LA POLITIQUE DE LA VILLE AU DEFI DU « SEPARATISME »

1 260 logements concernés par le programme de renouvellement urbain de Limay dans les Yvelines (Jahel Architecture).

Après la nomination en juillet dernier de Christophe Béchu comme ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires à qui est rattaché Olivier Klein, ministre délégué chargé de la Ville et du Logement ; après la déclaration de politique générale le 6 juillet dernier de la Première ministre évoquant les quartiers prioritaires en termes de « justice, de cohésion, de considération » ; après la présentation d’un budget 2023 de la cohésion des territoires d’un montant de 597,5 millions d’euros, en augmentation de 7,1 % par rapport à celui de 2022 (557,9 millions d’€), le temps est venu de s’interroger sur le devenir de la « politique de la ville ». Sans doute, en tant que maire de Clichy-sous-Bois (en fonction jusqu’au 3 décembre, date à laquelle il devrait être remplacé à la tête du conseil municipal), le nouveau ministre sait-il à quoi s’en tenir. Présentant ses orientations le 13 septembre à la Commission des affaires économiques de l’Assemblée Nationale, il s’est engagé à faire une revue de tous les projets relevant de la politique de la ville, soit 453 (dont 450 validés et 416 en chantier), afin d’en soupeser la « résilience », objectif désormais affiché de son ministère. C’est à ce titre qu’une cinquantaine de territoires pilotes devraient être identifiés pour bénéficier d’une action renforcée de l’ANRU à hauteur de 100 millions d’euros. Encore faudrait-il que l’Etat tienne ses engagements, ce qui n’a pas été le cas sur la période 2017-2022 puisque sur les 200 millions prévus seulement 92 millions ont été versés à l’ANRU au prétexte que la trésorerie de l’agence serait surabondante[1]. En outre, afin de pouvoir apprécier à leur juste mesure les efforts financiers consentis, les citoyens-contribuables seraient bien en droit, après quelque 45 années de politique de la ville, d’être fixés sur la finalité poursuivie par cette politique à défaut de pouvoir l’être sur son terme. Le ministre Borloo, n’avait-il pas dans une interview au journal Le Monde du 6 mai 2003 déclaré souhaiter que la politique menée en application de la loi de programmation pour la Ville et la Rénovation urbaine du 1er août 2003, dont il était l’auteur, consacre dans un délai de cinq ans le retour des « quartiers politique de la Ville » dans le droit commun, justifiant par ce fait même la disparition de son ministère !    

Un bref retour sur les errements de cette politique censée être d’exception, du moins lors de son lancement, s’impose pour prendre la mesure, sinon de son impuissance, de celle des difficultés rencontrées.  

Retour sur le passé : quelques repères qui auraient dû alarmer

De mars 1977 date le lancement de 50 « opérations Habitat et Vie Sociale », prémices des quartiers dits « prioritaires » pour le réaménagement, la rénovation et le soutien des populations concernées. L’expérience sera approfondie et élargie à la faveur du basculement à gauche de la majorité présidentielle avec la création en octobre 1981 de la Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ) et en novembre 1983 sera instituée la mission « Banlieues 89 » animée par Roland Castro et Michel Cantal-Dupart. Mais, il faudra attendre décembre 1990 pour que la politique de la ville se voit consacrée par la création d’un ministère d’Etat, dont le premier titulaire sera Michel Delebarre, et décembre 2000 pour que la loi solidarité et développement urbain (SRU) donne une assise législative au développement social urbain ; loi qui sera suivi de deux lois de programmation concernant la rénovation urbaine et à la politique de la ville : loi Borloo d’août 2003 et loi Lamy de février 2014, lesquelles seront complétées en janvier 2017 par la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté censée répondre à la vague d’attentats terroristes. La présidence d’Emmanuel Macron ne reviendra pas sur cette dernière loi, mais en novembre 2017 dans son discours de Tourcoing il appellera à une « mobilisation nationale pour les villes et pour les quartiers », appel réitéré en mai 2018 à l’Elysée où le président de la République promettait « une chance pour chacun ». Enfin, en août 2021, était promulguée la loi confortant le respect des principes de la République destinée à lutter contre le « séparatisme ».

Autant de jalons des errements d’une politique de la ville depuis 1977, soit 45 ans. Une politique censée remédier à la dégradation de quartiers périphériques construits dans les années 50-60 pour faire face à la crise du logement de l’après-guerre, grands ensembles conçus sur le modèle de la Charte d’Athènes, dont l’application à la lettre en trahissait l’esprit ; « quartiers » qui, resitués dans le contexte de l’époque, ont apporté confort et sécurité à une large palette d’habitants. Aujourd’hui rattrapés par l’urbanisation, ce sont ces mêmes quartiers qui, après avoir permis la promotion sociale de maints de leurs habitants, sont devenus au fil du temps le refuge des plus défavorisés, participant à leur stigmatisation.

La dernière en date des lois cités ci-dessus, appelée à conforter le respect des principes de la République, constitue, selon le communiqué de presse du Conseil des ministres, « un élément structurant de la stratégie gouvernementale pour lutter contre le séparatisme et les atteintes à la citoyenneté. Il apporte des réponses au repli identitaire et au développement de l’islam radical, idéologie hostile aux principes et valeurs qui fondent la République. Face à cette réalité du séparatisme, l’arsenal juridique demeurait insuffisant. L’ambition de ce texte est de permettre à la République d’agir contre ceux qui veulent la déstabiliser afin de renforcer la cohésion nationale. Ce texte vise à l’émancipation individuelle contre le repli identitaire. » C’est assez dire qu’il est loin de cibler les « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (QPV), sachant bien, les enquêtes l’ont amplement démontré à l’encontre d’une opinion commune partagée par des médias en mal de sensation, d’une part, et des politiques à l’affut de boucs émissaires, d’autre part, que le phénomène auquel s’en prend la loi est beaucoup plus diffus et que les maux dont il s’agit ne sauraient se réduire à des questions d’aménagement et d’urbanisme, même si certaines options en la matière pourraient constituer un facteur aggravant. Aggravant du fait de l’isolement de ces quartiers, des composantes de leur population, aussi diversifiée culturellement qu’homogène par le niveau de vie, et surtout de leur sous-équipement. C’est aussi dire qu’en l’occurrence on a affaire à un tout autre séparatisme que celui visé par la loi ci-dessus, mais qui n’en est pas moins périlleux dans la mesure où il tend à concentrer les problèmes sur certains sites, lesquels, bien que rattrapés par le développement urbain, n’en restent pas moins coupés de leur environnement social et économique.   

C’est encore dire qu’après plus de 40 ans, malgré les avertissements répétés de la Cour des comptes[2], chiffres à l’appui, la politique de la ville n’a pas réussi à inverser un processus de ségrégation spatiale qu’elle avait pour ambition de contrer. Comme si les inégalités et discriminations dont souffre la population dans son ensemble, inégalités de niveau de vie et discriminations sociales et culturelles qui leur sont liées, pouvaient être résolues dans le cantonnement des populations qui en sont victimes. C’est que la politique de la ville a toujours hésité entre deux perspectives antinomiques.

