I – LES PREMICES : les enquêtes sur les conditions de vie en ville à l’époque de l’industrialisation – 2) La situation de la classe laborieuse en Angleterre de Frédéric Engels (1844)

Plus polémique et percutante dans sa relation, autrement radicale et « subversive » dans ses conclusions est, en effet, l’enquête de F. Engels[1]. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, il décrit, en prenant comme exemples les sites industriels de l’Angleterre, les méfaits de la révolution industrielle qui a réduit l’ouvrier au rôle de machine, attribuant ainsi des causes technologiques, avant d’être économiques, à la dégradation de la situation ouvrière. Par rapport à Villermé, on passe avec Engels, de la résignation à l’indignation et à la révolte. Contrairement au français, l’allemand, très au fait de la situation de l’économie en Angleterre pour y avoir résidé et avoir travaillé dans l’usine de son père, fait une analyse critique de l’évolution économique et sociale de ce pays en avance sur les autres. Son exposé porte notamment sur les conséquences de la mécanisation du filage et du tissage du coton, de la laine et de la soie sur la condition des tisserands contraints de renoncer au travail à domicile à la campagne ou dans les villages et de rejoindre la manufacture en ville. Mécanisation, extraction des ressources minières, exploitation de nouvelles sources d’énergie (hydraulique notamment), division du travail lui apparaissent comme les traits caractéristiques du développement de l’industrie. A travers le cas de Manchester, entre autres villes industrielles, il montre comment la concentration de la population a accompagné celle du capital, engendrant un phénomène d’extension urbaine sans précédent avec son cortège de désordres, source d’aliénation pour le prolétaire soumis à l’atomisation de la vie urbaine. L’engorgement du centre des villes s’accompagne de leur décomposition. Et dans les extensions périphériques, pourtant planifiées, l’entassement des habitations, mal équipées et surpeuplées, témoigne de la précarité des conditions de logement. Si la polarisation de la société en deux classes antagonistes est un effet de l’industrialisation, la ségrégation de l’espace est la conséquence de l’extension de l’urbanisation. La violence urbaine est, dans ce contexte, inséparable de la lutte des classes et le désordre des villes est le reflet d’un ordre social caractérisé par l’exploitation de l’homme par l’homme, répressif de surcroit. Engels s’étale longuement sur les méfaits de la grande ville pour la santé et le moral des travailleurs. Concernant l’alcoolisme, fléau dénoncé avec une vigueur égale à celle de Villermé, il diagnostique « une nécessité physique et morale » qui « fait que, dans ces conditions, une très grande partie des travailleurs doit nécessairement succomber à l’alcoolisme. » Mais, les grandes villes sont aussi « les foyers du mouvement ouvrier ; c’est là que les ouvriers ont commencé à réfléchir à leur situation et à lutter ; c’est là que s’est manifestée d’abord l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie […] ».

Les effets nocifs de la concurrence sont ensuite analysés : exode rural, lente extinction de la petite bourgeoisie, accroissement du prolétariat urbain dont les conditions de vie se précarisent. « La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne », écrit-il. En effet : « Les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence. » Avec pour conséquences : l’emprise croissante de la manufacture sur l’artisanat et la petite entreprise, la hausse des salaires à court terme, plus que compensée par la hausse des prix, et sa baisse à long terme en valeur absolue, donc l’appauvrissement du petit peuple du fait du monopole des moyens d’existence détenus par la bourgeoisie soutenue par le pouvoir d’Etat. Si les lois du marché déterminent un salaire maximum, faute de salaire minimum, la trappe à pauvreté reste toujours ouverte.

Engels, s’appesantit, d’autre part, sur les conditions particulièrement douloureuses dans lesquelles s’est effectuée l’immigration irlandaise et ses conséquences pour le prolétariat d’Angleterre.

Il dénonce, enfin, la nouvelle loi sur les pauvres de 1834 inspirée de la théorie malthusienne de la population. Celle-ci, en effet, pose que compte tenu de la disproportion entre ressources alimentaires et bouches à nourrir, les services d’assistance en contribuant à maintenir la population surnuméraire et en encourageant la natalité sont un non-sens. Cela revient pour Engels à dénier aux pauvres le droit à l’existence. Il est pourtant prêt à reconnaître que « les allocations favorisent la paresse et l’accroissement de la population superflue. […]. Mais, nous dit-il, la seule conclusion qu’on puisse en tirer, c’est que les conditions sociales actuelles ne valent rien et non pas – ce qu’ont conclu les commissaires malthusiens – qu’il faut traiter la pauvreté comme un crime, selon la théorie de l’intimidation. » Pourtant, la loi sur les pauvres n’a pas été jusqu’à supprimer tout secours, elle s’est contentée de prévoir que les indigents pourraient être accueillis dans des maisons de travail. Institutions de secours repoussantes au point d’être dissuasives.

