf. à cet égard le film de Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle, tourné dans le quartier des Quatre mille de La Courneuve, qui met en exergue, pour le condamner, un urbanisme de la dissociation des espaces que reflète un traitement cinématographique novateur pour l’époque, fondé sur la simultanéité des évènements et non plus la continuité d’un récit. Les choses, les hommes sont abordés comme des objets et des sujets interchangeables dans un cadre urbain et architectural sans repères où « toute chose existe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur » nous dit Godard, exprimant cette confusion des espaces publiques et privés de l’urbanisme moderne dénoncée par Marcel Hénaff et Thierry Paquot. Jean-Luc Godard ne va-t-il pas jusqu’à qualifier le grand ensemble de « gestapo de la structure » ! (v. à ce sujet l’article d’Aurélie Cardin intitulé Les 4000 logements de La Courneuve : réalités et imaginaires cinématographiques in Cahiers d’histoire n° 98 – 2006).

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XVI– UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE : 2) Un quadriptique de villes-capitales : New-York – Dublin – Berlin – Paris

C’est à un quadriptique de l’entre-deux guerres qu’il faut se reporter pour saisir dans toute leur ampleur les mutations parallèles de la ville et de la littérature ayant en grande partie leur origine dans la première de ces deux guerres et qui, peut-être, anticipaient la seconde dans ce qu’elle révélait d’accomplissement horrifique. Il s’agit d’Ulysse (1921) de James Joyce, Manhattan Transfer (1925) de  John Dos Passos, Le paysan de Paris de Louis Aragon (1926) et Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin. Outre Paris, découverte par un œil neuf, celui du paysan, les trois autres villes capitales, Dublin, New-York[1], Berlin, sont sillonnées, par leur héros respectif ou plutôt leur anti-héros : Leopold Bloom, Ellen Thatcher, Franz Biberkopf. Tous errants entre attirance et rejet de la grande ville, indissociable de ses séductions comme de ses turpitudes[2], avec, dans ces quatre œuvres, une constante propre à notre culture occidentale, à savoir l’importance prise, en contrepoint de l’agitation ou de l’enfer des villes, par le bistrot, le pub ou la taverne, ultimes refuges après l’immersion ou la Chute, lieux de rencontre et, l’alcool aidant, de dispute au  double sens, scolastique et commun, du terme.

Ecrits entre les deux-guerres, deux de ces récits se situent avant la première, du moins son terme : Ulysse et Manhattan Transfer ; deux après : Berlin Alexanderplatz et Le paysan de Paris.

Gens de Dublin, gens de Berlin : milieu bourgeois d’intellectuels et d’artistes, ou qui se prétendent tels, dans Ulysse ; de petits truands et de maquereaux dans Berlin Alexanderplace.  Ville-labyrinthe, dans le premier cas, incessamment parcourue en tous sens une journée durant ; ville du vice et de toutes les tentations assimilée à Babylone dans le second.

Dublin, Sackville street et O’Connell bridge /Photo Multichill, Flirckr, Wikimedia Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.en 

La variété des quartiers de Dublin reflète les états d’âme des protagonistes de cette folle journée, contraction du voyage et des aventures d’Ulysse[3] . Aussi bien, les lieux de cette moderne épopée sont-ils rapportés – outre à un symbole et à une couleur – à un organe : les rues menant, au sud de la Liffey, de la poste aux bains publics en passant par l’église et la pharmacie, aux organes génitaux (la ville génitrice ?) ; le cimetière de Glasnevin situé dans les quartiers nord, au cœur (organe vital dont l’arrêt est fatal) ; le siège du journal L’Homme libre aux poumons (rapport à Eole qui colporte les nouvelles) ; le bar de Davy Byrne à l’œsophage ; la bibliothèque nationale au cerveau ; le dédale des rues débouchant sur le parcours emprunté par le Vice-Roi et Gouverneur Général de l’Irlande au sang ; le restaurant de l’hôtel Ormond, où les clients sont divertis par un pianiste, à des oreilles ; la taverne de Barney Kiernan, dans laquelle on assiste à une rixe, aux muscles ; la plage de Sandymount, où certaines filles s’exposent sans pudeur, à l’œil et au nez ; la maternité de Holles Street à l’utérus ; le bordel de Bella Cohen à l’appareil locomoteur (!) ; l’Abri du Cocher, établissement de nuit où les discussions politiques sont particulièrement animées, aux nerfs. Ainsi, au gré des pérégrinations de Léopold Bloom[4], démarcheur publicitaire, nouvel Ulysse, et de Stephen Dedalus, alias Télémaque, double de l’auteur, se déploie la ville, comme un grand corps dont les pulsations font vibrer les sens et les sentiments des personnages. Transposée de l’Odyssée, l’épopée de Bloom, se déroule sur une journée : un 16 juin 1904. Elle commence à 8 h. du matin, sa première sortie du 7 Eccles Street, son domicile dans le centre de Dublin au nord de la Liffey, en vue de s’acheter un rognon  pour le petit-déjeuner (!) et se termine la nuit suivante à 3 h. quand, de retour chez lui, il se glisse dans le lit de Molly, sa femme, réincarnation de Pénélope. Le périple de Bloom est bouclé, non sans que Joyce nous fasse subir le très long monologue intérieur de Molly, en 8 phrases sans ponctuation interne sur 56 pages, laquelle s’épanche très complaisamment sur ses aventures sentimentales, en écho sans doute à celles, urbaines, mais non moins troubles de son époux, sinon plus. La femme, la ville, réserves inépuisables de phantasmes ! 

