XVI – UNE LITTERATURE DE L’ESPACE ET DE LA VILLE — 1) « Dans la jungle des villes » de Bertolt Brecht

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Inscription hétéenne (hittite) reproduite dans L’homme et la terre d’Elisée reclus (photo Wikimedia Commons).

Une littérature de l’espace et de la ville

Jorge Luis Borges, en 1941, avait imaginé dans sa nouvelle ayant pour titre La bibliothèque de Babel[1], une bibliothèque éternelle rassemblant tous les livres possibles déjà écrits et restant à écrire d’un certain format – 410 pages – et d’une combinatoire indéfinie de 22 lettres, métaphore d’une ville-univers, « sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible », habitée par une race d’hommes à la recherche du livre ultime qui leur révélerait la Vérité. Mais, outre que l’univers et encore moins la ville n’ont l’éternité pour eux, il n’est pas sûr que les villes contemporaines aient encore un centre et il est certain qu’elles n’ont plus de circonférences.

Come l’écrivait Gilles Ivain, proche des situationnistes : « Les rues d’une ville ne remplissent pas seulement la fonction de relier un point à un autre, en fait elles établissent des connexions entre les différents coins de notre mémoire[2]. » Et les plus téméraires et imaginatifs lancent même des fils pour rallier le futur.

La ville est plus ou moins présente dans la littérature. Que ce soit dans une perspective réaliste, utopique ou futuriste. Mais, après la vogue de la littérature bucolique dans l’antiquité, pastorale aux XVIIe et XVIIIe siècles, la ville en tant que réalité sociale a surtout laissé son empreinte dans le roman du XIXe siècle avec Balzac, Hugo et Zola, parmi les auteurs les plus célèbres. Si le temps de la révolution industrielle n’a pas été celui de la révolution urbaine, il fut bien celui de la dislocation des villes, tiraillées entre centre et périphérie, vocation résidentielle et vocation d’affaires, affectées de mouvements erratiques de population, exposées aux risques de fractures spatiales, enjeu d’une lutte de classes avant de devenir celui d’une lutte de places[3].

Parmi les œuvres se situant à la charnière des deux derniers siècles, témoins des bouleversements subis par la ville, on ne manque jamais de citer les plus emblématiques : Les villes tentaculaires (1893) d’Emile Verhaeren, La ville charnelle (1908) de Tommaso Marinetti, sans oublier La vie unanime (1908) de Jules Romain, laquelle ne peut mieux se développer et s’épanouir que dans la grande ville[4]. Plus près de nous, en marge de la Littérature majuscule, il faut compter avec la bande dessinée, dont la série phare de François Schuiten, dessinateur, et Benoît Peeters, scénariste : Les Cités obscures, nous plonge dans l’univers fantastique des villes. Et, pour être exhaustif, on doit aussi mentionner, dans la littérature pour enfants, la célèbre série des Babar, de Jean de Brunhoff, ou comment acclimater les sauvages, les bons incarnés par le «petit éléphant», à la civilisation urbaine ? En les habillant à la mode citadine bien sûr. Enfin, la poésie n’est pas en reste : le site consacré à « La ville en poésie » recense pas moins de 61 poèmes ayant la ville pour sujet[5]. C’est que, comme le constate Verhaeren en un vers : « Tous les chemins vont vers la ville. » Au point que des citadins, comme les florentins du XVe siècle qui furent aussi des citoyens en lutte contre le pape, allèrent jusqu’à faire passer « l’amour de leur ville avant le souci du salut de leurs âmes »[6] !

U.S. Courthouse, Chicago / Photo F. J. C. – Wikimedia Commons

Sans-doute est-ce, selon l’adage germanique, que « l’air de la ville rend libre ». Ce qui n’a pas empêché Bertolt Brecht d’intituler une de ses pièces de jeunesse : Dans la jungle des villes[7]. Terrible boomerang pour un homme, socialiste de conviction, mais dont l’oeuvre n’était pas encore parvenue à maturité politique. Comment la ville, fruit de la civilisation, avait-elle pu ainsi revenir à l’état de nature ? Dérisoire liberté ! Cette ambivalence n’était-elle pas ce que, déjà, Simmel avait analysé.