Considérant cette situation, quel que soit le gagnant de la concurrence internationale –     l’Amérique ou l’Angleterre, toutes deux en tête du peloton des pays nouvellement industrialisés quand écrivait Engels – les crises économiques à répétition ne pourront déboucher que sur une révolution ralliant, outre le prolétariat, la petite bourgeoisie en voie de prolétarisation. Dans le contexte de l’Angleterre d’alors, « la révolution doit obligatoirement venir, il est maintenant trop tard pour trouver une solution pacifique au conflit » déclare Engels in fine.

A la lecture de ces deux auteurs, on est tenté d’en évoquer d’autres qui, comme Heidegger par exemple, ont stigmatisé l’existence aliénée de populations rurales déracinées. Peut-on pour autant taxer Villermé et Engels d’urbaphobie ? Pour Villermé la grande ville est liée à l’essor de l’industrie et pour Engels elle constitue la matrice de la révolution. Mais alors que Villermé se contente d’attirer l’attention sur la misère du prolétariat sans aller jusqu’à mettre en cause le libéralisme de la société industrielle, Engels ouvre des perspectives reposant sur des analyses, à peine ébauchées, qui seront développées plus tard dans Le Capital. On sait d’autre part, le sort fait à la ville dans la théorie marxiste.

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Courant conservateur et réformiste, plus empirique que théorique, versus courant révolutionnaire, plus théorique qu’empirique, ont ainsi scandé depuis le milieu du XIXe siècle la pensée et l’action sur la ville, avec des décalages chronologiques significatifs des écarts entre théorie et pratique. Ecarts encore accentués par la spécialisation universitaire qui n’a pu que déboucher sur des réformes parcellaires remises en question de manière récurrentes parce que parcellaires.

Aux XXe et XXIe siècles, les rapports sur l’état des villes et sociétés urbaines n’ont pas manqué. Ils se sont même multipliés avec la crise des agglomérations affectées du mal des banlieues, que ce soit sous leur forme pavillonnaire ou de grands ensembles. La fondation d’une politique de la ville a enclenché une avalanche d’enquêtes, mais toujours sur des fragments de villes souvent présentés comme des ghettos de pauvres avant que des ghettos de riches ne se constituent. Aussi est-ce une vision décentrée et gauchie de la ville qui nous est présentée, alors que pour traiter ses dysfonctionnements et remédier aux maux qui lui sont imputés, il faudrait la saisir en tant que totalité dont les parties sont solidaires. Ne serait-il donc pas opportun de revenir à ces grandes enquêtes du type de celles qui furent lancées au XIXe siècle, sans dissocier les questions d’urbanisme et de société et en évitant de se focaliser sur les seuls problèmes de distribution spatiale pour prendre en compte la dimension du temps, fondamentale pour une bonne appréhension des dynamiques en jeu : renouvellement urbain lié à la mobilité sociale, notamment.

Quoi qu’il en soit, le mérite de ces enquêtes a été de nourrir la réflexion de générations de savants et de philosophes, nombreux au XXe siècle à se pencher au chevet de la ville, ébranlée dans ses fondements, voire, pour les plus alarmistes qui sont aussi les plus nostalgiques de l’ordre ancien, mise à sac par l’industrie.

A suivre :

La sociologie formelle de Georg Simmel :

– La ville entre liberté et aliénation (1903)


[1] V. également La pensée marxiste et la ville d’Henri Lefebvre

I – LES PREMICES : les enquêtes sur les conditions de vie en ville à l’époque de l’industrialisation – 1) Le tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Villermé (1840)

On peut faire remonter les sciences sociales de la ville aux grandes enquêtes du docteur Louis-René Villermé dans le Nord et l’Est de la France (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie : 1840) et de Fréderic Engels à Manchester (La situation de la classe laborieuse en Angleterre : 1844). Sans oublier, pour la France, Pierre Guillaume Frédéric Le Play avec Les ouvriers européens (1855) et La réforme sociale (1864).

