XIII – UNE PSYCHOSOCIOLOGIE DE L’ESPACE – 1) La proxémique d’Edward T. Hall (1966)

Pourquoi une psychosociologie ou psychologie sociale de l’espace, alors même que l’espace urbain ne semble pas pouvoir être mieux appréhendé qu’au niveau global de la ville ? Parce qu’avec l’urbanisation effrénée de l’époque industrielle et postindustrielle, les frontières de la ville se sont effacées et que nous en sommes réduit à chercher, à voir, à comprendre et à expliquer ce qui se passe à l’intérieur de l’urbain, autrement dit au niveau infra-urbain des interactions sociales. Alex Mucchielli marque bien, à cet égard, les différences entre les trois disciplines voisines que sont la psychologie, la psychosociologie et la sociologie : « Alors que la psychologie cherche à expliquer ou comprendre les phénomènes intérieurs au psychisme individuel qui orientent les conduites de l’individu, la psychologie sociale cherche à expliquer ou comprendre les phénomènes sociaux qui orientent les conduites. Alors que la sociologie cherche à expliquer ou comprendre les phénomènes collectifs en eux-mêmes, en les rapportant à des phénomènes eux-mêmes collectifs, la psychologie sociale explicite les processus qui ramènent l’individuel au collectif et le collectif à l’individuel[1]. » Science des interactions entre individus et phénomènes collectifs elle « étudie toutes les médiations interindividuelles. »

Québec, rue piétonne – Photo Christophe Finot / Wikimedia Commons
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La « proxémie » selon Edward T. Hall

Dans La dimension cachée, E. T. Hall remarque que l’homme en société s’est, par rapport à l’animal, doté d’une dimension supplémentaire : la dimension culturelle. L’homme et son environnement interagissent. Chez Hall, la culture est déchiffrable comme un langage à partir d’un code[2]. Chaque culture organise l’espace à partir d’un substrat : le territoire, et d’une échelle de quatre distances interpersonnelles : intime, personnelle, sociale et publique. Et ce, selon deux modalités : le proche et le lointain. Il affirme que « la conduite que nous nommons territorialité appartient à la nature des animaux et en particulier de l’homme. » Et il précise que son système de classification quadripartite « résulte d’observations pratiquées à la fois sur l’homme et l’animal. Les oiseaux et les singes possèdent tout comme l’homme des distances intime, personnelle et sociale ».

A partir de là, il étudie la structuration et la signification de l’espace en fonction de trois types d’organisation : informel (interactions sociales), semi-fixe (meubles des habitations), fixe (bâtiments de villes).

Dans cette perspective, la « proxémique » est « l’étude de la perception et de l’usage de l’espace par l’homme ». La notion de distance est appréhendée en dehors du champ de la conscience. La structuration du temps et de l’espace par les individus constitue une forme de communication. Hall observe que « les peuples de cultures différentes vivent dans des mondes sensoriels différents. » La référence à l’éthologie animale est constante et les comparaisons effectuées avec l’éthologie humaine sont telles que la culture ne semble qu’intervenir de surcroît dans la différentiation des comportements. « Les structures proxémiques jouent chez l’homme un rôle comparable à celui des conduites de séduction chez les animaux : en effet, elles aboutissent à la fois à consolider le groupe et à l’isoler des autres, en renforçant simultanément l’identité à l’intérieur du groupe, d’une part, et en rendant plus difficile la communication entre les groupes, d’autre part. »

Les conséquences pour les villes sont si manifestes que « les urbanistes devraient être conduits à concevoir des villes en fonction des structures proxmiques de leurs habitants ». A la lumière des expériences faites sur des souris ou des rats, la question des densités humaines travaille beaucoup Edward T. hall : « […] nous sommes d’ores et déjà menacés par les dramatiques conséquences de l’entassement urbain », écrit-il. Il rapporte que « si l’on veut accroitre la densité d’une population de rats tout en gardant les animaux en bonne condition physique, il suffit de les placer dans des boites séparées », mais que « malheureusement les animaux ainsi enfermés deviennent stupides ». Cette influence accordée à la densité sur les comportements humains sera contestée par des auteurs comme Henri Laborit, qui insistera par ailleurs, à propos de Konrad Lorenz, « sur l’erreur qu’il y a à confondre l’agressivité animale avec l’agressivité humaine en se basant sur l’étude unique des comportements ». Regrettant que nous ne disposions pas d’études suffisantes permettant de concevoir des espaces « susceptibles de maintenir une densité démographique satisfaisante », Hall se réfère néanmoins à Chombart de Lauwe qui proposait d’utiliser un indice de surpeuplement calculé à partir du « nombre de mètres carrés disponibles par personne et par logement » pour en tirer une norme minimale de 8 à10 m² par personne. S’il cite le fondateur de l’ethnologie sociale française, c’est toutefois avec cette réserve qu’il n’y a pas de norme universelle et qu’il faut tenir compte du contexte culturel. Il note, à cet égard, que les noirs des classes inférieures et les blancs des classes moyennes appartiennent à des cultures différentes et que leur rapport à l’espace et au temps s’en ressent au point d’affecter leur perception de la ville et leur comportement. A telle enseigne qu’à Chicago par exemple  les noirs rechignent à habiter des immeubles construits en hauteur au motif qu’ils exprimeraient la domination des blancs. « […] l’échelle urbaine, écrit-il, doit, à chaque fois, correspondre à l’échelle ethnique, puisque chaque groupe ethnique semble avoir élaboré son propre système d’échelle. »

