Chercher à investir les édifices et monuments urbains de significations, donner un sens à la ville est une chose. Y investir tous ses sens, s’y inscrire et même s’y incorporer au point d’y laisser sa trace est une autre frontière que n’hésiteront pas à franchir, les phénoménologues de l’espace défiant la géographie qui, dépourvue de terres vierges, ne nous fait plus rêver. Bien loin de l’exotisme ou du dépaysement de plus en plus difficiles d’accès, c’est avec la familiarité des lieux, qu’à l’exemple du poète, ils nous invitent à renouer. Ne serait-ce que pour en révéler l’essence.
Il n’y a pas que la nature pour inspirer le poète, les pierres tout autant le peuvent, qui nous invitent à butiner « éperdument le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible. »[1]
UNE PHENOMENOLOGIE DE LA VILLE : la poétique de l’espace et le corps de la ville – 1) Poétique de la ville de Pierre Sansot
Hölderlin[2]
Gaston Bachelard nous avait déjà magistralement introduits à la phénoménologie de l’espace par le biais d’une poétique centrée sur la maison, de la dialectique du dedans et du dehors[3]. Le « retour aux choses mêmes » passait alors par l’imagination dont la fonction donatrice de sens ramenait au sujet, indissociablement lié au monde. Ainsi se présentait l’espace, espace du sujet incarné, dont l’expérience corporelle témoignait d’une présence au monde solidaire de son imaginaire : « L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. » Bachelard, pratiquait ce qu’il appelait une topo-analyse, c’est-à-dire « l’étude psychologique systématique des sites de notre vie intime ». Or, « avec l’image de la maison, nous tenons un véritable principe d’intégration psychologique ». Il puisait allègrement dans les grands auteurs pour apporter la démonstration que cette image reflétait de fait la topographie des profondeurs de notre être.
L’exploration de la ville par Pierre Sansot, dans Poétique de la ville[4], sera beaucoup plus directe, mais il est vrai transposée à une époque, l’avant-guerre, où « nous étions en présence d’un espace encore différencié sensiblement et socialement dans ses lieux. »
L’approche objective de la ville – dégageant l’objet dans sa généralité – est sans nul doute un idéal impossible à atteindre tellement nous sommes tributaires de nos émotions qui toujours déforment notre vision des choses. A fortiori en est-il ainsi de la ville que nous vivons à travers les trajets que nous empruntons et les lieux que nous nous approprions. Une vision purement subjective (multiplicité des points de vue) ne saurait pas plus nous satisfaire, assoiffés que nous sommes de confronter, partager ce que nous percevons pour échapper à l’illusion et au risque de perte de repères vitaux.
C’est à une approche phénoménologique, refusant de dissocier le sujet de l’objet, que nous invite Pierre Sansot, non pas dans un but de saisie intellectuelle du phénomène urbain mais pour éprouver la ville en tant que milieu chargé de sens pour nous[5]. Une approche objectale et non subjective, en ce qu’elle donne malgré tout la priorité à l’objet, mais sans le mettre à distance comme les sciences de la nature dans leur prétention à l’objectivité. « A l’intérieur de cette approche, on distinguera une saisie subjective et une saisie plus proprement objective. La seconde décrira la structure qui organise entre eux les éléments d’un lieu. La première ne nous rejettera jamais du côté d’un sujet enfermé en lui même, elle continuera à balayer d’une certaine façon l’espace urbain. » La démarche suivie, pour autant que la ville ne puisse s’appréhender d’emblée, au premier regard, sans médiations, ira en conséquence des lieux à l’homme. C’est pourquoi l’exploration de la ville s’attachera à distinguer les trajets des lieux. En effet, pour s’offrir comme totalité, elle ne s’aborde pas moins à travers des perspectives qui s’emboitent les unes dans les autres au gré des trajets que nous empruntons.
