XV – UNE PHENOMENOLOGIE DE LA VILLE : la poétique de l’espace et le corps de la ville – 2) Richard Sennett, l’auteur de « La chair et la pierre »

La Cité idéale à Urbino, attribution incertaine : Piero della Francesca, Francesco di Giogio Martini ou Luciano Laurana (Quattrocento) – Photo : Wikipédia, l’encyclopédie libre

Richard Sennett, l’auteur de La chair et la pierre[1], nous invite à une expérience corporelle de la ville. Georg Simmel nous avait déjà introduits à une expérience sensorielle. C’est plus globalement le corps dans ses affects, ses postures et ses mouvements que Sennett met en scène dans la ville au milieu des pierres. C’est Rousseau, encore, qui notait que les modernes « ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les Citoyens font la Cité. »[2] Bien que jamais notre auteur y fasse allusion, nous ne sommes pas si éloignés de la phénoménologie (celle de Merleau-Ponty plutôt que de Husserl). Le constat de Richard Sennett est implacable et rejoint celui de Virilio : la vitesse et la fragmentation de l’espace qui en est la conséquence ont eu pour effet de désensibiliser l’homme. « Le corps en déplacement se trouve dans un état qui renforce l’impression de déconnexion d’avec l’espace. » La ville éclatée sous l’effet des nouvelles technologies « désensibilise le corps humain. » Mais, pour comprendre comment on en est  arrivé à cette « extrémité », il faut reprendre le fil, dialectique, de l’histoire des rapports de la chair et de la pierre.

Dans l’Antiquité grecque, au gymnase, les corps nus s’exposaient (mais seul celui de l’homme était célébré, celui de la femme restant voilé), comme les temples, à l’exemple du Parthénon sur l’Acropole. Quant au citoyen, il pouvait donner individuellement de la voix sur l’agora, comme le chœur collectivement au théâtre ; mais alors que dans celle-là la parole était libérée et que le public vaquait librement à ses activités de par la configuration des lieux, dans celui-ci, contraint à l’immobilité, il restait sous l’empire d’une rhétorique destinée à dompter le pathos. D’où une tension jamais résolue dans la démocratie athénienne, malgré les réformes de Clisthène en 508, entre le corps et la voix, l’action et la parole, l’hubris et le logos que la pierre, l’architecture ont été impuissantes à unifier. A Rome, dans un autre registre, c’est l’ordre visuel, inséparable du pouvoir impérial, qui domine dans la ville : sur le forum, dans l’arène… « Le pouvoir s’appuie sur la pierre. »  A la différence du Parthénon qui « s’expose fièrement aux regards », le Panthéon « se découvre au détour d’une rue ». A la différence également de l’agora, ouverte et dont les édifices sont partie intégrante, le forum romain, espace fermé rectangulaire bordé de bâtiments est l’expression d’une discipline géométrique qui s’impose à la foule. A l’hémicycle ouvert du théâtre grec, enfin, répondra l’amphithéâtre romain fermé. Ainsi, dans le monde romain, la discipline de la vue s’est-elle substituée à celle de la voix propre aux Grecs.