Il s’en prend également au syndrome de l’automobile qui tend à envahir l’espace au détriment du piéton. « La voiture isole l’homme de son environnement comme aussi des contacts sociaux. » Elle interdit les rencontres, qui impliquent la coprésence par corps. Avec la vitesse, le paysage fuit, les sensations et perceptions n’ont pas le temps de s’imprimer dans la mémoire, sinon même dans la conscience. « L’espace kinesthésique et l’espace visuel une fois dissociés ne peuvent donc plus se prêter mutuellement appui. » Ces thèmes seront repris et amplement développés à sa suite par Jacques Lévy et Paul Virilio.

L’environnement structurant les rapports interindividuels, Hall en appelle à « une planification bien coordonnée. » D’où « un manifeste pour la planification de l’avenir » en quatre points :

 1)      Il importe de se donner les moyens d’« évaluer l’échelle humaine à travers toutes ses dimensions, y compris les dimensions cachées de la culture ».

2)      L’homme tendant « à identifier sa propre image avec celle de l’espace qu’il habite », il faudra « apprendre à faire de l’enclave ethnique un usage constructif. »

3)      Il y aura lieu de « préserver de vastes espaces libres dans les villes » pour faciliter la rencontre (places, rues piétonnes…), renouer avec la nature (parcs urbains).

4)      Enfin, il ne faut pas hésiter, lorsque c’est possible, à sauvegarder, quitte à les rénover, des « quartiers anciens possédant une valeur esthétique ». Ils ont en effet, le mérite d’affirmer « la continuité du présent avec le passé et introduisent la diversité dans nos paysages urbains. »

Dans La danse de la vie : temps culturel, temps vécu (1984), Edward T. Hall applique une analyse similaire à une autre dimension cachée, complémentaire de celle de l’espace : le temps.

Inutile d’insister sur l’ambiguïté de thèses susceptibles d’être bien trop facilement détournées au profit de politiques perverses. N’en déplaise à Françoise Choay qui, dans la postface à l’édition française (1971), qualifie l’auteur de pionnier au motif qu’il aurait contribué, en architecture et en urbanisme, à déboulonner ce monument à prétention universaliste que constitue le fonctionnalisme  et à tracer la voie d’un relativisme à échelle humaine. Si Ed. T. Hall prend soin de nous dire que l’homme, bien qu’appartenant au règne animal, se différencie des autres animaux par la dimension culturelle, on est malgré tout en droit de s’interroger sur ses renvois aux thèses de l’éthologue Konrad Lorenz et la légitimité de références réitérées aux expériences faites avec des cobayes en laboratoires[3]. Comme si la dimension culturelle n’intervenait que subsidiairement dans les comportements  humains ! Il reviendra, à Henri Laborit, entre autres, de dénoncer cette généralisation du comportement animal à celui de l’homme.

A suivre

Une micropsychologie en ville et une psychosociologie de l’espace avec Abraham Moles et Elisabeth Rohmer  (1998)


[1] La psychologie sociale (2001).

[2] Cf. Le langage silencieux (1973), du même auteur.

[3] De même, citer Mitscherlich, en tant que psychanalyste, à titre de caution des thèses de Hall nous paraît abusif. Si, en effet, Mitscherlich dans Psychanalyse et urbanisme (1965 pour l’édition allemande) « soulignait la nécessité, pour la construction de l’individu social, d’unités spatiales aux dimensions réduites et à forte structuration affective », c’était plus pour humaniser l’urbanisme que pour dénaturaliser l’homme. Inversement, il nous semble bien plutôt qu’E. T Hall naturalise l’homme sous son vernis culturel plus qu’il ne le dénaturalise  comme l’assure F. Choay.


 

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