
Plus polémique et percutante dans sa relation, autrement radicale et « subversive » dans ses conclusions est, en effet, l’enquête de F. Engels[1]. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, il décrit, en prenant comme exemples les sites industriels de l’Angleterre, les méfaits de la révolution industrielle qui a réduit l’ouvrier au rôle de machine, attribuant ainsi des causes technologiques, avant d’être économiques, à la dégradation de la situation ouvrière. Par rapport à Villermé, on passe avec Engels, de la résignation à l’indignation et à la révolte. Contrairement au français, l’allemand, très au fait de la situation de l’économie en Angleterre pour y avoir résidé et avoir travaillé dans l’usine de son père, fait une analyse critique de l’évolution économique et sociale de ce pays en avance sur les autres. Son exposé porte notamment sur les conséquences de la mécanisation du filage et du tissage du coton, de la laine et de la soie sur la condition des tisserands contraints de renoncer au travail à domicile à la campagne ou dans les villages et de rejoindre la manufacture en ville. Mécanisation, extraction des ressources minières, exploitation de nouvelles sources d’énergie (hydraulique notamment), division du travail lui apparaissent comme les traits caractéristiques du développement de l’industrie. A travers le cas de Manchester, entre autres villes industrielles, il montre comment la concentration de la population a accompagné celle du capital, engendrant un phénomène d’extension urbaine sans précédent avec son cortège de désordres, source d’aliénation pour le prolétaire soumis à l’atomisation de la vie urbaine. L’engorgement du centre des villes s’accompagne de leur décomposition. Et dans les extensions périphériques, pourtant planifiées, l’entassement des habitations, mal équipées et surpeuplées, témoigne de la précarité des conditions de logement. Si la polarisation de la société en deux classes antagonistes est un effet de l’industrialisation, la ségrégation de l’espace est la conséquence de l’extension de l’urbanisation. La violence urbaine est, dans ce contexte, inséparable de la lutte des classes et le désordre des villes est le reflet d’un ordre social caractérisé par l’exploitation de l’homme par l’homme, répressif de surcroit. Engels s’étale longuement sur les méfaits de la grande ville pour la santé et le moral des travailleurs. Concernant l’alcoolisme, fléau dénoncé avec une vigueur égale à celle de Villermé, il diagnostique « une nécessité physique et morale » qui « fait que, dans ces conditions, une très grande partie des travailleurs doit nécessairement succomber à l’alcoolisme. » Mais, les grandes villes sont aussi « les foyers du mouvement ouvrier ; c’est là que les ouvriers ont commencé à réfléchir à leur situation et à lutter ; c’est là que s’est manifestée d’abord l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie […] ».
Les effets nocifs de la concurrence sont ensuite analysés : exode rural, lente extinction de la petite bourgeoisie, accroissement du prolétariat urbain dont les conditions de vie se précarisent. « La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne », écrit-il. En effet : « Les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence. » Avec pour conséquences : l’emprise croissante de la manufacture sur l’artisanat et la petite entreprise, la hausse des salaires à court terme, plus que compensée par la hausse des prix, et sa baisse à long terme en valeur absolue, donc l’appauvrissement du petit peuple du fait du monopole des moyens d’existence détenus par la bourgeoisie soutenue par le pouvoir d’Etat. Si les lois du marché déterminent un salaire maximum, faute de salaire minimum, la trappe à pauvreté reste toujours ouverte.
Engels, s’appesantit, d’autre part, sur les conditions particulièrement douloureuses dans lesquelles s’est effectuée l’immigration irlandaise et ses conséquences pour le prolétariat d’Angleterre.
