Chères lectrices chers lecteurs
Dernier volet de notre enquête sur l’espace culturel des 4000 de La Courneuve. Conclure serait d’autant plus prétentieux que la notion de culture étant élastique, on ne saurait donner une réponse univoque à ce qu’elle peut. Elle est cet entre-deux – entre la matière de la ville et ses habitants – qui diffuse dans le corps social après l’avoir infusé. Bien commun, elle ne saurait être mise au service de quelque cause que ce soit sans se perdre. Son autonomie par rapport aux pouvoirs publics garantit la force de conviction de ses expressions qui, dans leur diversité, font, autant sinon plus, appel aux émotions qu’à la raison.
Autant de réflexions à chaud, d’un point de vue d’aménageur, bétonneur ou verdisseur c’est selon (le point de vue – qui n’est pas un surplomb – est fondamental). Il y aurait beaucoup à dire aujourd’hui, sur les leçons alors tirées de cette enquête réalisée entre 2014 et 2016. Nous les avons restituées telles quelles sans rien retrancher, conscient, avec le recul, de leur décalage par rapport à ce que l’actualité nous livre en pâture au travers du filtre des médias, mais aussi de la permanence des problématiques soulevées. C’est que, derrière le métissage des cultures, conséquence de la fonction de « sas » de « quartiers » soumis à des mouvements croisés de population, émerge, malgré tout, sur le terrain, un fond culturel commun que les institutions, associations et artistes de rue contribuent à enrichir et cimenter.
Aussi bien, la Culture n’a-t-elle pas à être subordonnée à l’action sociale comme peut l’être le socio-culturel, sans pour autant que la fonction de ce dernier champ d’intervention – nécessaire médiation – doive être dévalorisée. S’agissant de la Culture, à l’inverse du socio-culturel, c’est à la société urbaine de se mettre à son service pour en promouvoir la fonction intégratrice, réfractée dans sa diversité. Et ce, parce que la Culture, de par son statut, transcende les relations sociales.
Bonne lecture.

La culture comme « bien commun »
Kamel Daoud, écrivain et journaliste, auteur de Meursault, contre-enquête, en dénonçant la misère sexuelle dont nombre de ressortissants de pays musulmans étaient victimes, a relancé le débat sur l’interprétation culturaliste ou sociologique, pour ne pas dire économique, des faits sociaux. Travers d’une pensée binaire incapable de dépasser ses contradictions : la culture comme facteur explicatif face à l’économie et à la sociologie, alliées pour les besoins de la cause – une fois n’est pas coutume. Pourtant, la violence djihadiste ne saurait pas plus être réduite à un phénomène religieux que culturel ; il y a des facteurs sociaux et, au-delà, économiques qui influent sur les comportements comme pour ce qui concerne la délinquance ou la toxicomanie. Mais ce n’est pas pour autant que la culture dominante, qui imprègne toute société et, plus ou moins consciemment, marque les individus, doit être exonérée de toutes responsabilités. Si la situation économique et sociale n’excuse pas des comportements propres à certaines cultures, c’est que la culture véhicule des valeurs qui peuvent selon les cas favoriser ou, à l’inverse, freiner des évolutions, voire les contrarier. « Aujourd’hui, nous lance à la volée une animatrice, habitante des 4000, à la sortie d’un centre de loisirs, on fait trop dans le social, on permet tout – le halal, le kasher… – et on excuse tout ».
