XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE — 3) « La phrase urbaine » de Jean-Christophe Bailly (2013)

Plan de la ville de Château-Thierry (1840)

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Photo : Wikimedia Commons

3)      « La phrase urbaine » de Jean-Christophe Bailly (2013)

« Ville = Langue. » D’emblée Jean-Christophe Bailly[1] nous présente l’enjeu : « …trop rarement s’effectue la rencontre entre l’art d’architecture et la ville ». Et de poursuivre : « Le paysage urbain actuel est comme une pseudo-phrase formée de mots distendus et impropres, de verbes non conjugués, d’accords qui ne sont pas faits. […] Or la ville est avant tout un phrasé, une conjugaison, un système fluide de déclinaisons et d’accords. » L’analogie n’est pas coquetterie. On doit pouvoir cheminer dans la ville comme on lit un texte ou parcourt une partition, à condition d’y retrouver ce phrasé qui est plus qu’une phrase, un hymne au sein duquel, nous dit l’auteur, une poétique rencontre une politique.

C’est qu’« une ville est une réserve, une puissance, mais aussi un acte sans fin recommencé, un ensemble vivant qui ne vit que de ce qui frémit dans sa trame ». Autrement dit, une « masse de lignes enchevêtrées, labyrinthe de couloirs et de vestibules où un fil d’Ariane, imprévisiblement, se tend ». La ville serait comme un grand livre ouvert ou une partition dont les portées seraient les rues et les maisons, immeubles et monuments comme des signes, des notes qui nous interpellent. « On parle dans la langue et l’on marche dans la ville. » Et la ville se déploie non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps : « Le caractère de palimpseste du texte urbain fait partie de sa définition. »[2]

Ce contre quoi J.-Ch. Bailly s’insurge ce sont la réification des centres-villes en musée, d’une part, la dilution dans ses marges de la ville informe, dite « émergente », d’autre part, le fonctionnalisme du mouvement moderne qui a fait éclater le tissu urbain, enfin. La cohésion de ce tissu et le marquage des limites ayant fait la ville se sont perdus avec la révolution industrielle. « Le mouvement moderne, qui a extrait l’architecture de la ville pour la lui rendre ne lui remet qu’une architecture qui la nie dans son principe et qui se pare, comme tout ce que l’isolement énerve, de toutes les vertus curatives. Nous avons donc ce paradoxe d’un âge d’or de la forme qui a exclu de son programme toutes les formalités du tissage urbain. » Aussi est-ce au retissage de la trame urbaine qu’appelle l’auteur et au renversement des rapports entre centre et périphérie. Dans la mesure où la ville est un espace de représentation, c’est la complémentarité de la scène et des coulisses qu’il faut retrouver et l’articulation entre architecture et urbanisme qu’il importe de promouvoir. « Si la banlieue est la coulisse de la ville (son dépôt, sa réserve, ses brouillons), alors il faut qu’elle la devienne vraiment, il faut la faire coulisser. » Qu’est-ce à dire, sinon que « le devenir-ville de la banlieue n’est pas à comprendre comme un procès mimétique qui aurait pour fin de ramener la banlieue à la ville, de la plier de force à des traits reconnus, mais comme un panoramique qui ferait entrer en contact le hors-champ dans le champ, en une transition perpétuellement tendue ».

La ville n’exprime-t-elle pas en propre « une forme sociale » qui est celle d’un temps et d’un lieu déterminé : « …l’architecture en effet est, dans l’espace traversé par les hommes, ce qui incarne et rend visible la forme d’association qu’ils se sont donnés. » A l’architecture basse spontanément ordonnancée des peuples dits premiers a succédé l’architecture haute reflétant une structure sociale hiérarchisée. Au partage de l’espace d’une communauté, la division spatiale de la société. C’est ainsi que « même avec des vocabulaires souvent indigents et une syntaxe beaucoup trop générique et directive, le vaste mouvement universel de déploiement des cités doit être considéré comme le fruit d’une volonté d’architecture, tout se passant comme si le refus de la prose urbaine qui le constitue avait introduit de force dans la question du logement la solennité monumentale et la solitude de l’objet de haute architecture. » Et ce ne sont pas « les avatars de la résidentialisation » qui permettront de fêter « les noces tant retardées et tant attendues entre les principes formels hérités du mouvement moderne et la lignée d’affects de la rue ou, en d’autres termes, entre le poème d’architecture et la prose de la vie. » Pour Jean-Christophe Bailly il faudra bien plus. « Ce qui est à défendre, nous dit-il, c’est une ligne contextuelle fine résultant d’une approche superposant les échelles, du sens du toucher jusqu’à l’horizon. » Et ce qui est à encourager « c’est une architecture de l’articulation et de la césure, c’est une science des intervalles et des leitmotivs ».