Pour autant, il ne s’agit pas de séparer données objectives et données subjectives, lieux et trajets, les espaces et les hommes. « Bien au contraire il faut, nous dit l’auteur, nouer les consciences et les murs. Nous pouvons parler de quartiers chaque fois que des subjectivités s’entrelacent par la médiation obligée d’un ensemble de rues, de murs, de lieux publics. »
Néanmoins, Pierre Sansot nous prévient : « nos deux approches, subjective et objective, ne se situeront pas au même niveau. L’évocation des grands trajets urbains impliquera une plus grande participation, il faudra forcer la ville à dire ce qu’elle ne montre pas à tout le monde. En revanche, la mise à nu des essences urbaines constituent plutôt une lecture. Les lieux ne se refusent pas à la gloire de l’apparaître […]. En conséquence, notre travail se rapprochera tantôt d’une poétique tantôt d’une phénoménologie de l’espace urbain. » Ainsi, à la subjectivité des trajets grâce auxquels la ville se découvre à nous (versant poétique) correspond l’objectivité des lieux, qui nous retiennent parce que chargés de sens (versant phénoménologique). Quelques exemples :
1) Du côté des trajets (la ville de long en large, du coeur de la ville à ses confins et vice-versa, la ville en tous sens, au propre et au figuré) : – l’arrivée dans la ville par la gare ; – La déambulation nocturne et le départ à l’aube ; – la marche ses rythmes et sa cadence ; – le dévoilement de la ville au gré de la dérive de l’homme traqué, sa part d’ombre ; – la rencontre de la prostituée, figure équivoque de la ville ; – la plus ou moins grande « urbanité » de la voirie, entre rue et boulevard, et des transports : autobus, tramway, métro, taxi ; – l’approriation révolutionnaire de la ville ; – … 2) Du côté des lieux (la dialectique du dedans et du dehors) : – les quartiers : vieux ou neufs, huppés ou défavorisés, louches par nature, sinistres selon les jours de la semaine ou en fonction de l’heure du jour ; – le faubourg frondeur, mixte d’urbain et de rural, entre ville et campagne ; – la morne banlieue des pavillonnaires ; – la rue comme « dedans » : couloir de la ville ou veine du corps urbain, comme « dehors » : lieu des affrontements, des rencontres de hasard, du vertige de l’agitation et de l’effervescence ; – le terrain vague comme « dehors » de la ville, – le square comme Eden retrouvé dans la ville après avoir été perdu sur terre ; – le bistrot dernier refuge avant d’enter dans l’usine et premier avant d’en sortir, transposition de la place publique dans un intérieur rustique permettant de s’approprier le décor et d’échapper à l’inhumain ; – ….Si les quartiers reflètent de la diversité de la ville, se sont ses rues qui en expriment l’unité.
Il est ainsi de multiples manières d’aborder la ville − par ses portes jadis, par ses gares et ses « entrées de ville » aujourd’hui −, de la parcourir en tous sens, ensuite, pour fuir ses lieux inhumains (anonymes ou malfamés) et trouver refuge en ces lieux familiers que sont, par exemple, les bistrots, où l’on se retrouve entre soi. Des trajets aux lieux, des lieux à l’homme, tel pourrait se résumer le parcours urbain. Sansot, paraphrasant Spinoza, approfondit la relation affective de l’homme à la ville : « Un homme se sent concerné par la ville et, ensuite, il explicite ou il invente les joies particulières qu’elle lui procure. Ce n’est pas pace qu’il trouve du plaisir qu’il se complaît dans cette ville mais c’est parce que cette ville lui plaît qu’il en retire des bonheurs. » Si l’on peut déceler des affinités entre l’homme et la ville, la possession de la ville n’a rien d’une évidence, tellement elle nous possède en retour. La ville nous attire et se refuse. L’amateur la survole, allant librement de l’une à l’autre. Le passionné n’a pas le choix de sa ville qui prend possession de lui. L’esthète sait apprivoiser la ville, l’habitant l’habite charnellement. Pour ce dernier, l’avoir n’est rien sans le faire et la connaissance sans l’être.
C’est au cours de cette exploration transcendant le vécu saisi par la phénoménologie que l’auteur nous dévoilera la poétique de la ville pour nous la faire partager. Il faut laisser les lieux « déborder leurs propres limites pour accomplir leurs essences ». C’est qu’« un objet urbain ne s’égale à lui-même qu’en égalant la ville toute entière. » Or, c’est à cette dilatation qu’on reconnaît le mouvement poétique, à l’instar d’une remontée aux origines nous dévoilant « la Ville comme Nature […] pour saisir au mieux sa puissance génératrice ». La réduction phénoménologique cède devant les débordements de l’aura poétique. Ainsi, nous dit l’auteur, le poétique se présenterait comme la vérité du phénoménologique. A ce stade, Sansot se sépare de Bachelard. Ce n’est pas une poésie pure qu’il cherche, au-delà de la saisie des phénomènes, à dégager au travers des œuvres mais la poésie de « l’humble habitant des villes ». Une poésie de première main en quelque sorte qui, loin de rompre avec le langage commun, se révèle être dans la continuité de la tradition. « L’existence de cette tradition nous assure que la ville nous inspire, nous ses habitants et sans que nous ayons à passer par le détour d’un langage plus pur. »
Mais l’entrée en poésie ne nous exonère pas de notre responsabilité. Loin d’être un voile qui nous dispenserait de tout engagement, la rêverie poétique tend au contraire « à magnifier l’homme capable de vivre encore et d’arracher un peu de bonheur à son inhumanité : une esquisse de libération alors que l’aliénation paraissait extrême, un commencement de réappropriation quand l’expropriation s’était installée partout ». Ainsi, « la poétique urbaine se justifie autant par un parti pris éthique que par un parti pris esthétique. » Humanisme condensé en une formule lapidaire : « …lorsque la ville se dilate, l’homme respire mieux… » ; expression de la conaturalité de l’homme et de la ville[6] : « la ville humanisée mais aussi l’homme urbanisé. »
Une question demeure : l’exploration de Pierre Sansot, située dans l’avant-guerre, peut-elle être renouvelée de nos jours ? « …combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses » disait en son temps Raymond Radiguet[7]. Mais, aujourd’hui, le pittoresque n’a-t-il pas supplanté la poésie des quartiers, des édifices, des pierres de nos cités dont le cœur muséifié attire le touriste plus que l’habitant ? Peut-être pas aussi définitivement que l’on a pu hâtivement le penser à la fin du siècle dernier, tant la ville après s’être dispersée cherche désormais à retrouver l’essence d’elle-même en se renouvelant.