La finalité de la politique de la ville en question

Celle, d’une part, d’une fin prévisible, « chronique d’une mort annoncée » à plus ou moins longue échéance, mais inéluctable tant la rupture avec le Mouvement moderne et le style international, en décalage avec les modes de vie contemporain, s’imposait désormais. Du moins était-ce la perspective initiale : réparation de ce qui était considéré comme un dévoiement d’intentions aussi généreuses qu’audacieuses pour les uns, nécessité, pour les autres, de faire évoluer une conception de l’urbanisme fondée sur la séparation des fonctions, alors même que les temps plaidaient plutôt pour leur intégration. Las ! cette évolution imprimée aux grands ensembles dans les années 50-60 n’a pas suffi à rompre leur isolement social et économique, et il s’est vite avéré qu’au fil du temps l’administration de mission interministérielle que constituait la « politique de la ville » tendait à se pérenniser.

Celle, d’autre part, d’une évolution allant dans le sens d’une spécialisation fonctionnelle des quartiers justifiant leur reconduite indéfinie[3]. L’ambition n’étant plus alors de rechercher la banalisation de quartiers appelés à se fondre dans la ville mais, plus modestement, de leur attribuer une fonction de « sas » – à l’opposé du destin de « nasse » auquel ils semblaient voués – permettant aux plus défavorisés ou victimes de déracinement du fait d’accidents de la vie, de perte d’emplois ou d’immigration, de se reconstruire dans une perspective d’ascension sociale à terme ; les « quartiers politiques de la ville », instruments de promotion sociale d’une société résignée face au creusement des inégalités et au fléau des discriminations ayant ainsi « l’éternité devant soi ». Mais, la question est alors de savoir si cette évolution souhaitée pour la politique de la ville ne risque pas de pérenniser une forme de séparatisme d’autant plus pernicieuse qu’elle prendrait le masque d’une rédemption.

Aussi, plutôt que d’opposer la banalisation des quartiers politique de la ville à leur instrumentalisation au service de la promotion sociale des plus défavorisés n’y aurait-il pas lieu d’y voir, à l’heure des mutations que le développement du numérique et de l’écologie impriment à l’espace urbain, une opportunité pour opérer la transition qui s’impose désormais entre une ville consommatrice d’énergie, colonisatrice d’espace, ségréguée et une ville intégrée, fière de la diversité de ses ressources humaines, solidaire de son arrière-pays.

Dans cette dernière perspective, le problème posé par le devenir des grands ensembles est moins de rechercher un équilibre démographique – toujours utopique, même s’il faut éviter la concentration spatiale de la pauvreté et de la précarité – que de s’attacher, parallèlement à la restructuration urbaine dans le sens d’une meilleure appréhension du « paysage urbain », à résorber le sous-équipement de ces quartiers et les retards enregistrés en matière scolaire. Dans son dernier rapport sur l’attractivité des quartiers prioritaires (décembre 2020), la Cour des comptes a attiré l’attention sur la perception des habitants dans ce domaine, notant que « 27 % des habitants de QPV contre 18 % des habitants des aires urbaines englobantes déclarent manquer d’équipements de sports, de loisirs, de santé ou de services » et que « 60 % des centres sociaux interrogés […] considèrent que leur quartier est insuffisamment doté en services et équipements publics. »  Concernant l’éducation prioritaire le bilan dressé en février 2022 par l’Observatoire des Zones Prioritaires n’est pas moins sévère : « Les inégalités sociales se sont accrues, l’exclusion sociale dans certains territoires ne s’est pas résorbée […] Une politique de démocratisation de la réussite scolaire de tous est plus que jamais nécessaire. Elle ne peut être conduite sans y associer étroitement les acteurs chargés de sa mise en œuvre. »

Si la société française est menacée de communautarisme, elle l’est encore plus surement par cette forme de « séparatisme » que constitue les quartiers défavorisés de nos villes. Un séparatisme d’autant plus délétère qu’il contribue à enkyster des situations d’inégalité et de discrimination, tenues à bonne distance des centres-villes ; sauf que, dès lors qu’il s’agit de trouver des boucs émissaires à nos maux sociaux, on les remet sur le devant de la scène médiatique à la faveur de quelques scandales, émeutes ou dérapages de la police.

Trois impératifs prioritaires

D’où, s’appuyant sur notre expérience[4] et les enseignements d’une enquête portant sur le renouvellement urbain des 4000 de La Courneuve, de La Duchère à Lyon et des quartiers Nord de Marseille[5], trois impératifs. Le premier concerne l’Education prioritaire, laquelle intéresse 20 % du total des élèves. Dans un rapport d’octobre 2018, la Cour des comptes notait que les écarts de niveaux entre les élèves demeuraient, selon les disciplines, entre 20 et 35 %, alors que l’objectif était de les limiter à 10 %.

Second sujet de préoccupation, le sous-équipement des quartiers dits, à juste titre, « prioritaires ». Dans un rapport d’octobre 2020 : Les quartiers pauvres ont un avenir, l’Institut Montaigne estimait à près de 1 milliard d’euros par an leur sous-dotation dans trois domaines : l’éducation, l’intérieur et la justice (à titre de comparaison le montant des dépenses brutes de l’Etat pour les QPV, y compris l’ANRU, se montaient à 5,7 milliards). Par ailleurs, l’Institut notait que si les effectifs de la fonction hospitalière s’élevaient à 1 790 pour 100 000 habitants en France métropolitaine, ils se limitaient à 1 080 dans le département de la Seine-Saint-Denis – dont 38 % de la population réside dans un quartier prioritaire. Or, si les crédits spécifiques politique de la ville permettent d’accompagner socialement des opérations de rénovation urbaine, traumatisantes pour les habitants, ils sont impuissants – et n’ont d’ailleurs pas vocation – à compenser des inégalités et des disparités dans la répartition territoriale des équipements et services urbains. La tendance est, donc, à la substitution de ces crédits aux crédits de droit commun, avec pour conséquence que les financements destinés aux quartiers prioritaires, à l’image du tonneau des Danaïdes, sont voués à être renouvelés indéfiniment sans jamais combler des déficits structurels. L’objectif, périodiquement rappelé, mais encore loin d’être atteint, est d’importance lors même que, conformément aux engagements de novembre 2020 du Premier ministre, 1 % des crédits du plan de relance doit bénéficier aux quartiers prioritaires au titre du budget 2022, dont 1,1 milliards d’euros étaient engagés à la mi-2021 (emploi et insertion professionnelle, cadre de vie et attraction des territoires, cohésion sociale).

Le logement est le troisième volet, après l’éducation prioritaire et l’équipement, sur lequel faire porter l’effort pour réaliser une intégration des « quartiers » dans la ville. Si la baisse des aides personnalisées au logement (APL) compensée par une diminution des loyers à la charge des organismes HLM a permis à l’Etat de faire des économies, elle n’a pas non plus été sans conséquences sur le rythme des constructions de logements sociaux : la ponction opérée sur les bailleurs sociaux était estimée en 2021 par la Cour des comptes à 4,5 % du rendement locatif ; ponction qui ne pourra pas ne pas être sans effet sur l’effort de construction des logements sociaux (en 2021, sur 120 000 logements sociaux prévus, seulement 104 800 ont été agréés, mais il faut prendre en compte les conséquences de la crise sanitaire).