Dans la jungle des villes, sous-titré Le combat de deux hommes dans la ville géante de Chicago. La ville n’est-elle pas une scène où chacun joue son rôle ? Erving Goffman, après guerre, avait, en tant que sociologue, assimilé le monde des hommes à un théâtre. La pièce de Brecht serait donc un théâtre dans le théâtre avec sa scène, son avant-scène, ses coulisses, son public et ses acteurs, interchangeables et dont le face-à-face tragi-comique à tout instant risque de se rompre. Théâtre en abime, donc, où chacun est le miroir de l’autre dans un jeu étrange, et dans lequel le public ne saura jamais ce qui se joue sauf à l’imaginer. Mais à quoi bon, la représentation figurant un affrontement entre deux adversaires qui se cherchent autant qu’ils s’évitent, Brecht nous avertit en préambule : « Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire, et portez toute votre attention sur le dernier round. » Nous sommes en 1912, et ce n’est pas un hasard si la scène se passe à Chicago, « ville de fer et de boues ». Chicago ville des gangs. De même que ce n’est pas un hasard si Chicago a donné naissance à une école de sociologie du même nom et à un style architectural d’avant-garde. Chicago « laboratoire social ». Pourtant rien ne prédestinait Chicago à devenir tel ; pas plus que n’importe quelle autre grande ville ce qu’elle est devenue. A défaut de hasard et de déterminisme, Brecht nous présente une énigme sous l’allégorie d’un combat « métaphysique » entre un migrant de l’intérieur employé d’une bibliothèque, jeune, pauvre et déraciné et un migrant de l’extérieur, Malais de Yokohama (!) dit le Chinois, d’âge mûr, ayant fait fortune dans le négoce de bois.

« A quel point c’est difficile de causer du tort à un homme, de l’anéantir, c’est même impossible. Le monde est trop sec. Nous devons nous échiner, pour y faire surgir des objectifs de combat. » Les ingrédients de la sociologie de Simmel et des fondateurs de l’école de Chicago se retrouvent dans la pièce de Brecht : l’étranger, le migrant, le conditionnement social, le racisme – pouvant aller jusqu’au lynchage, le rôle de l’argent… Le combat que se mènent les protagonistes est mystérieux et on ne saura jamais le mot de la fin, si ce n’est que les combattants renonceront à en découdre dans une ville-jungle qui les aura tous deux broyés. Et pourtant, « l’être humain reste ce qu’il est, même quand son visage se décompose. » Les motifs du combat s’effacent ainsi devant les symboles qu’incarnent les deux personnages prisonniers de leur antagonisme : « L’être humain est trop résistant. C’est son principal défaut. Il peut faire de lui beaucoup trop de choses. Trop dur de le foutre en l’air. » Entre hasard et nécessité, leur « vouloir-vivre » à toute épreuve, énigme métaphysique, retour du refoulé pour le meilleur (créativité) et pour le pire (violence destructrice), est si fort qu’ils en viennent à échanger leur condition : le parvenu croira se conformer à son idéal de dépouillement en cédant son activité au nécessiteux, qui y trouvera l’opportunité de réaliser son rêve d’enrichissement. Pour un temps, car on n’échange pas sa condition aussi facilement et nos deux lascars seront vite rattrapés par la réalité qui ne leur laissera plus qu’une ultime alternative : la fuite ou la mort. « …toute cette humanité, becs et ongles, croule sous des rêves de papier. Et il n’y a pas plus papier que la vie réelle ! » Volonté de vivre dérisoire, vain combat ; dans la jungle des villes qui étouffe toutes velléités, nous ne pouvons qu’être ramenés à ce que nous sommes : « A l’état naturel la peau humaine est trop mince pour ce monde, c’est pourquoi l’être humain fait tout pour la rendre plus épaisse. » La conclusion est désabusée : « L’isolement sans fin de l’être humain fait de l’hostilité même un but inaccessible » et « le langage ne suffit pas pour s’entendre ». Mais, « L’échelle de la vie n’est pas celle de la mémoire. La fin n’est pas le but, le dernier épisode ne compte pas plus que n’importe quel autre. » Théâtre – très urbain – de la contradiction[8] et de la vanité humaine avant que d’être prises en charge par la politique[9].

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A suivreUn quadriptique de villes-capitales : New-York – Dublin –  Berlin – Paris.

1) Gens de Dublin, gens de BerlinUlysse de James Joyce et Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin


[1] In Fictions, recueil de nouvelles.

[2] Cf. Internationale situationniste n° 1 – 1958

[3] Michel Lussault dixit.

[4] Œuvres citées par Thierry Paquot in Un philosophe en ville.

[5] http://www.ac-orleans-tours.fr.

[6] Citation de Machiavel par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

[7] 1923 pour la première version, 1927 pour la seconde écrite après le scandale provoqué par les premières représentations.

[8] Cf. le point de vue de Sylvain Diaz in Agôn – Revue des arts et de la scène (ENS de Lyon : 2010).

[9] Rétrospectivement, on prend la mesure de l’itinéraire de l’auteur depuis les idéaux incarnés sur fond de rébellion social par le théâtre épique de la maturité jusqu’aux cruelles désillusions que le régime de la RDA provoqua.


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