Chères lectrices, chers lecteurs
Si, pour passer du peuplement – impliquant des procédures de sélection – à la société urbaine – dont le concept est indissociable de la cohésion lui est inhérent – il faut introduire du lien social, encore faudra-t-il pour que la société urbaine prenne la consistance d’une ville que son architecture et sa forme urbaine soit accordée à ses aspirations, lesquelles dépassent de beaucoup ses besoins élémentaires pour prendre en compte la qualité des rapports sociaux et les perspectives d’ascension sociale de ses membres.
Entre le corps de la ville et l’esprit censé l’animer il faut de surcroît interposer l’élément qui assure l’adéquation entre la matérialité de l’urbain et la société. C’est ce qui a manqué au Mouvement moderne, obsédé par la fonctionnalité, pour faire vivre la ville. Cet élément, qui fait que la ville a une âme, est le paysage, seul à même d’introduire de l’émotion dans ce qui autrement risque de réduire l’urbain à un agencement de formes dénuées de repères et de sens.
Enfin, entre l’espace privé, espace de l’intimité investi par la personne, et l’espace public, espace anonyme du citoyen, c’est l’introduction de l’espace commun qui permet de garantir les solidarités sans lesquelles une ville ne serait qu’une coquille vide. Or, entre l’espace privé, l’espace commun et l’espace public, c’est bien le paysage avec ses gradations qui fait la différence.
Tout est, comme on le voit, affaire de transitions. De transitions et non, sous prétexte de séparer ce qui est incompatible, de ruptures comme trop souvent lorsqu’il s’agit de sortir de l’anomie et de mettre de l’ordre. C’est la déconnexion de l’urbanisme à société urbaine qui justifie le recours à l’art paysager pour renouer le lien affectif que le fonctionnalisme triomphant avait rompu au nom d’une conception purement formelle de l’environnement, réduit à un cadre de vie.
Peuplement, statut du foncier (articles XII et XIII de notre blog), paysage urbain (objet de notre livraison d’aujourd’hui) et espace commun (qui sera abordé la semaine prochaine), tels nous sont apparus les trois piliers susceptibles de rendre compte du phénomène urbain et de qualifier la ville, une fois dépassées les oppositions binaires.
« Il y a, écrit Julien Gracq dans Le rivage des Syrtes, des villes pour quelques-uns qui sont damnées, par cela seulement qu’elles semblent nées et bâties pour fermer ces lointains qui seuls leur permettraient d’y vivre ». C’est l’avantage du paysage que d’ouvrir aux habitants des perspectives au-delà d’eux-même, sur le monde.
Bonne lecture.
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c) De la forme urbaine[1] au paysage urbain
« Etant donné l’origine historique du concept, on entendra donc par paysage urbain, le spectacle de la ville au quotidien, vu par le promeneur qui, sans hiérarchiser, prend en charge le réel non plus d’un regard circulaire et englobant dans une volonté de totalisation immédiate, mais au rythme de la marche, en intégrant le temps de la perception. Ce n’est plus le regard éloigné mais le regard de proximité tant spatiale qu’affective […] »
Françoise Chenet-Faugeras[2]

Les entretiens réalisés, adossés à la documentation que nous avons dépouillée, ont révélé la complexité des relations entre l’urbain, en tant qu’environnement physique, l’économique, dont dépend l’investissement, et la culture, qui revendique une autonomie sans concession mais est en interaction avec une composante plus récemment mise en valeur : le paysage urbain[3] dont l’architecture est une des expressions ; la qualité des rapports sociaux étant tributaire de l’articulation de ces dimensions dans le sens d’un développement intégré[4]. En guise de synthèse, sur la base de ce que nous avons observé tant aux 4000 de La Courneuve, qu’à Lyon–La Duchère et dans les quartiers Nord de Marseille, on peut dire qu’elles convergent vers une certaine conception de l’espace public qui fait le lien entre l’habitat et le paysage urbain. Or ce dernier, en tant que mixte de nature, d’où il émerge, et de culture, dont il est imprégné[5], rend d’autant plus impératif la participation des habitants à sa conception et à sa gestion, quitte à ce qu’ils soient accompagnés par des artistes et comédiens pour aider à son appropriation. De la nature pour tous à chacun sa culture, il n’y a pas de solution de continuité. Autant l’habitat, sa forme, sa densité, sa répartition dans l’espace, contribue, avec la nature à laquelle il se surimpose, à modeler le paysage urbain, design de végétal, de béton et d’asphalte, autant l’espace public, avec son mobilier et ses équipements, participe à la cohésion sociale[6]. Du moins dans la version d’espace commun, qu’un anthropologue comme Marcel Hénaff, auteur de La ville qui vient[7], lui confère pour mieux affirmer sa vocation à rassembler dans le respect de la diversité de ses usagers, de leurs traditions, de leurs habitudes, de leur culture, et garantir l’ouverture aux autres.