Il dénonce, enfin, la nouvelle loi sur les pauvres de 1834 inspirée de la théorie malthusienne de la population. Celle-ci, en effet, pose que compte tenu de la disproportion entre ressources alimentaires et bouches à nourrir, les services d’assistance en contribuant à maintenir la population surnuméraire et en encourageant la natalité sont un non-sens. Cela revient pour Engels à dénier aux pauvres le droit à l’existence. Il est pourtant prêt à reconnaître que « les allocations favorisent la paresse et l’accroissement de la population superflue. […]. Mais, nous dit-il, la seule conclusion qu’on puisse en tirer, c’est que les conditions sociales actuelles ne valent rien et non pas – ce qu’ont conclu les commissaires malthusiens – qu’il faut traiter la pauvreté comme un crime, selon la théorie de l’intimidation. » Pourtant, la loi sur les pauvres n’a pas été jusqu’à supprimer tout secours, elle s’est contentée de prévoir que les indigents pourraient être accueillis dans des maisons de travail. Institutions de secours repoussantes au point d’être dissuasives.
Considérant cette situation, quel que soit le gagnant de la concurrence internationale – l’Amérique ou l’Angleterre, toutes deux en tête du peloton des pays nouvellement industrialisés quand écrivait Engels – les crises économiques à répétition ne pourront déboucher que sur une révolution ralliant, outre le prolétariat, la petite bourgeoisie en voie de prolétarisation. Dans le contexte de l’Angleterre d’alors, « la révolution doit obligatoirement venir, il est maintenant trop tard pour trouver une solution pacifique au conflit » déclare Engels in fine.
A la lecture de ces deux auteurs, on est tenté d’en évoquer d’autres qui, comme Heidegger par exemple, ont stigmatisé l’existence aliénée de populations rurales déracinées. Peut-on pour autant taxer Villermé et Engels d’urbaphobie ? Pour Villermé la grande ville est liée à l’essor de l’industrie et pour Engels elle constitue la matrice de la révolution. Mais alors que Villermé se contente d’attirer l’attention sur la misère du prolétariat sans aller jusqu’à mettre en cause le libéralisme de la société industrielle, Engels ouvre des perspectives reposant sur des analyses, à peine ébauchées, qui seront développées plus tard dans Le Capital. On sait d’autre part, le sort fait à la ville dans la théorie marxiste.
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Courant conservateur et réformiste, plus empirique que théorique, versus courant révolutionnaire, plus théorique qu’empirique, ont ainsi scandé depuis le milieu du XIXe siècle la pensée et l’action sur la ville, avec des décalages chronologiques significatifs des écarts entre théorie et pratique. Ecarts encore accentués par la spécialisation universitaire qui n’a pu que déboucher sur des réformes parcellaires remises en question de manière récurrentes parce que parcellaires.
Aux XXe et XXIe siècles, les rapports sur l’état des villes et sociétés urbaines n’ont pas manqué. Ils se sont même multipliés avec la crise des agglomérations affectées du mal des banlieues, que ce soit sous leur forme pavillonnaire ou de grands ensembles. La fondation d’une politique de la ville a enclenché une avalanche d’enquêtes, mais toujours sur des fragments de villes souvent présentés comme des ghettos de pauvres avant que des ghettos de riches ne se constituent. Aussi est-ce une vision décentrée et gauchie de la ville qui nous est présentée, alors que pour traiter ses dysfonctionnements et remédier aux maux qui lui sont imputés, il faudrait la saisir en tant que totalité dont les parties sont solidaires. Ne serait-il donc pas opportun de revenir à ces grandes enquêtes du type de celles qui furent lancées au XIXe siècle, sans dissocier les questions d’urbanisme et de société et en évitant de se focaliser sur les seuls problèmes de distribution spatiale pour prendre en compte la dimension du temps, fondamentale pour une bonne appréhension des dynamiques en jeu : renouvellement urbain lié à la mobilité sociale, notamment.
Quoi qu’il en soit, le mérite de ces enquêtes a été de nourrir la réflexion de générations de savants et de philosophes, nombreux au XXe siècle à se pencher au chevet de la ville, ébranlée dans ses fondements, voire, pour les plus alarmistes qui sont aussi les plus nostalgiques de l’ordre ancien, mise à sac par l’industrie.
A suivre :
La sociologie formelle de Georg Simmel :
– La ville entre liberté et aliénation (1903)
[1] V. également La pensée marxiste et la ville d’Henri Lefebvre