Ce n’est évidemment pas par hasard si ces enquêtes ont été menées durant le siècle de la révolution industrielle et de l’extension de l’urbanisation qui en fut la conséquence. Et il serait intéressant de chercher à évaluer l’impact que de telles enquêtes ont pu avoir sur la prise de conscience des problèmes soulevés par l’exode rural et les concentrations urbaines, ainsi que sur les velléités réformistes des politiques. Peut-on, en outre, établir une filiation ou une parenté avec les investigations menées de nos jours dans les villes en crise de notre modernité ou postmodernité ? A conjonctures dissemblables, approches différentes des faits.

Le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Villermé[1] constitue le compte-rendu de l’enquête qui lui avait été commandée, ainsi qu’à Benoiston de Chateauneuf, par l’Académie des sciences morales et politiques sur le monde ouvrier. L’enquête de Villermé a porté sur les régions textiles du Nord et de l’Est. Son but, comme celui de son confrère, était d’« examiner les effets de l’industrie sur ceux qu’elle emploie, d’interroger la misère sans l’humilier, observer l’inconduite sans l’irriter. » Aussi, comme le fait observer Yves Tyl dans sa présentation des extraits du Tableau publiés en 1971, recherche-t-il moins les causes et les conséquences sociales de cette misère, qu’à en faire le constat sans complaisance, tout en dénonçant les excès auxquels pouvait conduire l’exploitation du travail ouvrier. Plus qu’aux méfaits d’un système économique inique dans son indifférence à la condition humaine, c’est à l’insensibilité et à l’intérêt égoïste des maîtres, d’une part, au comportement des ouvriers, d’autre part, qu’il s’en prend rendant ces derniers qui, trop souvent succombent à l’alcoolisme, la prostitution, la prodigalité…, responsables de leur état et imprévoyance. « Beaucoup de maîtres de manufactures, je pourrai dire la plupart, ne s’occupent ni des sentiments, ni des mœurs, ni du sort de leurs ouvriers, et ne les regardent que comme de simples machines à produire. » Pourtant : « On ne saurait nier qu’il y ait des manufactures dont les maîtres prennent des précautions dans l’intérêt de leurs ouvriers. » Mais, nous dit-il, « je n’ignore pas qu’il est beaucoup d’ouvriers qui ne doivent accuser qu’eux seuls de leur propre démoralisation, et dès lors de leur misère […]. » Cela ne l’empêche pas de s’interroger sur les améliorations pouvant être apportées à la condition ouvrière. Mais il se garde bien d’apporter des réponses. Faut-il pour les adultes fixer « un minimum aux salaires » et « un maximum au travail » ? Il se contente de dire qu’« une semblable mesure ne conduira jamais à la solution du grand problème qu’on se propose. » C’est que « le bien est ordinairement plus difficile à faire qu’on ne pense ». La liberté des maîtres tisserands ne saurait être limitée sans dommage pour l’économie compte tenu de la concurrence à laquelle ils sont soumis. Excepté pour ce qui concerne le travail des enfants, dont la condition lui apparait si intolérable qu’il préconise, malgré le non interventionnisme qu’il affiche, la limitation de la durée quotidienne du travail. Mais seulement pour eux.

On ne peut certes rester indifférent à la misère du peuple. Chercher à la soulager est un devoir. Aussi fait-il appel aux sentiments moraux des maîtres pour qu’ils prennent soin de leurs ouvriers. D’ailleurs, ne note-t-il pas que, d’une manière générale, la situation des ouvriers des manufactures n’a fait que s’améliorer au fil du temps ! Et puis, n’est-elle pas plus enviable que celle des agriculteurs, malgré le climat délétère des villes dont les effets sont pourtant aussi néfastes sur les mœurs que malsains pour la santé ? Ce serait, de toutes façons, une erreur que d’accorder aux ouvriers plus qu’ils n’ont besoin, dans la mesure où, ne maîtrisant pas leurs désirs, jamais assouvis, ils sont incapables d’épargner. C’est pour les mêmes raisons qu’il condamne le recours aux avances sur salaires. Il n’est pas jusqu’à la santé morale des ouvriers qui ne le préoccupe, au point que, s’il ne pressentait pas que cela heurterait les usages, il préconiserait la séparation des sexes dans les ateliers !

