XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE : « Manhattan Transfer » de John Dos Passos

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Manhattan, Empire State Building  – 1932 / Photo Samuel Gottscho / Wikimedia Commons

2) Un quadriptique de villes-capitales : New-York – Dublin –  Berlin – Paris (suite)

Manhattan Transfer, du nom de la station du métropolitain où s’opérait le transfert des voyageurs d’un train à l’autre entre l’île de Manhattan et le continent en raison des écartements différents de rails. Manhattan transfer symbolise ainsi à la fois une limite et l’échange avec le reste de la ville de New-York.

Le roman nous renvoie moins à l’écologie urbaine[1] qu’à la sociologie de Simmel – encore et toujours. Il n’est question ni de communautés ni d’invasion ethnique chez Dos Passos ; rien de collectif, pas vraiment de ségrégation spatiale non plus, tout est ramené aux individualités, perdues dans la foule anonyme des avenues et des rues, des squares et des parcs. Plus que la société, c’est la ville avec ses attributs : indifférence, précarité, insécurité…, qui écrase. Melting-pot de nationalités de toutes conditions plus que de races : « Tout le long des tables, des jeunes filles cousent, têtes inclinées, blondes, noires, brunes, châtaines. » Et encore : « les hommes en melon, les vagabonds du Bowery, les vieilles dans leurs cuisines, les cabaretiers, les conducteurs de trams, les agents, les gonzesses, les marins, les débardeurs, les types des bureaux de placement… » Ce qui n’exclut toutefois ni la xénophobie ni le racisme, qui se déchaînent à l’occasion. Ainsi, l’oncle Jeff : « La ville est envahie par les youpins et les Irlandais de la plus basse catégorie, c’est de là que vient tout le mal… dans dix ans, un chrétien n’y pourra plus vivre. » Un peu plus loin, le même : « Après tout, c’est nous qui avons fait ce pays, et nous permettons à un tas d’étrangers, le rebut de l’Europe, la lie des ghettos de Pologne, d’y venir et de le diriger à notre place. » Les ascensions sociales y sont aussi fulgurantes que les déclassements sont vertigineux. Herf : « La différence entre vous et moi, Armand, c’est que vous, vous montez dans l’échelle sociale et que moi, je descends… ». Les relations, fruit du hasard, se nouent et se dénouent sans guère de motifs. Les unions sont marquées par la précarité. Instabilité générale, reflet d’une ville en mouvement incessant. Les intrigues s’entrecroisent comme les rues se croisent : bien que situées historiquement, leurs repères dans le temps objectif sont estompés au profit de leur localisation dans l’espace. A l’instar des blocks, les avenues et les rues portent des numéros, permettant au passant de s’orienter dans un espace ponctué, mais dans un temps indéterminé. « C’est probablement pour éviter de devenir fou qu’on a inventé les nombres. La table de multiplication est un remède meilleur que Coué pour guérir les nerfs agités. » Chacun vaque à ses occupations, quand il n’erre pas faute de travail ou de foyer ; croise son semblable plus qu’il ne le rencontre, comme un étranger ; aborde l’étranger, dont il partage la précarité, comme un familier. Tous étrangers désabusés au sens que Simmel donne à cette expression. Pour Dos Passos, l’espace de la ville, multidimensionnel, supplante la durée et sa linéarité. Le roman est à l’image de cette morphologie spatiale fragmentée et simultanée. C’est bien la ville qui fait son unité ; sans elle aucun des personnages mis en scène ne se serait rencontré. La trame des voies sans noms de Manhattan est l’expression de l’anonymat urbain. En Europe, les noms des rues nous parlent du passé, de même que les monuments. Rien de tel à Manhattan, pas de monuments mais des gratte-ciel qui rivalisent de hauteurs à défaut d’ancrage dans un passé historique. La compétition remplace la mémoire[2]. Les habitants passent plus qu’ils n’habitent la ville. Immigrés, ils semblent avoir encore moins de passé qu’elle. Déracinés, ont-ils un avenir ? L’espoir seul les tient encore à l’image des constructions de Manhattan qui à défaut de s’étendre en surface montent à l’assaut du ciel. La ville ne se raconte pas, elle vit dans l’instant comme ses résidents précaires et se renouvelle d’un lieu à l’autre, d’une génération à l’autre, insensiblement et sans transition. Mais, il suffit de prendre du recul pour prendre conscience des transformations. Phil Sandbourne, architecte, rapporte les propos de son associé qui parle toujours d’un certain empereur romain qui trouva Rome en briques et la laissa en marbre : « Eh bien, dit-il, moi j’ai trouvé New-York en briques et je la laisserai en acier… acier et verre. »

