
On peut faire remonter les sciences sociales de la ville aux grandes enquêtes du docteur Louis-René Villermé dans le Nord et l’Est de la France (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie : 1840) et de Fréderic Engels à Manchester (La situation de la classe laborieuse en Angleterre : 1844). Sans oublier, pour la France, Pierre Guillaume Frédéric Le Play avec Les ouvriers européens (1855) et La réforme sociale (1864).
Ce n’est évidemment pas par hasard si ces enquêtes ont été menées durant le siècle de la révolution industrielle et de l’extension de l’urbanisation qui en fut la conséquence. Et il serait intéressant de chercher à évaluer l’impact que de telles enquêtes ont pu avoir sur la prise de conscience des problèmes soulevés par l’exode rural et les concentrations urbaines, ainsi que sur les velléités réformistes des politiques. Peut-on, en outre, établir une filiation ou une parenté avec les investigations menées de nos jours dans les villes en crise de notre modernité ou postmodernité ? A conjonctures dissemblables, approches différentes des faits.
Le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Villermé[1] constitue le compte-rendu de l’enquête qui lui avait été commandée, ainsi qu’à Benoiston de Chateauneuf, par l’Académie des sciences morales et politiques sur le monde ouvrier. L’enquête de Villermé a porté sur les régions textiles du Nord et de l’Est. Son but, comme celui de son confrère, était d’« examiner les effets de l’industrie sur ceux qu’elle emploie, d’interroger la misère sans l’humilier, observer l’inconduite sans l’irriter. » Aussi, comme le fait observer Yves Tyl dans sa présentation des extraits du Tableau publiés en 1971, recherche-t-il moins les causes et les conséquences sociales de cette misère, qu’à en faire le constat sans complaisance, tout en dénonçant les excès auxquels pouvait conduire l’exploitation du travail ouvrier. Plus qu’aux méfaits d’un système économique inique dans son indifférence à la condition humaine, c’est à l’insensibilité et à l’intérêt égoïste des maîtres, d’une part, au comportement des ouvriers, d’autre part, qu’il s’en prend rendant ces derniers qui, trop souvent succombent à l’alcoolisme, la prostitution, la prodigalité…, responsables de leur état et imprévoyance. « Beaucoup de maîtres de manufactures, je pourrai dire la plupart, ne s’occupent ni des sentiments, ni des mœurs, ni du sort de leurs ouvriers, et ne les regardent que comme de simples machines à produire. » Pourtant : « On ne saurait nier qu’il y ait des manufactures dont les maîtres prennent des précautions dans l’intérêt de leurs ouvriers. » Mais, nous dit-il, « je n’ignore pas qu’il est beaucoup d’ouvriers qui ne doivent accuser qu’eux seuls de leur propre démoralisation, et dès lors de leur misère […]. » Cela ne l’empêche pas de s’interroger sur les améliorations pouvant être apportées à la condition ouvrière. Mais il se garde bien d’apporter des réponses. Faut-il pour les adultes fixer « un minimum aux salaires » et « un maximum au travail » ? Il se contente de dire qu’« une semblable mesure ne conduira jamais à la solution du grand problème qu’on se propose. » C’est que « le bien est ordinairement plus difficile à faire qu’on ne pense ». La liberté des maîtres tisserands ne saurait être limitée sans dommage pour l’économie compte tenu de la concurrence à laquelle ils sont soumis. Excepté pour ce qui concerne le travail des enfants, dont la condition lui apparait si intolérable qu’il préconise, malgré le non interventionnisme qu’il affiche, la limitation de la durée quotidienne du travail. Mais seulement pour eux.
On ne peut certes rester indifférent à la misère du peuple. Chercher à la soulager est un devoir. Aussi fait-il appel aux sentiments moraux des maîtres pour qu’ils prennent soin de leurs ouvriers. D’ailleurs, ne note-t-il pas que, d’une manière générale, la situation des ouvriers des manufactures n’a fait que s’améliorer au fil du temps ! Et puis, n’est-elle pas plus enviable que celle des agriculteurs, malgré le climat délétère des villes dont les effets sont pourtant aussi néfastes sur les mœurs que malsains pour la santé ? Ce serait, de toutes façons, une erreur que d’accorder aux ouvriers plus qu’ils n’ont besoin, dans la mesure où, ne maîtrisant pas leurs désirs, jamais assouvis, ils sont incapables d’épargner. C’est pour les mêmes raisons qu’il condamne le recours aux avances sur salaires. Il n’est pas jusqu’à la santé morale des ouvriers qui ne le préoccupe, au point que, s’il ne pressentait pas que cela heurterait les usages, il préconiserait la séparation des sexes dans les ateliers !