A suivre :
Richard Sennett, l’auteur de « La chair et la pierre »
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[1] Rainer-Maria RILKE – Lettre à Hulevicz.
[2] Extrait de En bleu adorable, poème cité par Heidegger et repris par Lefebvre, tous deux philosophes de l’habiter exprimant l’être de l’habitat par opposition à la fonction d’habitation mise en avant par le mouvement moderne.
[3] La poétique de l’espace (1967).
[4] 1973.
[5] V. la préface de Mikel Dufrenne.
[6] Il ne faudrait pas pour autant que cette conaturalité nous masque celle de l’homme et de la campagne, sans préjuger de l’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Gaston Roupnel, géographe et historien, Bourguignon, ami de Bachelard, a célébré dans l’entre-deux guerres, dans un style et avec un lyrisme qui n’a rien à envier aux phénoménologues qui lui ont succédé, la campagne française. Qu’on en juge par les premières phrases de son Histoire de la campagne française : « Une nature que l’homme a façonnée à son service, qu’il a composée de ses œuvres et emplie de ses tâches…, voilà ce qui nous définirait la campagne cultivée. Cette rustique création est le grand ouvrage des hommes. » Et encore : « la création de la campagne, c’est l’œuvre humaine accomplie dans la continuité de toutes les générations ; c’est l’œuvre humaine qui, développée sur le thème naturel des calmes saisons, réalise la conquête du sol, et l’adaptation de la terre aux besoins et aux volontés de l’homme. » Mais ne soyons pas naïf : « que cette poésie des champs ne nous empêche pas de reconnaître les douces rigueurs que ce sol exerça. Cette terre, mise au service de l’homme, en a réciproquement asservi la Société et régi l’Esprit. Les lignes chancelantes de l’Histoire n’ont de réelle fermeté que d’être les institutions fixées sur la charpente de cette campagne, dont nos patries sont les horizons grandis et la terre exaltée. » Il suffit de remplacer, dans ces citations, la campagne par la ville pour constater que le jugement ne perd rien de sa pertinence. En court-circuitant l’approche phénoménologique, G. Roupnel nous introduit à la poésie de la campagne avec la même puissance que Bachelard à la poétique de la maison et Sansot à celle de la ville. Mais avec cette différence notable, que la campagne de Roupnel ignore la ville, alors qu’elle se trouve prise en compte chez Sansot, en tant que nature, comme elle l’est dans l’urbain de Lefebvre : la nature avec ses couleurs multiples et changeantes au gré des saisons, intégrée à la ville avec ses perspectives invariables et monochromes. Pourtant au-delà des saisons, il y a bien une certaine permanence des paysages de campagne, par delà même les générations. La ville au contraire change au cours d’une vie et a fortiori d’une génération à l’autre, soit qu’elle s’adapte à nos modes d’être et de vie, soit que ce soit nous qui nous adaptions à ses variations. Les deux sans doute. Immuabilité des paysages de campagne, tout juste affectés par les mises en culture de ses champs d’une saison sur l’autre, contre ville en mouvement, mais toujours sur un fond de permanence dont témoignent ses pierres. Plus que de parallélisme c’est de solidarité entre ville et campagne qu’il faudrait parler : « Nul ne peut ignorer que la clef de l’organisation du territoire, comme de l’équilibre mental, réside dans l’aménagement de l’espace transitionnel, rural » écrivait Gaston Bourdet dans « L’Urbanisme », petit ouvrage de la collection Que-sais-je ? paru en 1945 et constamment réédité jusqu’en 1988.
[7] Le diable au corps.