C’est en ce sens que le paysage urbain[8], dans les nuances de son chatoiement, doit pouvoir entrer en résonance avec la culture de ceux qui l’ « habitent », sous la condition qu’ils aient pu participer à sa formation. Tout comme l’espace public constitue, dans la mesure où ses usagers se le sont approprié, le lieu de l’expression, par le geste et la parole, de leur être-ensemble ; ce qui lui vaut le qualificatif d’espace commun, mais d’espace commun ouvert par opposition à la fois à un espace communautaire replié sur une identité et à un non-lieu – selon le sens donné à ce mot par Marc Augé[9] – ou espace anonyme. La forme encadre, elle enclot ; le paysage, espace de liberté ouvert sur l’environnement, enveloppe[10], l’usager de l’espace commun s’abandonnant à son étreinte[11]. Faisant abstraction du contexte, on peut citer à l’appui André Gide : « C’est bien aussi pourquoi mes souvenirs de volupté les plus parfaits sont ceux qu’accompagne l’enveloppement d’un paysage qui l’absorbe et où je me paraisse me résorber. »[12]
Plusieurs des habitants avec lesquels nous nous sommes entretenus, nous ont fait part de ce sentiment d’enfermement qu’ils ressentaient à l’échelle du piéton entre les barres et les tours du grand ensemble, aux 4000 de La Courneuve notamment ; tel cet animateur d’un centre de loisirs habitant la barre Maurice de Fontenay qui, évoquant son enfance dans le grand ensemble, se souvenait que le soleil n’atteignait que difficilement les pieds d’immeubles, alors que, comme par compensation, la galerie commerciale rayonnait de ses lumières. A la Duchère, les habitants pouvaient éprouver une sensation d’oppression en rentrant chez eux à pied entre les barres d’immeubles ; sensation dont ils se libéraient en rejoignant à l’étage leur appartement avec vue sur la ville de Lyon. Liberté du regard, toute virtuelle donc.
Il y a, pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Marielle Macé[13], une façon de marcher dans la ville révélatrice d’une manière d’être : à petits pas ou à grandes enjambées, à pas lents ou pressés, tête baissée ou relevée, en regardant droit devant soi ou, sollicité par les messages que délivre l’environnement, en tournant les yeux, à droite, à gauche… Si le paysage urbain imprime son rythme, le marcheur est libre du sien, mais son regard n’en est pas moins accroché par celui des passants qu’il croise, canalisé par les rangées d’arbre, l’alignement des constructions, les éléments de mobilier urbain. Et la forme urbaine influe aussi sur nos manières d’être, on marche dans la rue et on déambule sur les grands boulevards (ce n’est pas par hasard qu’on n’utilise pas la même préposition dans les deux cas). La traversée d’un jardin public suffit pour rompre le rythme de la démarche. On arpente différemment la ville, où l’on marche le plus souvent vers un objectif, et la campagne, où l’on se promène sans but. D’où l’importance du décor, celui formé par les haies d’arbres, les taillis et les mouvements de terrain dans la campagne, par les immeubles qui barrent l’horizon ou au contraire ménagent des perspectives dans la ville. Nous avons parfois été surpris par la façon dont les habitants avec lesquels nous avons parlé reliaient leurs états d’âme à l’ambiance des rues ou à l’atmosphère des lieux tout en s’en tenant à distance, comme si leur influence sur le mental restait souterraine ; une analyse de contenu des entretiens eut été à cet égard instructive. Formes de la ville, forme de la vie pour paraphraser un autre auteur : l’historien de l’art Henri Focillon[14].