La tarte à la crème de la mixité sociale

Reste la question de la mixité sociale par l’habitat, la sortie de la « ghettoïsation ».  La loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000, plusieurs fois modifiée, a fixé les seuils en deçà desquels les communes d’une certaine importance devaient se doter de logements sociaux (entre 20 et 25 % selon la situation et la tension du marché). En complément, et en réponse aux attentats terroristes et dérives communautaristes, la loi égalité et citoyenneté de 2017 en a règlementé les attributions (25 % des logements sociaux situés en dehors des QPV devant être réservés au quart les plus défavorisés et au moins 50 % de ceux situés en dehors l’être à des demandeurs de niveau de vie supérieur). S’agissant de la répartition territoriale des logements sociaux (champ d’application de la loi SRU) le bilan mesuré sur la base d’un double « indice de ségrégation » mis au point par Tristan-Pierre Maury et Kevin Beaubrun-Diant (IDHEAL) est en demi-teinte : selon le statut d’occupation la ségrégation à l’échelle communale a certes baissé de 7 % entre 1999 et 2015, mais, toujours à l’échelle communale, les écarts de revenu entre les 20 % de ménages les plus pauvres et le reste de la population s’est accru de 9 %. Autrement dit, si, sur la base du statut d’occupation public/privé du logement, la ségrégation spatiale diminue, elle tend au contraire à augmenter lorsqu’on prend en compte le niveau des revenus. La mixité ne serait donc que de façade. Concernant l’attribution des logements (loi égalité et citoyenneté), l’objectif de mixité social est encore plus éloigné : selon l’Agence nationale de contrôle du logement social (ANCOLS), en 2019 le taux d’attribution de logements sociaux au quart les plus pauvres des ménages hors QPV était inférieur à 15,5 %, l’objectif de 25 % de la loi n’étant atteint que pour 8 % des établissements publics de coopération intercommunal (EPCI) concernés. C’est dire que l’on est encore loin du compte, que la ségrégation spatiale a encore de tristes jours devant elle et que les poches de pauvreté ne sont pas prêtes d’être résorbées à ce rythme.

Sans doute l’objectif d’égalité des chances implique-t-il un renforcement du partenariat des Cités éducatives, rescapées du rapport Borloo de 2018[6], à travers une meilleure coordination des acteurs de terrain, qu’ils relèvent de l’éducation nationale, des parents d’élèves, des intervenants sociaux, des élus ou des administrations ; partenariat élargi par rapport aux Réseaux d’Education Prioritaire (REP) centrés sur les collèges. Plus généralement, afin de favoriser le brassage des scolaires, il conviendrait d’étendre les quelques expérimentations en cours visant à assouplir la sectorisation, laquelle contribue à assigner les élèves aux établissements de leurs secteurs, ce qui ne fait que renforcer la ségrégation. Sans doute le recours à des dispositifs d’accompagnement social et à des mesures de discriminations positives – nécessaires afin de rendre « soutenables » des opérations de rénovation déstabilisantes pour les habitants – ne doit-il pas occulter l’urgence qu’il y a à résorber le sous-équipement des « quartiers prioritaires » par rapport aux autres ; l’attractivité desdits quartiers justifiant pour le moins un alignement sur la moyenne du niveau d’équipement des villes. Sans doute l’intérêt de la promotion privée pour ces quartiers est-il conditionné par cette attractivité, laquelle, au-delà des équipements et services à la population, requiert un traitement paysager du cadre urbain et des moyens de communication favorisant la mobilité ; sachant bien que, en contrepartie, il s’agit aussi de faire accepter la construction de logements sociaux en dehors des « quartiers prioritaires » pour, en application de la loi SRU et de la loi égalité et citoyenneté, réaliser un objectif de mixité social fondé sur l’échange, au travers des activités marchandes comme dans les lieux culturels ; mixité sociale à ne pas confondre avec la juxtaposition des catégories sociales dans une proximité stérile[7]. Ce qui demandera un effort accru d’accompagnement de l’Etat : en bref, concernant la construction de logement, plutôt moins d’Etat dans les QPV, mais plus d’Etat au dehors, et dans tous les cas un accompagnement ciblé, social pour les uns, plus pédagogique pour les autres. Nous disons bien « accompagnement ». On ne peut demander à la politique de la ville plus qu’elle ne peut donner : l’intrication du social dans l’économie ne relèvera jamais que d’une politique nationale, la tentation étant de ramener le renouvellement urbain à de l’action sociale, culturelle aussi, dont le coût est sans commune mesure avec celui de l’aménagement ou de la rénovation. L’enjeu est, en effet, bien plutôt d’articuler le social, l’économique et le culturel, sans oublier l’environnement, dans une démarche urbaine intégrée restituant à la ville la multi-dimensionnalité qui est la sienne, dans le cadre d’un réseau où les différentes composantes du territoire : résidentielles, agricoles, touristiques, industrielles… trouvent leur équilibre et leur cohérence.

Le devenir des quartiers dits prioritaires : une urgence à trancher

Encore faudrait-il, après bientôt un demi-siècle de palinodies, de bascule entre appui aux territoires et assistance aux personnes, entre intervention sur le bâti (le dur) et soutien social (le doux), entre réhabilitation et démolition ou entre aménagement et restructuration, que l’Etat tranche la question du devenir des « quartiers prioritaires » en considérant que ces quartiers, sans devoir remplir une fonction sociale d’intégration que la nation, à son échelle, est incapable d’offrir, ne sont pas non plus, de par leur histoire, tout-à-fait comme les autres. A charge pour les politiques et les maîtres d’œuvre qui en ont la responsabilité de remédier à leurs défectuosités et de valoriser leurs atouts, celui de la diversité de leur population, entre autres. La reconnaissance de leur différence par de-là toute normalisation contribuera à la cohésion sociale pour autant que la cohérence des territoires l’emportera sur la ségrégation spatiale, dont les discriminations de toutes catégories sont à l’origine ou la conséquence ? Outre qu’attribuer aux quartiers prioritaires une fonction de promotion sociale serait contradictoire avec l’objectif de mixité voulu par la loi égalité et citoyenneté, il serait paradoxal, alors même que l’on dénonce le principe de séparation des fonctions urbaines inscrit dans la Charte d’Athènes, de maintenir la séparation de ces quartiers avec le reste de l’agglomération. Ce à quoi conduirait inévitablement le rôle de « sas » dans lequel d’aucuns voudraient les cantonner. Néanmoins, autant l’égalité des chances, l’alignement des quartiers défavorisés sur le niveau d’équipement moyen des villes et la réduction des poches de pauvreté constituent une priorité, autant l’objectif de mixité social relevant d’une comptabilité d’application complexe pose le problème de la liberté de choix des habitants pour leur lieu de résidence, qui serait mieux satisfaite en favorisant leur mobilité. Mobilité et hybridation des fonctions comme des choses et des êtres ne caractérisent-elles pas l’« esprit du temps », cet esprit honni par les thuriféraires des thèses identitaires et ségrégationnistes ? Mais s’il faut s’en convaincre malgré tout, c’est-à-dire malgré des excès imputables à l’aveuglement, ce ne seront jamais qu’une mobilité bannissant la vitesse et une hybridation consciemment assumée ne risquant pas de verser dans un nostalgique retour aux origines ou une mythique fusion auxquels se réfèrent, souvent à leur insu, les plus fondamentalistes des écologistes quand ils ne sombrent pas dans le catastrophisme. Recherche d’un équilibre sur une crête étroite, vertigineuse d’un côté comme de l’autre, entre enracinement identitaire et communautaire, d’une part, universalisme formel, d’autre part.