Quant à l’instruction, ne soyons pas idéaliste. Villermé cite des enquêtes démontrant que la criminalité ne saurait être imputée à l’ignorance et que l’élévation du niveau d’instruction ne contribuait pas à l’amélioration de la condition ouvrière. « L’instruction seule, nous dit-il, ne réprime pas plus les mauvais penchants qu’elle ne les développe ; […] elle ne porte pas au travail, elle n’apprend pas l’économie, elle n’éloigne des actions honteuses ou criminelles, qu’autant qu’elle est combinée avec l’éducation, l’esprit religieux et l’habitude des bonnes mœurs, avec lesquelles il ne faut pas la confondre ». Au surplus, même si on pouvait démontrer que l’instruction ait des effets bénéfiques, sa généralisation n’aurait d’autres conséquences que de les annuler. Son utilité dépend en effet de sa rareté : « Son seul effet est de déplacer la misère en faisant augmenter le salaire de l’ouvrier qui sait lire et écrire, aux dépend de celui qui ne le sait pas ; mais elle n’influe en rien sur la condition générale du peuple […]. »
Villermé s’interroge aussi sur les conséquences du machinisme qui tend à se substituer au travail ouvrier, « …mais ce mal inévitable, écrit-il, n’est que passager, et un bien immense, permanent, vient ensuite le compenser. Telle est l’histoire de beaucoup d’inventions les plus utiles au genre humain […] ».
Et pour conclure son rapport, une exhortation paternaliste bien sentie qui est aussi un avertissement : « Rappelons ici aux chefs de l’industrie, qui doivent plus particulièrement s’en émouvoir, que les ouvriers des manufactures forment la masse du peuple dans beaucoup de villes, et qu’on ne les conduit, qu’on ne les modère aisément que quand on a leur confiance. »
Le Tableau de Villermé n’en eu pas moins des suites positives puisque, comme le rappelle Yves Tyl dans son introduction, il est à l’origine de la loi du 22 mars 1841 limitant le travail des enfants dans les manufactures. Le conservatisme social de Villermé ne l’empêchait pas de condamner les excès du libéralisme conduisant à un individualisme débridé, et son compte-rendu d’enquête constitue un témoignage de la condition ouvrière à son époque. Pourtant, ne peut-on pas relever des similitudes avec notre époque ? Ses positions conservatrices sur la fonction normative de l’habitat ont été rapprochées, par Sabine Dupuy[2], des objectifs visés par la circulaire du 10 mars 1977 relative au Fonds d’aménagement urbain et au groupe interministériel Habitat et Vie sociale qui entendait « ramener une vie sociale normale.» Et S. Dupuy de s’interroger : « De quelles normes parle-t-on ? Qui en a le monopole ? Qui cherche-t-on en réalité à réhabiliter ? Les immeubles, le quartier, les habitants, ou le gestionnaire ? S’il fallait, alors briser quelque chose, ce ne saurait être que la logique gestionnaire, prise dans son sens le plus large. » Enfin, il serait naïf de croire que « le peuple » est remonté dans l’estime du commun. Ainsi que l’analyse Pierre Mercklé, sociologue, dans Le Monde du 24 novembre 2012 : « L’affiliation à la classe ouvrière a volé en éclats, et ceux qui s’en sortent un peu mieux stigmatisent les fautes morales de ceux qui ne s’en sortent pas parce qu’ils ne savent pas se priver. La pauvreté a peut-être reculé en moyenne, mais la stigmatisation de la pauvreté a très probablement progressé […]. »
Sans doute, comme l’indique Yves Tyl (ibid.), en s’abstenant de remettre en cause les bases de la société de son époque, le docteur Villermé se conformait-il à l’idéologie dominante d’alors que reflétait par ailleurs l’Académie. Il ouvrait ainsi la voie à Frédéric Le Play, défenseur de la famille-souche, dont la pensée relevait du catholicisme social, et qui vantait les mérites de l’habitat individuel et du jardin attenant dans un double dessein de moralisation et de stabilité sociale. A l’opposé des idées révolutionnaires d’Engels.