Quant à l’instruction, ne soyons pas idéaliste. Villermé cite des enquêtes démontrant que la criminalité ne saurait être imputée à l’ignorance et que l’élévation du niveau d’instruction ne contribuait pas à l’amélioration de la condition ouvrière. « L’instruction seule, nous dit-il, ne réprime pas plus les mauvais penchants qu’elle ne les développe ; […] elle ne porte pas au travail, elle n’apprend pas l’économie, elle n’éloigne des actions honteuses ou criminelles, qu’autant qu’elle est combinée avec l’éducation, l’esprit religieux et l’habitude des bonnes mœurs, avec lesquelles il ne faut pas la confondre ». Au surplus, même si on pouvait démontrer que l’instruction ait des effets bénéfiques, sa généralisation n’aurait d’autres conséquences que de les annuler. Son utilité dépend en effet de sa rareté : « Son seul effet est de déplacer la misère en faisant augmenter le salaire de l’ouvrier qui sait lire et écrire, aux dépend de celui qui ne le sait pas ; mais elle n’influe en rien sur la condition générale du peuple […]. »

Villermé s’interroge aussi sur les conséquences du machinisme qui tend à se substituer au travail ouvrier, « …mais ce mal inévitable, écrit-il, n’est que passager, et un bien immense, permanent, vient ensuite le compenser. Telle est l’histoire de beaucoup d’inventions les plus utiles au genre humain […] ».

Et pour conclure son rapport, une exhortation paternaliste bien sentie qui est aussi un avertissement : « Rappelons ici aux chefs de l’industrie, qui doivent plus particulièrement s’en émouvoir, que les ouvriers des manufactures forment la masse du peuple dans beaucoup de villes, et qu’on ne les conduit, qu’on ne les modère aisément que quand on a leur confiance. »

Le Tableau de Villermé n’en eu pas moins des suites positives puisque, comme le rappelle Yves Tyl dans son introduction, il est à l’origine de la loi du 22 mars 1841 limitant le travail des enfants dans les manufactures. Le conservatisme social de Villermé ne l’empêchait pas de condamner les excès du libéralisme conduisant à un individualisme débridé, et son compte-rendu d’enquête constitue un témoignage de la condition ouvrière à son époque. Pourtant, ne peut-on pas relever des similitudes avec notre époque ? Ses positions conservatrices sur la fonction normative de l’habitat ont été rapprochées, par Sabine Dupuy[2], des objectifs visés par la circulaire du 10 mars 1977 relative au Fonds d’aménagement urbain et au groupe interministériel Habitat et Vie sociale qui entendait « ramener une vie sociale normale.» Et S. Dupuy de s’interroger : « De quelles normes parle-t-on ? Qui en a le monopole ? Qui cherche-t-on en réalité à réhabiliter ? Les immeubles, le quartier, les habitants, ou le gestionnaire ? S’il fallait, alors briser quelque chose, ce ne saurait être que la logique gestionnaire, prise dans son sens le plus large. » Enfin, il serait naïf de croire que « le peuple » est remonté dans l’estime du commun. Ainsi que l’analyse Pierre Mercklé, sociologue, dans Le Monde du 24 novembre 2012 : « L’affiliation à la classe ouvrière a volé en éclats, et ceux qui s’en sortent un peu mieux stigmatisent les fautes morales de ceux qui ne s’en sortent pas parce qu’ils ne savent pas se priver. La pauvreté a peut-être reculé en moyenne, mais la stigmatisation de la pauvreté a très probablement progressé […]. »

Sans doute, comme l’indique Yves Tyl (ibid.), en s’abstenant de remettre en cause les bases de la société de son époque, le docteur Villermé se conformait-il à l’idéologie dominante d’alors que reflétait par ailleurs l’Académie. Il ouvrait ainsi la voie à Frédéric Le Play, défenseur de la famille-souche, dont la pensée relevait du catholicisme social, et qui vantait les mérites de l’habitat individuel et du jardin attenant dans un double dessein de moralisation et de stabilité sociale. A l’opposé des idées révolutionnaires d’Engels.


[1] Cf. Textes choisis présentés par Yves Tyl, Union générale d’Edition (1971).

[2] « L’envers du décor de la vie sociale dégradée », texte introductif du 25 janvier 1984 au séminaire de l’Institut d’urbanisme de Grenoble sur les ensembles dégradés.