Il faut s’adapter à l’inéluctable, mais sans renoncer à changer ce qui doit l’être. C’est par là que l’on rejoint le renouvellement urbain – distinct de la rénovation à base de démolition – dans son acception la plus étendue : mutation des formes urbaines au gré de l’évolution des sociétés qui les subissent faute de concertation amont et d’appropriation (coconstruction, dont le principe a été posé par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de 2014). Par suite, parler de « ville en transition » est vide de sens puisque la ville est, par nature, en constante transformation. Mais, avec la crise écologique et énergétique sur laquelle sont venus se greffer successivement la vague terroriste, le mouvement des « gilets jaunes », la pandémie hier, les conséquences de la guerre aujourd’hui (la géopolitique veut qu’on n’échappe pas à la stratégie), il semble bien que l’on soit arrivé à un point de rupture qui appelle plus que des ravaudages de façade (arlésienne de la Politique de la Ville) : une adaptation, sinon une refondation, intégrant les impératifs de lutte contre le réchauffement climatique, de sobriété énergétique compatible avec une croissance dont les investissements écologiques ne sauraient se passer, d’engagement contre les nuisances et les pollutions, de préservation de la nature et de la biodiversité… Et ce, parallèlement à la poursuite d’une intégration urbaine solidaire du développement rural, tellement il serait inepte d’opposer la ville à la campagne. C’est ainsi que Guy Burgel, se référant dans son dernier ouvrage[8] à la notion de « réparabilité » de Richard Sennet, précise que, « avant même d’avoir une dimension écologique et environnementale, perpendiculaire à toutes les autres, elle se devrait d’être d’abord de retour à l’équité dans la ville : accès à l’éducation et à l’égalité des chances, sécurité dans la jouissance d’un logement digne, d’un travail gratifiant, d’une liberté de mobilité, et répartition plus équilibrée des valeurs matérielles et morales produites par la collectivité ». Voilà pourquoi le « développement durable » ne saurait faire obstacle au « renouvellement urbain », un renouvellement qui, loin de constituer une parenthèse, relève de la nature du développement urbain, lequel n’en doit pas moins être maîtrisé. L’association de la ville et du logement dans un ministère délégué rattaché à un ministère de plein exercice en charge de la transition écologique et de la cohésion des territoires est, à cet égard, de bon augure. A condition évidemment que les détenteurs des postes ministériels et des secrétariats d’Etat concernés (collectivités territoriales, écologie, transports, vie associative notamment) s’accordent sur le fond, sinon sur la méthode.      

Reste qu’au vu de ses errements passés et de ses limites actuelles dans un contexte marqué par la crise écologique et énergétique, il importe d’achever, dans les deux sens du terme, une « politique de la ville » qui n’a de ville que le nom : en ce qu’elle focalise sur le « quartier » d’une part, en ce qu’elle butte sur le problème de l’articulation de l’urbain, du social et de l’environnement naturel, d’autre part, en ce qu’elle reste discriminatoire, négativement quant au fond, positivement dans les remèdes qui lui sont appliqués, enfin. Achever (terminer pour en finir) la politique de la ville, donc, pour lui restituer la plénitude des fonctions qui lui confèrent un sens pour les habitants, et ce, dans le cadre d’une politique de territoires équilibrée.

Après avoir célébré la grandeur des villes de jadis, douté de leurs bienfaits naguère, déploré leur malfaisance aujourd’hui, il est plus que temps, à l’ère de l’anthropocène, de se pencher sur leur fragilité pour les conforter : des « quartiers » insérés dans le territoire, socialement et culturellement intégrés, économiquement réencastrés… laboratoires de la prétendue transition ? 


[1] Avis du 17 novembre 2022 de la Commission des affaires économiques du Sénat sur le projet de loi de finances (cohésion des territoires) adopté par l’Assemblée nationale.

[2] Juillet 2012 : La politique de la ville, une décennie de réformes ; octobre 2018 : L’éducation prioritaire ; décembre 2020 : L’évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires.

[3] C’est la position de Philippe Estèbe dans Quelle solidarité pour les quartiers populaires ?, contribution rédigée avec Laurent Davezies pour l’ouvrage collectif du Centre d’analyse stratégique coordonné par Noémie Houard et ayant pour titre Politique de la ville : perspectives françaises et ouvertures internationales (La documentation française : 2012).

[4] Direction du « Grand Projet de Ville » de Champigny (2001).

[5] Etude-témoignage réalisée en 2015-2017 en collaboration avec Bernard Jacquinot, Jacques Jullien, Bernard Pailhès et Jean-François Serre avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la Scet et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence : https://citadinite.home.blog/2021/03/28/variations-sur-le-renouvellement-urbain-4000-de-la-courneuve-lyon-la-duchere-les-quartiers-nord-de-marseille/   

[6] Vivre ensemble, vivre en Grand pour une réconciliation nationale.

[7] Voir le désormais célèbre article de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire : Proximité spatiale et distance sociale – Les grands ensembles et leur peuplement (Revue française de sociologie, 1970) ; article prémonitoire en ce que le constat qu’il dressait s’est aujourd’hui généralisé à une autre échelle avec le phénomène de « gentrification » impulsé par les « bobos ».

[8] Sauver la planète ville, plaidoyer pour une ville durable et désirable (mai 2022, Editions Archicity).

LES GRANDS ENSEMBLES CONFRONTES A LE CORBUSIER D’APRES « MANIERE DE PENSER L’URBANISME »

Chères lectrices, chers lecteurs

Nous avions consacré notre article du 12 février dernier à la figure de l’étranger à travers la parabole évangélique du bon Samaritain et Georg Simmel. Alors qu’il ne s’écoule plus guère de jours sans qu’on nous annonce la fin tragique de migrants cherchant à fuir la misère, les catastrophes d’origine climatique ou le terrorisme d’Etat, les quelques réflexions que nous avions alors esquissées sont plus que jamais à l’ordre du jour. Nous étions toutefois passé à côté d’une autre parabole évangélique, pas moins édifiante que celle de Luc, celle de Jean relatant la rencontre du Christ avec la Samaritaine, combien plus scandaleuse. Son importance nous a été révélée par un penseur aujourd’hui  disparu qu’on ne saurait ignorer tant il bouscule nos préjugés : Michel de Certeau, auteur de L’étranger ou l’union dans la différence. 

Ce fut pour nous l’occasion d’apporter un complément à notre article faisant ressortir ce qui peut relier, par delà leurs différences, des auteurs comme Simmel, Illich et Certeau.

Lien : Intermède hivernal – Les immigrés, les bien-pensants et le bon Samaritain (12 février 2015).

Le Corbusier : plan Voisin de reconstruction de Paris, 1925 (photo Army-Arch/Flicker)
Xavier-Arsène Henry : ZUP de Nîmes-Pissevin, Valdegour (photo Vpe/Wikipedia)
                                                                                                  

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ACTUALITE 6 : Le Corbusier sur la sellette

L’église Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp / photo Wladyslaw / Wikipedia

Fasciste Le Corbusier ? Humaniste ? Ou spiritualiste ? Dans tous les cas la mystique n'est pas étrangère à l"esprit nouveau".
Fasciste Le Corbusier ?
Humaniste ?
En toute hypothèse, la spiritualité, en tant qu’ouverture à la transcendance, n’est pas étrangère à l' »Esprit nouveau ».