La perception de New-York par Dos Passos ne manque pas non plus d’évoquer l’espace sensoriel de Simmel : par petites touches impressionnistes Manhattan apparaît comme une ville-mosaïque toute en bigarrure, miroir chatoyant, reflet de la diversité de son peuplement. «  On eût dit qu’on marchait dans les étoiles. En bas, de tous les côtés, des rues s’effilaient en raies pointillées de lumières, entre des blocs d’édifices aux fenêtres noires. La rivière scintillait en bas, comme en haut la Voie lactée. » L’île, vue à travers ceux qui y résident ou y transitent, est un concentré de sensations : « Tout n’était que confusion de plans colorés s’entrecroisant, visages, jambes, devantures, tramways, automobiles. » Selon l’heure de la journée et la saison, la lumière change jusqu’à la consistance des objets, les réfractant dans les vitrines des magasins, les reflétant sur l’acier des constructions, les diffractant entre les interstices des bâtiments : « Le soleil déjà chaud grésille sur les pavés, sur les vitres, sur les plaques émaillées marbrées de poussières […] ». Les clameurs de la rue se mêlent au roulement des voitures, au crissement du métro aérien, aux avertisseurs divers, pompiers et ambulances, dont l’intensité et la tonalité varient en fonction du lieu, du moment de la journée et de la qualité de l’atmosphère. A chaque quartier ou rue ses exhalaisons : miasmes ou fragrances. Même l’air qu’on respire laisse un goût dans la bouche. Suivons Ellen dans ses pérégrinations : « Après avoir traversé Lafayette Street, pleine du grondement des camions et des voitures de livraison, elle sent dans sa bouche un goût de poussière, et des grains de sable craquent sous ses dents. […]. Sur Tomkins Square, des enfants hurlants cabriolent sur l’asphalte humide. […]. Ils dégagent une odeur de crasse semblable à l’odeur du pain moisi.» A la fin du roman, lors d’une de ses dernières sorties, elle « sentit que le jeune marchand la frôlait en traversant à côté d’elle. Elle s’écarta. A travers le parfum des fleurs, elle perçut pendant une seconde l’odeur de son corps malpropre, l’odeur des immigrants, d’Ellis Island, des maisons surpeuplées. »

Il n’est pas jusqu’à la superficialité des rapports humains qui rappelle les notations de Simmel : les rencontres sont émaillées de dialogues aussi cursifs que superficiels, mais néanmoins lourds de sens que les monologues intérieurs révèlent pour peu que l’intimité des personnages prenne le dessus. Tout juste si une conscience collective émerge lors de – rares – débats politiques. On aurait peine à déceler ne serait-ce que des traces d’intellectualité, sauf peut-être dans le personnage de l’avocat, George Baldwin, chez qui domine l’esprit de calcul, mais encore frustre, ou, différemment, dans celui de Jimmy Herf, journaliste, dont la lucidité tranche en comparaison de l’égarement des autres personnages du roman. L’immersion urbaine ne garantit pas contre la superficialité.

Au delà d’une vision partagée, Simmel et Dos Passos s’opposent sur le jugement moral porté sur la grande ville : le New-York des débuts du XXe siècle vu par l’auteur de U. S. A. évoque plus Babylone ou Ninive, personnification de la décadence, auxquelles le roman fait explicitement référence, que la ville-lumière et ses séductions. Ses habitants, plus ou moins voués à l’errance, y vivent d’échecs et de réussites en fonction de leur naissance, des aléas de l’existence, des hasards des rencontres, bénéfiques ou néfastes, sans que la volonté ou l’intelligence y puissent grand chose. « Ici, c’est pas un endroit pour les vieux, c’est bon pour les jeunes, pour les forts, bien sûr. » dit un cockney rencontré à Battery Park. Herf : « Si j’avais reçu une éducation convenable et si j’avais commencé à temps, j’aurais pu être un grand savant. » C’est aussi « la ville rêvée pour ceux qui viennent d’ailleurs » : ambiguïté du rêve que l’on poursuit avant la désillusion.

Manhattan Transfer, illustration en noir de la sociologie et de la philosophie de Georg Simmel. C’est Phil Sandbourne qui le dit : « S’il y avait un peu de couleurs dans la ville, toute cette vie rigide et contractée s’écroulerait… Il y aurait plus d’amour et moins de divorces… »

Enfin comment ne pas établir un parallèle entre cette littérature, celle de la « lost generation » de l’Amérique de l’entre-deux guerres, et celle de la « beat generation » d’après guerre. S’il y a bien, en effet, un nomadisme urbain, il reste circonscrit au propre et au figuré : on est dans la rue, mais sur la route, pour reprendre le titre du « rouleau » de Jack Kerouac[3]. Sur la route, expression de la « fureur de vivre », Manhattan Transfer, reflet d’un certain désabusement.