Quand on débat sur l’intégration encore faudrait-il savoir de quelle intégration on parle, sachant – les parcours de djihadistes témoignent en ce sens – que l’on peut être intégré économiquement sans l’être pour autant socialement et intégré socialement sans l’être culturellement. Il est bien certain que l’on ne peut parler d’intégration si l’une ou l’autre de ces dimensions vient à manquer. Et pour en parler sensément encore faut-il être en mesure de dire comment l’économique peut intégrer ? : par l’emploi qui confère une dignité. En quoi le social est intégrateur ? : par la solidarité à laquelle il oblige en reléguant au loin toute discrimination. Comment l’éducation et la culture peuvent-elles être intégratrices ? : dans le respect de la culture de l’autre sans reniement de sa propre culture…
Sur ce dernier point il faut bien se persuader que l’éducation, dans l’acception la plus large du terme, n’est que l’antichambre de la culture, dont la maturation continue excède le temps de l’enfance et de l’adolescence, dans cet espace social élargi qui échappe à l’école et à la famille. En ce sens, c’est moins de promotion culturelle qu’il s’agit – le « peuple » n’a pas besoin de promotion en la matière, il pâtirait plutôt d’un trop plein de diversité culturelle – que de promotion de la culture, laquelle passe certes par l’éducation, mais ne fait qu’y transiter. C’est insister sur la responsabilité de la société et l’importance de la laïcité. La culture ne saurait être instrumentalisée, mise au service de la société, mais l’inverse dans la mesure où elle est en soi un bien à promouvoir en tant que tel parce que bien commun.
Quant à l’éducation, on ne peut pas demander à l’école plus qu’elle ne peut donner : l’instruction, sa vocation. Ainsi que nous le faisait remarquer un habitant des 4000 en nous montrant les pelouses des pieds d’immeubles souillées de déjections : « ce sont les parents qu’il faudrait éduquer ». Ce n’est pas l’école qui a failli à sa mission mais la famille. L’école n’en a pas moins un rôle à jouer, non pour compenser les défaillances de l’éducation parentale mais pour réinscrire le legs familial dans un contexte social élargi où se forge la citoyenneté. La réaction des élèves du Lycée professionnel Denis Papin à la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015 est, à cet égard, significative : refus d’en débattre une fois franchie la porte du lycée. Mais où alors en débattre ? La réaction au massacre du Bataclan en novembre de la même année l’est tout autant : c’est moins l’ampleur du carnage qui a touché les élèves que l’attentat avorté du Stade de France. Les enfants de Seine-Saint-Denis ne se sentent pas concernés par ce qui se passe à Paris ! (cf. témoignage du proviseur des lycées Denis Papin et Arthur Rimbaud).
Il faut s’efforcer au dépassement d’une pensée qui enferre dans des oppositions stériles, en matière de politique de la ville comme ailleurs, étant bien entendu que si relativité il y a, ce n’est pas seulement entre les cultures – lesquelles ne sont pas sans s’enraciner dans un fond commun qu’elles recouvrent – mais aussi en considérant la culture par rapport au social et ces deux domaines par rapport à l’économique. C’est dire que pour remédier aux maux de la société urbaine, l’action sociale est indissociable de l’action économique, et celles-ci de l’action éducative et culturelle ; mais la rénovation urbaine ne saurait non plus surestimer son impact sur la société locale.
C’est sur toutes les dimensions du social qu’il faut agir. Non que toutes pèsent d’un poids égal ; selon la conjoncture ou le contexte local l’une ou l’autre de ces dimensions seront plus ou moins déterminantes et c’est cette conjoncture ou ce contexte qu’il faudra prendre en compte. Non que les métiers soient interchangeables, que l’économiste puisse s’improviser sociologue et inversement, que l’éducateur ou l’animateur culturel puisse prétendre venir à bout de problèmes sociaux ou économiques, ou encore que l’aménageur et l’urbaniste aient l’affront de se mettre à la place des uns et des autres au motif que l’urbanisme impliquerait dans sa démarche celle des autres disciplines. L’exemple de la SEM Plaine Commune Développement – qui s’est impliquée dans une démarche d’animation artistique favorisant l’appropriation d’un cadre de vie en mutation par les habitants – est là pour le démontrer : il s’agit dans tous les cas de trouver le bon angle de collaboration avec les autres disciplines dont l’aménagement et l’urbanisme ne pourront jamais se passer pour atteindre leurs objectifs d’amélioration des conditions de vie.