Mieux encore, la diversité des postures de l’usager des espaces publics de la ville est révélatrice de la variété des manières de vivre ensemble : Georg Simmel l’a mieux que quiconque observé[15], on ne se croise pas de la même façon dans les rues de la ville, indifférent aux autres, et dans la grand’rue du village où on se salue même entre inconnus. Les sociologues, de leur côté, ont depuis longtemps interprété les attitudes des promeneurs dans les espaces d’agrément, les réflexes d’évitement des groupes sociaux les uns par rapport aux autres ; ils ont décrit la nature des lieux propices aux rencontres et de ceux qui au contraire les dissuadent, ainsi que, au-delà du décor, le rôle du mobilier urbain, sa double fonction de repère et d’animation de l’espace. Autant d’illustrations de l’importance des configurations qui peuvent être données à l’espace public et de l’attention que requièrent ses aménagements[16]. Et même si ce n’est pas une garantie absolue de meilleure adéquation aux besoins ou aux désirs, cela n’en fait pas moins appel à la participation des usagers-habitants pour sa conception, ne serait-ce que pour faciliter une familiarisation avec ce qui pourrait apparaître de prime abord comme une nouveauté dérangeante ; pire, comme une étrangeté. Au-delà, c’est l’appropriation symbolique des lieux qui est en jeu.
C’est que, en tant qu’il participe à l’hospitalité de la ville[17], le paysage urbain présente des caractères de familiarité qui lui sont inhérents et l’opposent à cette « inquiétante étrangeté » qui émane des Cités obscures de Schuiten et Peeters[18]. L’habitant ne sort pas de chez-soi pour être dépaysé mais pour se confronter à l’altérité bienveillante de la rue[19]. A moins que l’accommodation ne rende nécessaire le passage par l’entre-soi de la résidence, espace commun privatif, qui jouera alors d’autant mieux son rôle d’intermédiaire qu’il sera ouvert sur l’espace commun public. D’où l’attention à accorder au traitement des transitions entre les différentes variantes de l’espace urbain, hiérarchisées, pour qu’elles ne s’excluent pas et permettent de changer de registre en fonction des nécessités ou au gré des humeurs du moment. Mis à part la fermeture pudiquement dénommée contrôle d’accès – qu’aucun des urbanistes rencontrés ne revendique – venant s’ajouter à la clôture, opaque ou ajourée – ce qui n’est pas indifférent –, les exemples dont nous avons rendu compte tant à Marseille qu’à La Duchère ou aux Quatre-mille de La Courneuve illustrent la variété des configurations envisageables.
De même que le passage d’une population indifférenciée à une société singulière s’opère par la culture, le paysage s’interpose entre la forme architecturale et la société urbaine : manière d’être, manière de vivre ensemble par la médiation des formes vivantes constitutives du paysage, constitutives en ce sens qu’elles relèvent non d’une juxtaposition purement formelle mais d’une composition organique [20]. Si, comme nous l’a exprimé la directrice du centre social de La Sauvegarde à La Duchère, le grand ensemble est un entre-deux, résultant d’une fracture urbaine qui a entretenu, voire accentué, au fil du temps la fracture sociale, ne revient-il pas à cet autre entre-deux que constitue le paysage urbain d’opérer la suture et de contribuer, à sa manière, à la reconstitution des liens qui ont été rompus ? Au-delà de l’harmonie des formes, de la beauté de l’architecture, le sentiment de bien-être passe par l’immersion dans le paysage pour autant qu’il entre en résonance avec les cœurs et soit susceptible de renvoyer à des attaches communes [21]. « Nous sommes les enfants de notre “paysage”; et c’est lui qui nous impose notre conduite, et même nos pensées dans la mesure où elles en sont le reflet, et où elles s’harmonisent avec lui. »[22]
BJ, JJ, BP, JFS – Juillet 2017
Réalisé avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’IUAR d’Aix-en-Provence
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[1] Quand on parle de « forme urbaine », il s’agit de la forme urbaine interne bien sûr et non de la forme extérieure de la ville. Forme urbaine vécue, par rapport à la forme de la ville vue d’avion. Comme l’indique Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (1. L’art de faire) : « La ville-panorama est un simulacre « théorique » (c’est-à-dire visuel), en somme un tableau […]. C’est « en bas » au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. » Lors d’une session du séminaire de Guy Burgel du 15 décembre 2017 sur le thème de l’équité et du gouvernement des territoires : des métropoles aux périphéries, Christian Devillers s’exprimait, pour sa part, ainsi : « Quand on parle de la ville (dans une campagne électorale par exemple), il s’agit en réalité du social, de l’économique, etc. Parler spécifiquement de la ville serait au contraire parler de sa forme c’est-à-dire de son agencement spatial (en perpétuelle évolution) qui interagit avec le social et l’économique, mais ne se réduit pas à eux. La ville est-elle d’abord une forme ou d’abord du social ? Cette distinction est fausse, épistémologiquement parlant. En effet, le mode de vie urbain est également présent au fond des campagnes et quand on dit que la ville est d’abord une forme, c’est d’un argument spatial qu’il est question, sachant qu’en tant que forme, la ville se transforme ». (Note de janvier 2018)
[2] L’invention du paysage urbain in Romantisme n° 83 : La ville et son paysage (1994).