« Le domaine bâti (architecture et urbanisme) est l’image fidèle d’une société.»                                                                          Le Corbusier : Manière de penser l’urbanime

Lire la suite « ACTUALITE 6 : Le Corbusier sur la sellette »

RETRO – D’un ghetto l’autre : entre critique et compréhension

 Chers lecteurs

Grâce au soutien financier de l’Institut CDC pour la recherche et de la SCET, j’entame avec d’anciens collègues, sur la base d’un projet que nous avions déposé il y a maintenant près de trois ans auprès de l’Institut, une étude portant sur les démarches comparées de rénovation-renouvellement urbain appliquées à trois sites : Les 4000 de La Courneuve, La Duchère à Lyon et les Quartiers Nord de Marseille. Nous serons, pour ce travail, accompagnés par l’IUAR d’Aix-en-Provence où j’ai dans le passé « fait mes classes ». C’est dans l’attente du mûrissement de ce projet et des financements correspondants que je m’étais lancé dans la réalisation de ce blog pour occuper ce temps si mal nommé de retraite.

Compte tenu, vu les courbes de fréquentation, de l’intérêt que vous portez à mon blog, j’essaierai d’en poursuivre le plus régulièrement possible la rédaction mais serait amené à en espacer dorénavant la publication.

Je vous remercie de votre fidélité, des commentaires et des messages de sympathie que vous m’avez adressés.  

Gardez le contact et si vous êtes intéressés, à un titre ou à un autre, par ce projet de recherche faites le moi savoir. 

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XVIII – D’UN GHETTO L’AUTRE — 11) La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 à la lumière des analyses et propositions d’Eric Maurin, Laurent Davezies, Jacques Donzelot et Milena Doytcheva

imagesPalais Bourbon : façade nord dessinée par Bernard Poyet sous Napoléon 1er – Photo Wikimedia Commons

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XVIII – D’UN GHETTO L’AUTRE —- 9) Jacques Donzelot : Une politique « pour » la ville conforme à l’esprit de la ville (suite et fin)

InaEdu01839Cité des 4000 de La Courneuve : implosions d’immeubles.

 Jacques Donzelot : « Une politique pour la ville » conforme à « l’esprit de la ville » (suite et fin)

En renvoyant dos à dos des couches sociales ségrégées dans des espaces assignées, ne néglige-t-on pas les ressources propres que tant les secteurs de relégation que les secteurs périurbains recèlent ? Et comment, dans ces conditions, refaire société ? Donzelot, tirant les conséquences de sa propre analyse sur la tripartition de la ville en secteurs séparés, préconise, dans Quand la ville se défait – Quelle politique face à la crise des banlieues ? (2006), trois types de mesures pour « restaurer les capacités d’intégration de la ville : celles-ci consistent non pas à manipuler et à disperser les hommes comme les choses au nom de la mixité sociale, mais à élever la capacité de pouvoir des gens sur leur vie, à faciliter leur mobilité dans la ville, à faire de celle-ci une véritable entité politique. »

 1°) « Faciliter la mobilité plutôt qu’imposer la mixité »

 Pour l’auteur, la mixité sociale repose sur une croyance plutôt que sur un savoir : « […] la mixité sociale sert beaucoup et efficacement pour contrer l’immixtion des minorités ethniques dans les centres-villes au foncier potentiellement intéressant, ou à les en évincer pour n’en garder que le cachet. Elle réussit très mal quand il s’agit d’introduire des pauvres dans des communes aisées. » Aussi, tirant les enseignements des politiques menées dans les années 70 à Chicago, il fait prévaloir les bénéfices de la mobilité, pour l’accès à l’emploi et promouvoir la sociabilité, sur la mixité imposée qui, quand elle n’est pas un leurre, est une source de frictions : « […] il est plus avantageux de faciliter la mobilité que d’imposer la mixité, même si l’exercice est moins spectaculaire, moins satisfaisant pour l’oeil du politique qui voudrait résorber au plus vite cette anomalie que sont pour lui les constructions de pauvreté. »

  2°) « Elever la capacité de pouvoir des habitants »

J. Donzelot s’appuie sur l’échelle de participation établie par Sherry R. Arntein en 1969 [1] :

 –  Niveau zéro : assimilé à de la manipulation ou à un traitement thérapeutique, l’objectif est  d’obtenir le soutien des populations par la mise en œuvre de moyens techniques relevant de la publicité ou des relations publiques. C’est de la « non-participation ».

 –  Premier niveau : réduit à de l’information ou de la consultation, il s’agit d’un appel à propositions laissant aux seuls décideurs le soin de juger de leur faisabilité. On atteint la « coopération symbolique ».

 –  Second niveau : seul niveau pouvant prétendre à la qualification de participation avec des degrés variables depuis la négociation dans le cadre d’un partenariat à la base, la délégation de pouvoir à un stade supérieur, jusqu’au contrôle citoyen au terme d’un processus assurant la maîtrise de la conception, de la planification et de la direction de programme sans intermédiaires. La participation est alors élevée au rang de « pouvoir effectif des citoyens ».

 Aux Etats-Unis, l’empowerment ou « élévation de la capacité de pouvoir » a pris le pas, dans les années 80, sur les politiques d’affirmative action  d’abord développées, suite aux émeutes des années 60, pour lutter contre la discrimination à l’embauche. L’objectif est bien d’accroître le pouvoir des gens sur leur vie. C’est ainsi qu’ont été créées les Community Development Corporations (CDC), associations dont les conseils d’administration comprennent 50% de résidents et, aussi, les Community Builders dotés de pouvoirs réels à la différence des chefs de projet de développement social urbain français[2].

 Donzelot propose de s’inspirer de l’expérience outre-atlantique pour passer d’une « démocratie participative » formelle à une « participation démocratique » réelle. Il s’agit « d’opposer une démarche procédurale de recherche du bien commun à une définition technocratique de l’intérêt général […]. » La France n’a, en effet, jamais atteint le second niveau de participation défini par Sherry R. Arnstein en raison de son attachement à une conception de l’intérêt général, inhérente à sa philosophie politique, distinct du bien commun anglo-saxon.

Dans la tradition de Rousseau, l’intérêt général est lié à une conception de la volonté générale posant la supériorité de la République sur la démocratie et dans cette optique la participation est perçue comme privilégiant la défense des intérêts particuliers.

Au contraire de l’intérêt général, la notion de bien commun implique :

    • concrètement, la recherche d’accords liant les intérêts particuliers au lieu de les opposer ;
    • l’imbrication des niveaux de décision et d’exécution, sachant que si les décideurs sont toujours distingués de ceux auxquels s’appliquent les décisions, les sphères d’intervention des uns et des autres ne sont pas séparées.

 Ainsi, la participation démocratique, qui recherche la mobilisation pour l’action, se différencie de la démocratie participative, fondée sur la légitimation de la décision. La supériorité de la première sur la seconde, nous dit en substance l’auteur à la suite de Bernard Manin[3], résulte du fait que la décision implique, au niveau individuel comme à celui de la collectivité, délibération ; laquelle tout en s’inscrivant dans le temps ne saurait, sans se vouer à l’inefficacité, ignorer l’espace de l’exécution.

 3°) « Réunifier la ville en la démocratisant »

La politique de la ville en France relève du « gouvernement à distance ». Formule plus compatible avec une  économie de moyens qu’avec la recherche de l’efficacité : « Elle découple le dispositif du contrat en attribuant la responsabilité du local aux seuls élus […] ». L’acte II de la décentralisation de 2005 a ainsi permis un relatif accroissement de l’autonomie locale déplaçant – timidement – la souveraineté vers les territoires alors qu’elle a toujours été rattachée aux individus dans les pays anglo-saxons.

