C’est à un quadriptique de l’entre-deux guerres qu’il faut se reporter pour saisir dans toute leur ampleur les mutations parallèles de la ville et de la littérature ayant en grande partie leur origine dans la première de ces deux guerres et qui, peut-être, anticipaient la seconde dans ce qu’elle révélait d’accomplissement horrifique. Il s’agit d’Ulysse (1921) de James Joyce, Manhattan Transfer (1925) de John Dos Passos, Le paysan de Paris de Louis Aragon (1926) et Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin. Outre Paris, découverte par un œil neuf, celui du paysan, les trois autres villes capitales, Dublin, New-York[1], Berlin, sont sillonnées, par leur héros respectif ou plutôt leur anti-héros : Leopold Bloom, Ellen Thatcher, Franz Biberkopf. Tous errants entre attirance et rejet de la grande ville, indissociable de ses séductions comme de ses turpitudes[2], avec, dans ces quatre œuvres, une constante propre à notre culture occidentale, à savoir l’importance prise, en contrepoint de l’agitation ou de l’enfer des villes, par le bistrot, le pub ou la taverne, ultimes refuges après l’immersion ou la Chute, lieux de rencontre et, l’alcool aidant, de dispute au double sens, scolastique et commun, du terme.
Ecrits entre les deux-guerres, deux de ces récits se situent avant la première, du moins son terme : Ulysse et Manhattan Transfer ; deux après : Berlin Alexanderplatz et Le paysan de Paris.
Gens de Dublin, gens de Berlin : milieu bourgeois d’intellectuels et d’artistes, ou qui se prétendent tels, dans Ulysse ; de petits truands et de maquereaux dans Berlin Alexanderplace. Ville-labyrinthe, dans le premier cas, incessamment parcourue en tous sens une journée durant ; ville du vice et de toutes les tentations assimilée à Babylone dans le second.

Dublin, Sackville street et O’Connell bridge /Photo Multichill, Flirckr, Wikimedia Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.en
La variété des quartiers de Dublin reflète les états d’âme des protagonistes de cette folle journée, contraction du voyage et des aventures d’Ulysse[3] . Aussi bien, les lieux de cette moderne épopée sont-ils rapportés – outre à un symbole et à une couleur – à un organe : les rues menant, au sud de la Liffey, de la poste aux bains publics en passant par l’église et la pharmacie, aux organes génitaux (la ville génitrice ?) ; le cimetière de Glasnevin situé dans les quartiers nord, au cœur (organe vital dont l’arrêt est fatal) ; le siège du journal L’Homme libre aux poumons (rapport à Eole qui colporte les nouvelles) ; le bar de Davy Byrne à l’œsophage ; la bibliothèque nationale au cerveau ; le dédale des rues débouchant sur le parcours emprunté par le Vice-Roi et Gouverneur Général de l’Irlande au sang ; le restaurant de l’hôtel Ormond, où les clients sont divertis par un pianiste, à des oreilles ; la taverne de Barney Kiernan, dans laquelle on assiste à une rixe, aux muscles ; la plage de Sandymount, où certaines filles s’exposent sans pudeur, à l’œil et au nez ; la maternité de Holles Street à l’utérus ; le bordel de Bella Cohen à l’appareil locomoteur (!) ; l’Abri du Cocher, établissement de nuit où les discussions politiques sont particulièrement animées, aux nerfs. Ainsi, au gré des pérégrinations de Léopold Bloom[4], démarcheur publicitaire, nouvel Ulysse, et de Stephen Dedalus, alias Télémaque, double de l’auteur, se déploie la ville, comme un grand corps dont les pulsations font vibrer les sens et les sentiments des personnages. Transposée de l’Odyssée, l’épopée de Bloom, se déroule sur une journée : un 16 juin 1904. Elle commence à 8 h. du matin, sa première sortie du 7 Eccles Street, son domicile dans le centre de Dublin au nord de la Liffey, en vue de s’acheter un rognon pour le petit-déjeuner (!) et se termine la nuit suivante à 3 h. quand, de retour chez lui, il se glisse dans le lit de Molly, sa femme, réincarnation de Pénélope. Le périple de Bloom est bouclé, non sans que Joyce nous fasse subir le très long monologue intérieur de Molly, en 8 phrases sans ponctuation interne sur 56 pages, laquelle s’épanche très complaisamment sur ses aventures sentimentales, en écho sans doute à celles, urbaines, mais non moins troubles de son époux, sinon plus. La femme, la ville, réserves inépuisables de phantasmes !
Berlin, Alexanderplatz / Wikimedia Commons
Seestrasse, Rosenthaler Strasse, Sophienstrasse, Gormannstrasse, Klosterstrasse, Wilhelminenhofstrasse, Huttenstrasse, Elsasser Strasse, Lothringer Strasse, Kleiststrasse… toutes les rues de Berlin mènent à Alexanderplatz au cœur de la ville, doublée depuis la chute du mur par la Potsdamer Platz[5]. Ainsi peut-on suivre Franz Biberkopf, ancien débardeur, dans ses déambulations depuis sa sortie de la prison de Tegel jusqu’à l’asile d’aliénés de Buch où il n’échappera à une mort pourtant ardemment désirée que par une grâce surnaturelle. Entre temps, comme dans Ulysse de Joyce, mais dans une pesanteur difficilement supportable, se dévoile une ville d’après-guerre, entre chantiers et bouges, lieux de dissipations sinon de perditions, où notre anti-héro, piégé par son innocence, traine sa misère avant de tomber dans les griffes de comparses malfaisants, de se racheter puis de rechuter pour finalement se résigner et se soumettre à son médiocre destin. « Villes, tombeaux de l’humanité », s’écria Rousseau en son temps, et à sa suite Döblin, paraphrasant le Faust de Goethe, fera le constat désabusé que « l’homme de toute sa vie n’est heureux, d’ordinaire, qu’au seul stade embryonnaire !… ». A la différence de la ville arpentée par Léopold Bloom, toute en couleurs plus ou moins chatoyantes selon l’angle de vue, la mort hante celle de Franz Beberkopf, moderne et sordide Babylone, tentatrice irrésistible, figuration de la déchéance qui jamais n’épargne le petit peuple, avec ses coulisses dont les cloisons parfaitement opaques ne laissent même pas entrevoir les bourgeois qui s’activent pourtant sur la scène par acteurs interposés, jouissent et manipulent : Babylone sur Spree, « Babylone la grande, mère des prostituées ».
Fassbinder, auteur d’une série télévisée inspirée du roman, le dit dans la postface : « Vivre dans une grande ville, c’est porter une attention toujours changeante aux sons, aux images, aux mouvements. Aussi les ressources propres à chaque particule du récit changent constamment […]. » Mais, plus encore que Berlin Alexanderplatz, Manhattan Transfer illustrera cette variété de sensations ressenties dans la grande ville.
A suivre :
Manhattan Transfer de John Dos Passos
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[1] Capitale économique, financière, culturelle… à défaut de l’être politiquement.
[2] V. aussi de Pierre-Jean Le Quéau : Babylone, encore. Joyce, Döblin et Dos Passos. Trois oeuvres, analysées comme expression d’un agnosticisme référant à une sociabilité nouvelle entre une humanité faillible et un cosmos insondable.
[3] Pour un résumé du roman séquence par séquence, avec des variations sur les thèmes abordés, voir le site de Michel Chassaing : http://riverrun.free.fr/ulysse/ulysse.pdf.
[4] Fils d’un émigré hongrois d’origine juive et d’une irlandaise protestante (un bloom est un lingot d’acier en anglais).
[5]Mais cette dernière plus carrefour que place.