[3] Dans l’ordre juridique, la notion de paysage urbain, déjà ancienne, a été expressément introduite par un décret du 30 novembre 1961 complétant l’article R. 111-21 du Règlement National d’Urbanisme (remplacé par l’article R. 111-27du Code de l’Urbanisme) qui dispose que « le projet peut être refusé ou n’être accepté que sous réserve de l’observation de prescriptions spéciales si les constructions, par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l’aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier, sont de nature à porter atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains ainsi qu’à la conservation des perspectives monumentales. ». En outre, la loi du 8 janvier 1993 sur la protection des paysages a accru les moyens de contrôle du juge en rendant obligatoire un « volet paysager » dans tout dossier de demande de permis de construire. Il n’empêche qu’en ce domaine le juge se borne à sanctionner « l’erreur manifeste d’appréciation », reconnaissant par là les limites du droit, notamment en matière esthétique, mais pas seulement. Enfin, c’est le 20 octobre 2000 qu’a été approuvée par le Conseil de l’Europe la Convention européenne du paysage, dite Convention de Florence, ratifiée par la France le 1er mars 2007 (circulaire Odin). Sur l’introduction de la notion de paysage urbain en droit positif, voir Du paysage urbain dans les politiques nationales d’urbanisme et d’environnement par Nathalie Blanc et Sandrine Glatron (L’espace géographique : 2005/1).
[4] Philippe Descola aurait parlé d’« hypostases » en référence aux débats de l’antiquité tardive sur le lien unissant les trois personnes de la Trinité (cf. L’écologie des autres sous-titré L’anthropologie et la question de la nature, conférence-débat organisée par le groupe Sciences en questions en 2007 et 2008).
[5] Ce qui n’interdit pas, à l’extrême, de concevoir des paysages urbains entièrement minéraux, comme on peut en voir dans nombre de pays méditerranéens, pourvu qu’ils aient les qualités paysagères que tout paysage, qu’il soit naturel ou artificiel, a en propre. Il n’empêche, « c’est un sujet extrêmement important, l’herbe, nous dit Alain Corbin, historien des sensations. Elle a toujours suscité des émotions fortes, et c’était encore le cas dans ma jeunesse. Mais nous vivons un grand tournant. L’herbe commence à nous manquer, après des siècles et des siècles de présence. Cela fait toute une série d’émotions qui disparaissent. Le flirt dans l’herbe, la sensualité dans l’herbe, le travail dans l’herbe… » (Entretien avec Florent Georgesco du Monde des Livres du 27 avril 2018, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage : La fraicheur de l’herbe. Histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours) Le paysage minéral, c’est la limite du paysage, la ligne d’horizon où la nature se transmue en son contraire, assumant le risque de la pétrification. Pour Julie Delalande, anthropologue de l’enfance et de la jeunesse, en se repliant dans les murs de l’appartement par un besoin de sécurité irrationnel, en se livrant à la fascination des écrans, « on se déconnecte aussi de tout contact avec le sensible, notre odorat, notre toucher… Développer ses cinq sens est nécessaire pour l’équilibre de tout individu. L’impact est évident sur l’équilibre mental et psychique. » Quant à Scott Sampson, biologiste canadien, il insiste dans son livre Comment élever un enfant sauvage en ville sur la contribution des activités de plein air au développement des relations sociales. (Cf. l’article de Moina Fauchier-Delavigne : L’enfance entre les murs dans le supplément Idées du Monde du 5 mai 2018)
[6] Bernard Paris, à nouveau, a mis, à juste titre, l’accent sur la complexité de la diversité urbaine qui se conjugue sur trois registres : formel, fonctionnel et social (op. cit.). Trois registres, qui bien évidemment ne sont pas indépendants, mais sont dans une relation qui reste à expliciter : la diversité formelle n’est-elle pas l’expression de la diversité sociale, qui doit pouvoir s’appuyer sur la diversité des fonctions pour se déployer ? Ce qui justifie aussi le recours à des méthodes d’analyse de données comme l’analyse multifactorielle pour rendre compte de la diversité urbaine dans toutes ses dimensions.