300px-Berlin_Alexanderplatz_1903 Berlin, Alexanderplatz / Wikimedia Commons

Seestrasse, Rosenthaler Strasse, Sophienstrasse, Gormannstrasse, Klosterstrasse, Wilhelminenhofstrasse, Huttenstrasse, Elsasser Strasse, Lothringer Strasse, Kleiststrasse… toutes les rues de Berlin mènent à Alexanderplatz au cœur de la ville, doublée depuis la chute du mur par la Potsdamer Platz[5]. Ainsi peut-on suivre Franz Biberkopf, ancien débardeur, dans ses déambulations depuis sa sortie de la prison de Tegel jusqu’à l’asile d’aliénés de Buch où il n’échappera à une mort pourtant ardemment désirée que par une grâce surnaturelle. Entre temps, comme dans Ulysse de Joyce, mais dans une pesanteur difficilement supportable, se dévoile une ville d’après-guerre, entre chantiers et bouges, lieux de dissipations sinon de perditions, où notre anti-héro, piégé par son innocence, traine sa misère avant de tomber dans les griffes de comparses malfaisants, de se racheter puis de rechuter pour finalement se résigner et se soumettre à son médiocre destin. « Villes, tombeaux de l’humanité », s’écria Rousseau en son temps, et à sa suite Döblin, paraphrasant le Faust de Goethe, fera le constat désabusé que « l’homme de toute sa vie n’est heureux, d’ordinaire, qu’au seul stade embryonnaire !… ». A la différence de la ville arpentée par Léopold Bloom, toute en couleurs plus ou moins chatoyantes selon l’angle de vue, la mort hante celle de Franz Beberkopf, moderne et sordide Babylone, tentatrice irrésistible, figuration de la déchéance qui jamais n’épargne le petit peuple, avec ses coulisses dont les cloisons parfaitement opaques ne laissent même pas entrevoir les bourgeois qui s’activent pourtant sur la scène par acteurs interposés, jouissent et manipulent : Babylone sur Spree, « Babylone la grande, mère des prostituées ».

Fassbinder, auteur d’une série télévisée inspirée du roman, le dit dans la postface : « Vivre dans une grande ville, c’est porter une attention toujours changeante aux sons, aux images, aux mouvements. Aussi les ressources propres à chaque particule du récit changent constamment […]. » Mais, plus encore que Berlin Alexanderplatz, Manhattan Transfer illustrera cette variété de sensations ressenties dans la grande ville.

A suivre :

Manhattan Transfer de John Dos Passos

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[1] Capitale économique, financière, culturelle… à défaut de l’être politiquement.

[2] V. aussi de Pierre-Jean Le Quéau : Babylone, encore. Joyce, Döblin et Dos Passos. Trois oeuvres, analysées comme expression d’un agnosticisme référant à une sociabilité nouvelle entre une humanité faillible et un cosmos insondable.

[3] Pour un résumé du roman séquence par séquence, avec des variations sur les thèmes abordés, voir le site de Michel Chassaing : http://riverrun.free.fr/ulysse/ulysse.pdf.

[4] Fils d’un émigré hongrois d’origine juive et d’une irlandaise protestante (un bloom est un lingot d’acier en anglais).

[5]Mais cette dernière plus carrefour que place.