Jacques Donzelot plaide pour une instance d’agglomération élue au suffrage universel renforçant les mécanismes de redistribution : « Les lieux, les quartiers, les communes, ont besoin d’exister spécifiquement, mais tout autant de se connecter, de s’ouvrir pour faire ville. Seule la communauté d’appartenance à une même entité démocratique peut permettre cet affranchissement, selon la formule d’Olivier Mongin qui évoque ainsi le sens originel de la ville, celui d’une émancipation. »

Ainsi, aux extrêmes, deux stratégies plus ou moins contraignantes pour leurs destinataires s’opposent : la stratégie people, d’une part, visant à déplacer les gens pour les sortir d’un environnement dégradé et dégradant, la stratégie place, d’autre part, misant sur le traitement des lieux pour y maintenir leurs habitants. Entre les deux se situe la people place based strategy, troisième voie, qui se fixe pour objectif d’« agir sur les gens dans les lieux où ils vivent » en leur laissant le libre choix d’y rester ou d’en sortir ; sachant que cette troisième option implique de s’inscrire dans une échelle spatiale suffisante, celle d’une agglomération démocratiquement gouvernée, pour permettre l’exercice effectif de ce libre choix.

 ***

« Bref, la politique de la ville vise à faire en sorte que la ville ne fasse plus problème. Parce que la mixité sociale aura réduit les singularités qui la menacent, comme ces concentrations de minorités, parce que la discrimination positive en faveur de ces territoires défavorisés aura permis d’y faire venir des emplois et d’y améliorer le fonctionnement des services. » En ce sens, fait remarquer l’auteur, la politique de la ville traite celle-ci plus comme un problème que comme une solution. « […] elle ne se préoccupe pas de ce qui fait l’esprit de la ville. » Cet esprit de la ville qui relève d’une logique de réseau, dont la fonction est de relier. Aussi en appelle-t-il à une « politique pour la ville ». Dans cette optique, selon une formule développée par Olivier Mongin[4], l’invention propre de la ville consiste en « la mise en oeuvre d’un espace à la fois ouvert et fermé » et non « ouvert ou fermé comme la porte ». L’image de la table suggérée par H. Arendt, qui réunit et sépare à la fois dans l’espace de la vita activa, exprime la même idée[5]. Aussi bien, c’est l’esprit de la ville qu’il faut réintroduire dans les quartiers, quartiers non pas repliés sur eux-mêmes mais intégrés dans l’agglomération et reliés à son centre, qui fait la ville.

La ville contemporaine s’inscrit donc dans une conception de l’urbain généralisé, mais qui cherche à conjurer les séparations qu’instituent la « ville à trois vitesses ». Toutefois cette ville à trois vitesses n’est pas statique, ses séparations ne sont pas figées, elle est en mouvement et c’est ce qui peut la sauver pour peu que l’on tire profit de son dynamisme pour l’infléchir et en corriger les déviations. Le recours à l’esprit de la ville nous guidera dans la recomposition de la ville défaite en prenant appui sur les bases qui ont contribué à la défaire, mais pour inverser le mouvement en permettant le passage de la citoyenneté sociale à la citoyenneté urbaine. Et pour ce faire, il faudra viser à faciliter la mobilité comme antidote à la ségrégation territorial plutôt que d’avoir recours à la mixité endogène dans les quartiers, utopique. Mobilité suggérée contre mixité infligée, dirons-nous, redoublant les qualificatifs employés par l’auteur.

Tirant les enseignements d’une déambulation dans six villes de France, Jacques Donzelot indique ce que pourrait être à l’avenir le chantier de la citoyenneté urbaine[6]. La ville postindustrielle est confrontée à la domination des flux sur les lieux. Face au défi de la mondialisation qui a ouvert toutes les vannes, elle est tentée par le repliement sur son pré carré. Au risque de se couper encore un peu plus du reste du monde. Ce n’est pas en optant pour l’immobilisme ou pire en allant à contre-courant que la ville sauvera son âme mais au contraire en s’appropriant la force du courant pour mettre en mouvement ceux qui sont captifs de leur territoire et retenir ceux qui seraient tentés de fuir. C’est nous qui interprétons, mais les conclusions de l’auteur nous semblent aller dans ce sens. Le risque est alors, en mettant l’accent sur le fonctionnement de la ville de négliger la fonction positive du conflit dans les rapports sociaux. Et la substitution du bien commun à l’intérêt général n’y changera rien. Pour renverser la dynamique qui conduit à la séparation sociale et à sa traduction spatiale, pour contrer les réactions d’évitement, il faut aussi accepter le conflit et en tirer parti pour retourner les forces antagonistes à l’oeuvre. Aux conflits de classe de la société industrielle ce seraient substitués des conflits de génération, ethniques, relatifs à la place de la religion… Comment prétendre en venir à bout en les recouvrant du voile de l’universalisme républicain ou en gommant des statistiques les caractères discriminants ? En outre, comment la classe moyenne, de solution qu’elle était dans la société des trente glorieuses pour devenir problème aujourd’hui, pourrait-elle la redevenir demain, comme le soutient l’auteur. Dans ces conditions, compte tenu de son élasticité et de la difficulté d’en marquer les bornes aux deux extrêmes, le recours à la classe moyenne comme solution, ne relève-t-il pas d’une pétition de principe ?

Empruntant, à défaut de la méthode, le vocabulaire de Bourdieu, Donzelot appelle à la « mobilisation de la société » sur la base d’une valorisation et du capital social et du capital spatial. Le capital social s’éprouve dans la dynamisation de la vie associative et la prise en charge par la collectivité de ses problèmes en prenant appui sur les pouvoir élus dans le cadre de l’agglomération. Sa valorisation passe par celle du capital spatial, expression de la capacité d’un lieu à offrir à ses habitants des opportunités d’emplois, de services, de formations, de divertissements variés… Et inversement. C’est la condition de l’accession à  une citoyenneté urbaine concrète prenant le relais d’une citoyenneté sociale, aujourd’hui diluée, quand elle n’est pas atteinte de schizophrénie.

***

 Donzelot aurait ainsi au terme d’une quarantaine d’années, bouclé un cycle, d’abord renversé par Lefebvre avec sa Révolution urbaine [7] mettant l’accent sur les ressorts culturels du développement urbain ; redressé ensuite par Castells avec La question urbaine [8], dont les fondements économiques ont été, dans la tradition marxiste, réaffirmés mais mis au gout du jour du structuralisme ; clos enfin – mais provisoirement – avec cette nouvelle question urbaine qui, entre infrastructure économique et superstructure culturelle, cherche à approfondir les déterminants sociaux des mutations urbaines. Lefebvre avait inversé les niveaux d’appréhension de l’urbain, en voie de généralisation, sur lesquels la sociologie marxiste avait fondé ses analyses : base économique et superstructures. Donzelot recentre la nouvelle question urbaine sur le social que les niveaux infrastructurel (économique) et superstructurel (culturel) avaient voilé. L’urbanisme dans sa version fonctionnaliste est définitivement passé par perte et profit et la société urbaine retrouve ses droits. Reste à articuler l’urbain au social, la forme urbaine à la société, et ce, dans les analyses comme dans l’action, pour sortir une fois pour toutes des apories de la théorie et de la pratique abusivement dissociées.