A suivre :
Le paysan de Paris de Louis Aragon

[1] Pour une interprétation autre, v. le travail de fin d’études à l’ENTPE de Jérôme Astier, Société urbaine, sociologie et littérature : le cas de New-York dans les années 1920 (2007).

[2] Ralph Lauren, le fondateur de la marque au petit cavalier de polo ne déclarait-il pas au Magasine du Monde du 24 août 2013 : « L’Amérique invite à regarder devant soi, pas derrière. Il y a trop à faire quand on arrive ici. Les gens ne vous demandent jamais d’où vous venez. Et, parlant de ses parents : « Je suis comme eux : je vis dans le présent, je pense à ce que j’ai à faire ici et maintenant, je ne me retourne pas. »

[3] Il faudrait approfondir la comparaison entre le roman de Dos Passos et le « rouleau » de Kerouac écrit en trois semaines en 1951 : même errance de personnages plus ou moins paumés, mais avec un but précis pour ceux de Manhattan transfert, à savoir trouver un job et dans la foulée s’établir, alors que  pour ceux de Sur la route, c’est plutôt un prétexte qui les motivent : retrouver les copains dispersés entre Denver, San Francisco, Los Angeles…

Sur la route est un roman – autobiographique – linéaire qui se déroule entre deux traversées allers-retours Est-Ouest du continent américain et un troisième voyage New-York-Mexico et retour. Le tout par tous moyens : stop, car, covoiturage, quand ce n’est pas la marche à pieds. Manhattan transfer est pratiquement clos sur l’ile du même nom où les migrants viennent comme buter, quand ce n’est pas pour s’y perdre. Nomadisme de la grand-route dans un cas, urbain dans l’autre ; encore que les compères du premier, une fois leur destination atteinte, n’hésitent pas à prolonger  leur errance au long cours dans la ville, s’y immergeant pour mieux s’y griser. Si les personnages de Dos Passos se croisent plus qu’ils ne se rencontrent, ceux de Kerouac au contraire se recherchent. Il y a une soif insatiable de vivre et une grande tendresse derrière la rudesse de façade chez Kerouac, que l’on a bien du mal à retrouver chez Dos Passos dont les personnages accusent plutôt de la fatigue devant les difficultés de la vie de migrant. La migration est subie, alors que le nomadisme de la beat generation est recherché. C’est toute la différence par-delà les recoupements que l’on peut faire. Reste la question, fondamentale, de l’espoir. Accrochés à un espoir, celui, de trouver un « boulot », de s’installer, bref de s’en sortir, l’espérance fait défaut aux migrants de Dos Passos. Il en va tout autrement chez Kerouac, qui faisait descendre le mot beat de béat, du latin beatus, heureux, premières lettres de béatitude (bienheureux en Dieu). Howard Cunnell, dans sa préface à Sur la route, cite John Clellon Holmes qui fait bien ressortir que la Beat Generation et avec elle Kerouac « veut croire, même devant l’impossibilité de le faire en termes conventionnels ». La « défonce » ne serait qu’un symptôme, expression d’un désarroi qui masquerait une foi, en la terre, en l’homme, en Dieu…, une foi indéterminée. C’est un paradoxe, l’espérance du beatnik est au bout de la route, l’espoir de l’homme urbain se perd dans les nuées de la ville. Mirage du Grand Ouest américain, antidote à la déréliction urbaine. Horizontalité contre verticalité. Les grands-routes (hightway) transcontinentales traversent des déserts, dans New-York les migrants côtoient les bas-fonds. Dans notre hexagone les autoroutes franchissent dans la plus grande indifférence des régions déshéritées pendant que nos centres-villes se sentent menacés par la banlieue.

Bien sûr il faut relativiser l’opposition entre les deux épopées :  celle de la route et celle de la rue, ou celle des grands espaces et celle des villes, puisque, rétrospectivement, nous savons maintenant qu’il faut interpréter l’errance de la beat generation comme étant déjà de nature urbaine avec la généralisation de la culture de l’urbain, généralisation que la fin de la deuxième guerre mondiale allait précipiter. A preuve : Kerouac Sur la route ne se sent-il pas étranger tout comme ces migrants de Mahattan transfert ?

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