C’est peut-être par là que le bât blesse. La politique de la ville n’a cessé depuis ses débuts d’alterner mesures visant l’immobilier, l’accompagnement social des mutations urbaines, les actions en faveur de l’emploi, l’éducation et la promotion culturelle, toutes plus ou moins déconnectées les unes des autres, parce que relevant de disciplines et de méthodes d’approches que les enseignements, malgré des progrès certains, ont contribué à cloisonner. C’est pourquoi il y a urgence à mettre en évidence les liens qui relient les diverses dimensions du phénomène urbain, à montrer que la ville est un tout, que ses composantes interagissent entre elles et que les actions que l’on projette sur elle, pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire, sont solidaires les unes des autres.
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Promotion de la culture dans la ville avons-nous dit et non promotion culturelle des citadins. Mais, sachant que l’art est partie intégrante de la culture et celle-ci de la vie, le risque n’est-il pas qu’en abaissant les frontières, on en vienne à brouiller les limites au point de les effacer ? L’art et la culture, pour constituer des biens communs, n’en sont pas moins des biens en eux-mêmes et par eux-mêmes qui ne sauraient être subordonnés à l’action sociale pour compenser la fragilité du lien social sans risquer de se trouver dévalués. Après avoir, dans un premier temps, porté le peuple, cette abstraction mobilisatrice, au pinacle, on aura cherché, dans un deuxième temps, à s’appuyer sur l’habitant-usager pour, aujourd’hui, promouvoir un public, érigeant les sans-voix de la démocratie représentative en stentors de la démocratie participative. Prenons garde qu’à force de faire ainsi jouer à l’habitant la comédie de la vie pour en exorciser la dure réalité on n’aboutisse à dissocier le citoyen du citadin, sommé de se prendre en charge au travers de l’empowerment, et à le couper de sa relation au politique, et ce, au risque d’accentuer encore un peu plus la fracture entre le « peuple » et les « élites ». A gommer les frontières entre l’art et la vie, à diluer le premier dans la société, on en viendrait alors à dévaluer et l’art, dont l’autonomie est le gage de sa valeur, et la politique, garante des solidarités.
Les remarques qui précèdent ne doivent pas invalider l’intérêt que représente pour le renouvellement urbain l’action artistique dans l’espace public mais en montrer les limites, sachant qu’elle ne constitue qu’un levier, et pas des moindres, aux côtés de l’action sociale et du développement économique. Si dans l’antiquité, pour avoir dénié à l’art un rôle dans la cité, Platon a fini par tomber dans les rets des tyrans de Syracuse, il nous appartient de veiller en ce XXIe siècle à ne pas confondre l’art et la réalité, et à manquer la réforme.
Voilà pour l’art. Quant à la culture, Lévi-Strauss, dans un chapitre célèbre de Tristes tropiques[1], avait déjà fait observer que l’invention de l’écriture, symbole de civilisation, « paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination », et plus tard dans Le château de Barbe-Bleue[2], George Steiner s’écriait : « Les bibliothèques, les musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. » C’est dire que la culture n’est pas une garantie d’humanité et qu’un bon usage de la culture à cultiver n’exclut pas des pratiques barbares. Ce qui, en retours, peut justifier le recours à l’art, dont le pouvoir apaisant n’est plus à démontrer face à la confrontation des cultures.
[Enquête réalisée en 2014-2016 avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence]
Abrégé du compte rendu d’enquête sur trois sites emblématiques de renouvellement urbain : Les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère, les quartiers Nord de Marseille.
Les quartiers et la culture : synthèse.
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[1] Ch. XXVIII : Leçon d’écriture (1955).
[2] Sous titré Notes pour une définition de la culture (1971).
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A suivre : La Duchère à Lyon : l’accompagnement social et culturel des mutations urbaines
Contact : serre-jean-francois@orange.fr