***

 C’est le mérite de Jacques Donzelot que d’avoir cherché à échapper aux fausses antinomies dans lesquelles s’enferrent les politiques, pour tenter de faire valoir une vision qui dépasse les clivages idéologiques de la gauche et de la droite. Non que les options politiques soient indifférentes, loin de là. Mais, il importe de les resituer là où elles ont un sens. Or, ce n’est certainement pas en opposant les personnes aux territoires, le principe d’égalité de traitement à celui de discrimination positive, ou la quête d’identité à l’exigence de mobilité plus en phase avec l’économie libérale et la mondialisation, que l’on progressera. Mais, d’une part, en se plaçant sur un plan politique indissociable d’une éthique et d’une économie centrées sur une notion de justice qui prenne en compte la disparité des situations et l’ouverture à la diversité des sensibilités, autrement dit sur l’équité ; d’autre part, en recherchant les compromis qui permettent d’avoir prise sur la réalité par-delà ses contradictions, autrement dit en optant délibérément pour le pragmatisme. Et ce, sans concession aux idéologies, d’où qu’elles viennent. Dans cette optique, comme nous y invite Donzelot, défions nous des croyances et sachons faire le lien entre les savoirs, si dispersés soient-ils, et l’action, qui exige cohérence. C’est tout l’art de l’aménagement urbain, discipline qui jamais ne se renouvellera trop dans un monde toujours plus globalisé et fragmenté comme la ville elle-même.

Mais l’aménageur ou le rénovateur doivent être modestes : l’équité est leur boussole, l’efficacité un impératif ; sachant qu’au-delà de l’urbain et du social, c’est au niveau de l’économique que tout se joue et que celui-ci déborde de toute part la ville. Aussi, la relation avec le politique, par delà les clivages, est capitale pour fonder l’action en restant relier au monde, et l’inscrire dans la durée. C’est un problème de gouvernance articulé à l’empowerment, dont la pratique, prise en étau entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, requiert autant de lucidité que d’habileté, ou, pour le condenser dans un double mot : de savoir-faire.

A suivre
La politique de la ville confrontée à ses idéologies avec Milena Doytcheva

 


[1] A Ladder of Citizen participation (Journal of the  American Institute of planners de juillet 1969).

[2] On peut toutefois se demander si l’empowerment revenant à faire prendre en charge le développement des quartiers par les habitants, ne serait pas, transposé en France, un moyen expéditif pour le gouvernement de se décharger du problème. Après tout pourquoi demander aux habitants des grands ensembles de se prendre en charge ? A-t-on jamais sollicité les résidents des quartiers huppés de le faire ? Qui, en effet, mieux que le marché pourrait prendre en charge leur bien-être à travers le mécanisme de la rente foncière et la consommation. Et si l’Etat a dû se résoudre dans un passé récent à se substituer au marché dans les quartiers de relégation n’est-ce pas sur la base du constat de sa défaillance. Aussi, après avoir dans un premier temps transféré en partie ses compétences aux collectivités locales à la faveur de la décentralisation, est-il tenté de recourir à l’empowerment à l’américaine  pour pallier son impuissance à rétablir les lois du marché à la périphérie des agglomérations, là où elles se délitent ? Reste à savoir si la pratique américaine peut être accommodée en France et, si oui, au prix de quelles adaptations.

[3] Cf. Volonté générale ou délibération. Esquisse d’une théorie générale de la délibération politique (Le Débat n° 33, 1985).

[4] In La condition urbaine.

[5] V. Condition de l’homme moderne

[6] Cf. La France des cités – Le chantier de la citoyenneté urbaine (2013). Les six villes en question sont : Strasbourg, Grenoble, Lyon, Bordeaux, Les Hauts de Rouen et Villiers-le-Bel.

[7] V. notre compte rendu publié le 4 juillet 2013 dans la rubrique des tendances se réclamant du marxisme : la ville comme production sociale.  

[8] V. notre compte rendu publié dans la même rubrique le 16 juillet 2013.

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XVIII – D’UN GHETTO L’AUTRE — 8) Jacques Donzelot et la ville à trois vitesses (suite)

Jacques Donzelot et la ville à trois vitesses (suite)

Pour comprendre la situation actuelle des zones sensibles, J. Donzelot prend appui sur les analyses d’Alain Touraine, d’une part, et de Robert Castel, d’autre part.

En février 1991, Alain Touraine dans un article paru dans la revue Esprit intitulé Face à l’exclusion avait opposé la société de type pyramidale des Trente glorieuses, hiérarchisée, permettant à l’ascenseur social de fonctionner, et la société postindustrielle, horizontale, de type réticulaire, ne laissant pas d’autres possibilités que d’être « dedans » ou « dehors », c’est-à-dire exclu par déconnexion du système de production.

Pour Robert Castel, auteur des Métamorphoses de la question sociale (1994), la société contemporaine n’a pas changé dans sa nature, qui reste fondamentalement la même, mais dans sa forme par l’effet de la décomposition de la condition salariale. Ce n’est pas en termes statiques d’inclusion et d’exclusion qu’il faut analyser la société actuelle mais de « désaffiliation ». La société est appréhendée dans son dynamisme autour de deux axes : le rapport au travail et aux autres, permettant de  découper l’espace social en trois secteurs : un secteur d’intégration où les gens disposent d’un travail permanent garanti et de relations sociales stables, un secteur de vulnérabilité associant précarité et fragilité relationnelle, un secteur de désaffiliation, enfin, stigmatisé par le chômage et l’isolement social, justifiant l’assistance.

Donzelot reprend ces analyses, mais soutient que les transformations auxquelles on a assisté au terme des trente glorieuses ne sont pas que de pure forme mais bien structurelles en ce sens que la décomposition de la condition salariale et ses conséquences en termes d’effritement de la société a conduit à déporter les populations les plus fragilisées vers les territoires de relégation et vice-versa pour les plus favorisés qui tendent aujourd’hui à revenir vers les centres-villes. On est donc bien dans une logique de séparation, telle qu’analysée statistiquement par Eric Maurin[1], débouchant sur la ségrégation spatiale.

Ainsi, au terme de l’évolution historique tracée dans La ville à trois vitesses (2009), J. Donzelot, constatant que « la ville ne fait plus société », perçoit l’agglomération du XXIe siècle sous la forme de trois configurations, dont la dynamique ne préjuge pas d’évolutions futures :

