XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE – 4) «La forme d’une ville» de Julien Gracq

320px-Place-royale_nantesNantes : Place Royale – Photo Pirmil / Wikimedia Commons (Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported2.5 Generic2.0 Generic and 1.0 Generic license)

4)     « La forme d’une ville » de Julien Gracq

« Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux […], où pour moi la cadence de la vie n’est pas la même qu’ailleurs, où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres… » André Breton – Nadja

Avec La forme d’une ville, c’est, selon l’expression de Muriel Rosemberg[1], à une géographie vécue où le langage de la ville se fond dans l’écriture, que nous invite Julien Gracq, dans une relation symbiotique à la cité de son enfance lycéenne : Nantes.

Paraphrasant Baudelaire dans le poème Le Cygne, Julien Gracq nous avertit d’emblée : « la forme d’une ville change plus vite, on le sait que le cœur d’un mortel. » La ville contribue à informer notre sensibilité autant que notre imaginaire. En retour nous la remodelons au gré de nos rêveries étayées sur des souvenirs plus ou moins évanescents. C’est que, loin des ambitions de la phénoménologie, La forme d’une ville, peut se lire comme le fruit d’une rêverie errante entremêlée de ces souvenirs dont l’interpénétration avec la topographie de la ville réelle génère une surimposition d’impressions personnelles et d’évocations littéraires multiples. Géographe de formation, Gracq nous livre là, une image de la ville transfigurée par la magie de l’écrivain. Au gré de promenades mentales à distance du réel, la forme de la ville se reflète dans la conscience, délivrant des sentiments aussi divers que contrastés qui en viennent à nourrir toute notre existence.

L’errance mentale de Gracq commence avec ses années d’internat au lycée Clémenceau, période de découverte de la ville et de ses confins lors des sorties autorisées ou organisées, les jeudis et dimanches non réservés pour le retour en famille. Libérée de l’internat, elle se poursuit en déambulation dans les divers quartiers de la ville à partir du centre. Mosaïque bigarrée au sein de laquelle se fait jour la tension toujours renouvelée entre centre et périphérie en fonction des perspectives offertes par les avenues, les boulevards ou les berges du fleuve. La précision du géographe s’y mêle paradoxalement à l’approximation du souvenir pour dresser un tableau où le réel le dispute à l’imaginaire mais sans jamais lui céder. A travers la description des lieux, Gracq cherche à nous communiquer les ambiances dans lesquelles ils baignent et à nous faire saisir les mentalités des hommes qui les animent, mais d’une manière incertaine et évasive compte tenu des circonstances – internat – qui ont présidé à la rencontre de l’écrivain et de la ville.

La forme de la ville est appréhendée par les sens, entre passé remémoré, mais non nostalgique, et présent résigné. Elle se lit comme un texte et s’y dévoile dans son irréductible diversité. Cet essai, véritable poème en prose à la mémoire d’une ville, mais sans complaisance, est la rencontre d’une sensibilité avec des lieux et des paysages où se croisent des souvenirs, hors de toute contrainte. La ville se mire dans une conscience qu’elle a formée et que celle-ci, en retour, a intimement enrichie.

Paradoxalement, ce n’est pas la ville de l’habitant qu’évoque pour nous Julien Gracq (en dehors de ses années d’internat, il n’a habité Nantes qu’un an lors de sa première année d’enseignement) mais la ville du promeneur ; ville de la déambulation, contrainte durant ses années d’internat, libre par la suite ; ville qui s’effiloche à travers les souvenirs. D’autant plus qu’il nous la présente à une époque, l’entre-deux guerre et l’immédiate après-guerre, où Nantes insensiblement se coupait de son arrière pays, oubliant même son fleuve, ignorant, sauf pendant les villégiatures, le littoral, délaissant le trafic portuaire au profit de Saint-Nazaire, pour se replier sur elle-même, détachée irréversiblement de la mer, désancrée du territoire qui l’a fait émerger. Mais, écrit en 1975, il n’est pas sûr que Gracq ait par la suite persisté dans cette vision équivoque, tant la ville de Nantes semble s’être depuis ressaisie.

A suivre :

« Espèces d’espaces » de Georges Perec

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Chers lecteurs

« Je hais les voyages… », incipit paradoxal pour un ethnologue de terres d’outre-Atlantique. J’avais, pour ma part, rêvé, parvenu à l’âge de la retraite, prendre un bâton de pèlerin pour visiter les villes de France, d’Europe et du monde entier, enfin délivré de toutes contraintes professionnelles. Il m’a fallu me rabattre sur les livres pour y découvrir le même plaisir de l’errance et de la surprise, non pas au détour d’un chemin (ou d’une rue) mais d’une table des matières excitant ma curiosité jamais assouvie, au prix, il est vrai, d’une poursuite effrénée, source de découvertes toujours renouvelées.   

Le hasard des parutions fait que l’ordre logique auquel ce blog voudrait se plier s’en trouve quelque peu bouleversé (si tant est qu’une promenade avec ses haltes, ses détours, ses hésitations, ses retours… puisse relever d’une quelconque logique). Après avoir rendu compte de l’ouvrage de Christophe Guilluy : Fractures françaises, nous ne pouvions pas ignorer le dernier livre de Jacques Lévy, Réinventer la France, dont les analyses sont convergentes en dépit de points de vue quelque peu différents. Vous trouverez un compte rendu de l’ouvrage rattaché à celui de Guilluy dans :

IX – L’espace géographique des villes – 4) Du constat des nouvelles fractures sociales et territoriales de Christophe Guilluy à la nécessité de réinventer la France de Jacques Lévy.

Vous pouvez, d’autre part, vous reporter au commentaire que m’a inspiré la réponse de Jacques Lévy (La vie des idées.fr de mai 2013) à E. Charmes, L. Launay et St. Vermeersch dans la note de bas de page (29) ajoutée à la fin du même article.

N’hésitez pas à me laisser un commentaire ou à m’écrire : jean.f.serre@gmail.com

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[1] « Relation paysagère et paysage de lisières dans La forme d’une ville de Julien Gracq » in « Essays in French and Cultural Studies », n°47 (2010).

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