C’est au XIIe siècle que Jean de Salisbury, philosophe médiéval, établira une analogie entre la structure du corps, celle de l’Etat « l’Etat est un corps » écrira-t-il dans le Policraticus – et celle de la ville. De même que le souverain est le cerveau de l’Etat et que ses conseillers en sont le coeur, le palais ou la cathédrale sont la tête de la ville ; les marchands représentent le ventre du corps social, tout comme le marché est l’estomac de la ville ; alors que les soldats sont les mains de la société et que les paysans et ouvriers en constituent les pieds, les maisons jouent le même rôle dans la cité. Analogie reprise et amplifiée au XIVe siècle par Henri de Mondeville, chirurgien, dans son traité inachevé : Chirurgie. Ce dernier voit, en effet, la ville comme un espace où les corps vivants sont reliés entre eux (coordonnés), alors que le premier ne la concevait que comme un espace hiérarchisé les ordonnant. La ville, métaphore du corps. L’analogie ne tient pas du hasard : au haut Moyen Age « l’union de la chair et de la pierre ne cesse de se renforcer. » Tandis que l’espace de l’Etat et celui de l’Eglise sont étroitement imbriqués, la communauté des chrétiens est en harmonie avec les abbayes, qui accueillent les indigents et fugitifs, puis avec les villes qui se reconstruisent ou se construisent autour des églises sur les ruines de l’empire romain. Mais dès le bas Moyen Age, « le lien féodal entre le roi et l’évêque se relâche » et l’Eglise, s’éloignant quelque peu des idéaux des premiers chrétiens, entame la séparation de l’esprit et du corps, qui sera théorisée plus tard par Descartes. L’ordre urbain n’avait plus qu’à en tirer les conséquences en assujettissant les corps à la discipline de la pierre qui ne fera que se durcir à la Renaissance et à l’âge baroque. Cet assujettissement pourra même aller jusqu’à l’exclusion et l’enfermement dans le cas du ghetto, comme celui de Venise.

Ainsi, le classicisme consacrera-t-il la discipline des corps, parachevant celles de la voix et de la vue expérimentées dans l’antiquité grecque et romaine, mais au prix de la dissociation d’avec l’esprit et d’avec la pierre.

Il faudra attendre la Révolution en France, pour que le corps soit libéré de l’emprise de l’ordre monumental du XVIIe siècle, mais au prix d’une vaste opération d’évidemment de l’espace de la part des urbanistes et architectes néoclassiques comme Etienne-Louis Boullée. « C’est le volume dans sa pureté qui traduit toute la conception révolutionnaire de la liberté dans l’espace […]. » Espace vide, mais espace de mort aussi.

Au XIXe siècle, la révolution industrielle aidant, l’individualisme et la vitesse contribueront à l’anesthésie du corps. Avec la laïcisation de la société, le divorce sera consommé non seulement entre le corps et l’esprit mais aussi entre la chair et la pierre.

Ainsi au cours de l’histoire, la « forme des espaces urbains s’inspire en grande partie de l’expérience qu’ont les gens de leur propre corps. » Si dans la cité grecque « le citoyen athénien devient l’esclave de la voix, dans le centre impérial de Rome le citoyen romain est l’esclave de l’œil. » Le christianisme a dissocié l’esprit et la chair, dissociation transposée dans l’espace entre le corps et la pierre. La Révolution, quant à elle, exposera le corps dans un espace vide, avant que, aux XIXe et XXe siècles, sous l’empire de la vitesse permise par le progrès des techniques, la passivité généralisée et l’incommunicabilité ne finissent par l’emporter sur la tension entre principe du plaisir et principe de réalité, entre tendance à la domination et civilisation. Comme si la vitesse devait rimer avec la passivité des corps et le progrès des communications avec celui de l’incommunicabilité.

Aujourd’hui, vitesse, recherche exacerbée du confort, isolation renforcée des édifices faussement compensée par la transparence de leur façade de verre, contribuent à accentuer l’individualisme et la rupture entre le corps (devenu passif) et le cadre urbain (de plus en plus fragmenté). Face au « mouvement pur, dépourvu de sens » représenté par l’automobile, il faudrait, conclut Sennett, redonner au déplacement une légitimité sensorielle en accord avec l’environnement, une sensibilité qui passe par le corps et la chair. Pour l’auteur renouant avec l’esprit du christianisme des origines, dans une ville multiculturelle, la différence, perçue comme une menace, ne pourra être surmontée que par l’empathie et, en présence du corps souffrant d’autrui, par la compassion.

***

La « ville au corps » ne serait-elle donc plus qu’un souvenir ? La chair s’est-elle définitivement désolidarisée de la pierre ? Pour en savoir plus rien de tel que de citer la littérature comme témoin.

A suivre :

Une littérature de l’espace et de la ville

« Dans la jungle des villes » de Bertolt Brecht


[1] 2001.

[2] Du contrat social.

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