  • La relégation s’applique aux grands ensembles, stigmatisés, qui, après avoir connu une première phase de mixité relative, quelque peu idéalisée, sont affectés aux plus démunis, victimes de la mondialisation, refoulés de la ville-centre et qui subissent différentes formes de discriminations sociales et de ségrégation spatiale. La relégation est l’aboutissement d’un processus qui s’inscrit dans l’histoire récente et l’évolution de la société industrielle vers une société où le tertiaire est devenu dominant, avec cette conséquence que les nouveaux emplois se sont éloignés spatialement et en termes de qualification de ce que la population pouvait escompter. L’auteur distingue trois étapes de cette relégation : les années 80 marquées par l’échec d’une intégration que la marche des beurs de 1983 avait laissé espérer, les années 90 caractérisées par la montée des trafics illégaux et l’augmentation concomitante des faits de délinquance, les années 2000, enfin, durant lesquelles se sont, en réaction, accentuées les manifestations identitaires liées au prosélytisme islamique. De sorte que le décalage s’est accru entre une population assignée à ses territoires de relégation et une société exigeant de la part de ses ressortissants d’autant plus de mobilité que les emplois se précarisaient : société de flux confrontée à ses enclaves.
  • La périurbanisation correspond à l’émergence et à la généralisation de la maison individuelle à la périphérie des villes (phénomène de « rurbanisation » selon un mot valise forgé en 1976 par Gérard Bauer et Jean-Michel Roux co-auteurs de La rurbanisation ou la ville éparpillée). Le pavillonnaire anti-urbain est le refuge d’une classe moyenne se sentant agressée par la grande ville et ses affres, mais dont les membres restent dépendants pour le travail, attirée aussi par les charmes de la campagne. En même temps elle se sent menacée par les cités, qui ont en partage avec elle la localisation périphérique, mais dont elle tient à distance la population, stigmatisée, réputée pour les incivilités de sa jeunesse. A la contrainte de l’immobilité à laquelle sont astreints les habitants des cités, de par leur enclavement géographique et isolement social, se substitue une contrainte de l’hypermobilité en raison de la distance séparant les résidents des emplois, urbains en général, et des commerces et services dispersés entre la proximité relative pour les plus quotidiens et le centre-ville pour les autres.
  • La gentrification est le fait de la classe moyenne supérieure, émergente, pure produit de la société libérale et de la mondialisation de l’économie, qui faute de pouvoir accéder à la propriété dans les quartiers à valeur foncière élevée se rabattent sur les centres-villes dégradés pour les rénover. Qualifiés souvent de « bobos », ses membres font le chemin inverse des périurbains après avoir souvent fait la même expérience qu’eux. Les charmes d’un environnement campagnard, l’attrait de la propriété individuelle, du pavillon de banlieue, ils en sont d’autant plus revenus qu’ils ont eu le temps d’en mesurer les inconvénients : l’isolement, l’insécurité et la servitude d’une mobilité contrainte.  Faisant d’autre part partie de ces relatifs privilégiés qui ont tiré bénéfice de la mondialisation, leur ascension sociale leur a d’autant plus permis d’investir dans des travaux de rénovation que le foncier restait abordable dans un environnement urbain en voie de transformation. Fort de leur statut, acquis souvent au prix de lourds sacrifices, et d’une culture qu’ils partagent avec leurs semblables, ils peuvent même se permettre, débarrassés des préventions et préjugés des classes fragilisées par la précarité, une ouverture aux autres qu’ils côtoient plus qu’ils ne les fréquentent ; sachant qu’ils s’accommodent d’autant mieux de la mixité qu’ils escomptent une valorisation du quartier, qui aura pour conséquence à terme d’en évincer les populations « allogènes ».

C’est à cette ville à trois vitesses, que Jacques Donzelot fait correspondre trois catégories d’entre-soi, dont Olivier Mongin a développé l’analyse dans La condition urbaine (2005)[2] :

  • Un entre-soi contraint correspondant à la relégation dans des zones qualifiées abusivement d’exclusion, parfois dites de non-droit, conséquence du rejet des classes populaires dans les grands ensembles de banlieue regroupant l’habitat social (cf. notion de ville résiduelle). Subissant la stigmatisation, les habitants des grands ensembles, captifs de leur territoire, n’ont même pas la faculté, qui leur est déniée au non de l’idéal républicain, « de constituer un nous qui donnerait trop à voir ce qu’ils ont en commun. » D’où le développement de réflexes identitaires qui ce sont exprimés dans le port du voile d’abord avant que le halal ne vienne aujourd’hui prendre le relai.
  • Un entre-soi protecteur correspondant à la périurbanisation,  propre à cette classe moyenne à la recherche d’une tranquillité qu’elle paye d’une insécurité, conséquence de la dispersion de son habitat, de son éloignement des centres-villes et des services urbains. « Ce qui est protecteur, c’est d’abord et surtout ceci que l’installation dans le périurbain vaut garantie de voisinage et de tranquillité comparée aux périls des cités et à l’intranquillité des villes-centres. » D’où la tendance à renforcer la clôture des espaces privés, d’une part, à privatiser les espaces communs, d’autre part. Mais, cette extension périphérique sous sa forme pavillonnaire ou ville satellite, typique du phénomène de rurbanisation, a aussi sa contrepartie obligée, à savoir la mobilité. Cet entre-soi protecteur est mis en correspondance, par l’auteur, avec le vote protestataire séduit par le discours sécuritaire de l’extrême droite. Comme si, fait-il observer dans un raccourci saisissant, un « activisme sécuritaire » devait répondre à l’« insécurité civile » à droite et la « prévention » à l’« insécurité sociale » à gauche.
  • Un entre-soi sélectif, recherché par la couche supérieure de la classe moyenne, dont le « bobo » constitue la caricature ; forme d’élitisme qui se flatte d’être ouvert aux autres et au monde. A cet entre-soi correspond le phénomène de gentrification : reconquête des centres-villes par la bourgeoisie intellectuelle, qui a remplacé la bourgeoisie industrielle, adepte d’une mixité sociale à tonalité plus folklorique qu’authentique (cf. notion de ville dans la ville). Grace aux travaux de rénovation et au développement des circulations piétonnes et des transports en commun « la gentrification est ce processus qui permet de jouir des avantages de la ville sans avoir à en redouter les inconvénients. » Conséquence de la sélectivité : « Ce sont partout les hypercadres de la mondialisation, les professions intellectuelles supérieures qui peuplent ses espaces rénovés. »

Ainsi à la bipolarisation de la société industrielle à la fois sociale et spatiale provoquée par la condition salariale, la société postindustrielle, confrontée à précarisation du travail, a substitué une tripatition qui s’incarne dans trois figures idéales-typiques de la ville : la « ville résiduelle », la « ville satellite » et la « ville dans la ville ». Trois figures tiraillées entre la sclérose et la mise en mouvement pour survivre, sachant qu’un mouvement de périphérie à périphérie tend de plus en plus à prévaloir sur le mouvement de va-et-vient entre centre et périphérie du type de celui analysé jadis par l’école de Chicago. J. Donzelot est conscient des limites de cette conception : « Seule compte la tendance, et celle-ci porte bien à voir le travail d’une logique de séparation à l’oeuvre dans la ville au détriment des interdépendances […]. » C’est que la classe moyenne ne joue plus le rôle qu’elle jouait dans la société industrielle. « La ville de la mondialisation change la donne par les deux bouts. Il y a la mondialisation par le bas qui se traduit par la concentration de ces minorités visibles dans les territoires de relégation. Et puis la mondialisation par le haut qui correspond à la classe émergente associée à la gentrification. Entre ces deux pôles, aucune commune mesure ne permet l’établissement d’une relation, conflictuelle ou non. » Ainsi, « autant les classes moyennes ont constitué la solution de la ville industrielle, autant elles sont devenues le problème dans la ville mondialisée. »

Quelles conséquences en tirer pour une politique de la ville digne de ce nom ?

 
A suivre
 
Jacques Donzelot : une « politique pour la ville » conforme à « l’esprit de la ville » (suite et fin)

[1] Cf. Le ghetto français : enquête sur le séparatisme social (2004), dont nous avons rendu compte dans notre article du 9 mars 2014.

[2] Dont nous rendrons compte dans un prochain article avec La ville des Flux (2013).

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