Revenant plus de 40 ans en arrière, c’est à Henri Lefebvre qui, dans Le langage et la société[3] d’abord, La révolution urbaine[4] ensuite, a théorisé les rapports de la ville au langage dans une perspective structuro-dialectique, que Jean-Christophe Bailly fait écho. L’auteur du Droit à la ville s’est efforcé, en effet, de donner des clefs pour une lecture de la ville en s’inspirant de la linguistique dont le structuralisme est tempéré par le recours à la dialectique. C’est en croisant les dimensions du phénomène urbain (paradigmatique, syntagmatique et symbolique)[5] avec les niveaux d’articulation (global, mixte et privé)[6] dans une grille de l’espace urbain, d’une part, en réintroduisant le mouvement dialectique dans la structuration de l’espace, d’autre part, qu’il s’est proposé d’expliquer le passage d’un mode de production à l’autre que reproduit la ville en tant que projection de la société sur le sol.

N’est-ce pas, à une échelle sans doute moins globale, dans le sens politique du terme, et en articulant l’architecture à la forme urbaine, que se situe J.-Ch. Bailly, et que Julien Gracq illustrera à sa manière avec sobriété en parlant de la cité des ducs de Bretagne, dans La forme d’une ville.

A suivre : 

4)      « La forme d’une ville » de Julien Gracq


[1] Ouvrage paru aux éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie ».

[2] Autrement audacieux est le projet de l’essayiste Dominique Laporte, féru de psychanalyse, de mettre en parallèle la langue et la ville sous l’aspect du déchet. Remontant à l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 qui a officialisé l’usage du Français et à un édit de la même année par lequel François Ier a posé des prescriptions en vue de l’assainissement de la capitale, il apporte subtilement la démonstration d’une concomitance entre la volonté d’épuration de la langue de ses scories exprimée par les poètes de la Pléiade au XVIe siècle et la nouvelle obsession de propreté urbaine manifestée par le souverain (réminiscence du cloaca maxima de la Rome antique). Aussi bien, la Renaissance constituerait en quelque sorte le stade anal de notre histoire nationale sevrée de latin, la langue mère des pays bordant la Méditerranée. « Si la ville s’épure de l’élimination de la fiente, l’excrément ne saurait toutefois, pour autant qu’il est celui de l’homme, engraisser la terre d’où viendront sourdre les écus sans qu’il soit d’abord passé au crible d’une alchimie purificatrice ». Ainsi en va-t-il de l’ambivalence qui affecte les déchets, détritus et autres déjections destinés par ailleurs à l’amendement des terres cultivables. Le refoulement de la composante nauséabonde des déchets sera désormais à la mesure de leur utilité pour l’accroissement des subsistances. Au point de se muer en argent, lequel on le sait, n’a pas d’odeur. Bien plus, l’esthétique sera jointe à l’utilité : « l’élimination du déchet participe, nous dit l’auteur, dans la langue comme dans la ville, de la grande expérience de la vue que font les XVIe et XVIIe siècles […] ». Mais, « l’assomption de la vue ne se fera pas cependant sans la disqualification parallèle de l’odeur ». Le XIXe, siècle par excellence de l’hygiénisme et de la mission civilisatrice de l’Occident,  consacrera la transmutation de la fiente en or, miracle de la généralisation de la monnaie comme moyen d’échange et de thésaurisation. Equivoque de la notion de besoin : « il n’est pas indifférent que l’impératif de rentabilisation vienne à porter sur un besoin, et que ce besoin se trouve être celui de l’homme. » Retour du refoulé ? sans doute ; sublimation de nos bas instincts ? peut-être : « Aussi l’idéal hygiéniste concevra-t-il l’idée d’une purification de l’excrément telle que soient assurées et la salubrité publique et les nécessités économiques ». Lequel idéal déteignit même sur des socialistes comme Pierre Leroux, qui, anticipant sur l’écologie, inventera le concept de circulus ou cercle naturel,  économie circulaire avant l’heure censée apporter la contradiction à Malthus et promouvoir la société d’abondance (V. Histoire de la merde, chez Christian Bourgeois éditeur : 1978).

[3] 1966.

[4] 1970.

[5] La dimension paradigmatique, à savoir le code en tant que système d’oppositions signifiantes comme les monèmes de la langue (opposition ville/campagne, centre/périphérie, pleins/vides, espace public/espace privé…), syntagmatique comme suite de combinaison de signes (parcours urbains assimilés à la syntaxe du discours), symbolique comme rapport analogique du signe au réel (cf. les monuments).

[6] Les niveaux : global (politique et institutionnel), mixte (la ville stricto sensu), privé (l’habitat qui masque l’habiter au sens heideggerien du terme).

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