[7] Aux éditions de L’Herne (2008).
[8] Voire, sur la notion contemporaine de paysage urbain et ses rapports avec l’urbanisme et l’environnement Eric Daniel-Lacombe : Le paysage permet-il d’aborder autrement la question de l’environnement ? et Théodora Manola : Paysage et environnement quelle association ? dans Philosophie de l’environnement et milieux urbains, recueil de textes sous la direction de Thierry Paquot et Chris Younès, préfacé par Isabelle Laudier.
[9] Cf. son livre intitulé Non-Lieux et sous-titré Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992).
[10] A noter que la Loi pour l’accès au logement et à un urbanisme rénové (ALUR) du 24 mars 2014 a supprimé le coefficient d’occupation des sols (COS) traditionnellement inscrit dans les documents de planification urbaine, ce qui remet la forme urbaine au premier plan des préoccupations, la densité maximale des constructions étant désormais déduite des seules règles d’implantation au sol des bâtiments, de recul par rapport aux voies, de hauteur…
[11] Frémissement du paysage dans l’air de la ville, mobilité du visage sous le regard des autres. L’analogie du paysage, sensible au rythme circadien et au changement des saisons, avec le visage, affecté par les variations de l’humeur, peut paraître osée, sinon outrancière. Au-delà de la rime, jeu de mots trop facile pour être pertinent, elle se justifie pourtant, indépendamment du rapport à l’éthique exposé par Lévinas. A l’instar du visage, reflet du dynamisme de la psyché, le paysage urbain serait à l’image de la société qui l’habite, son miroir en quelque sorte ; la configuration et la composition du paysage, qu’il soit minéral ou végétal, renvoyant à une certaine qualité des rapports sociaux qu’il contribuerait à façonner : le paysage comme « épiphanie » du visage de la société ! « La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas », écrit Lévinas dans Ethique et infini. De même pour le paysage, dont l’analyse, à l’instar du visage, « est le présupposé de toutes les relations humaines ». C’est que, nous dit encore Lévinas, « le visage parle », comme le paysage, et c’est un fait que « devant le visage je ne reste pas simplement à le contempler, je lui réponds », comme l’habitant devant le paysage urbain.
[12] Ainsi soit-il ou les jeux sont faits.
[13]Façons de lire, manières d’être (Gallimard, NRF essais : 2011). Mais alors que le lecteur est seul avec son livre, le marcheur, au moins en ville, l’est beaucoup plus rarement : confort de la lecture opposé à l’« audace » du marcheur, qui se risque à sortir de chez lui pour aller à la rencontre des « autres » qu’il ne recherche pas. Sous cette réserve, à l’instar de la littérature, le paysage jouerait une fonction de médiation entre la forme et la société urbaines, entre soi et la ville, tout comme l’art.
[14] Vie des formes (1934).
[15] Les grandes villes et la vie de l’esprit (1903), dans le tome 1 de La philosophie de la modernité.
[16]C’est un autre grand classique de la littérature qu’on ne peut manquer de citer ici : Kevin Lynch auteur de L’image de la Cité (1960).
[17] « Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent » écrivait Michel Corajoud dans Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage sous la direction de François Dagognet. Le paysage s’ouvre sur l’horizon, c’est ce qu’ont toujours apprécié les habitants des étages d’immeubles en forme de tours ou barres du plateau de La Duchère. Mais à l’échelle du piéton, les immeubles du grand ensemble barraient l’horizon. A l’encontre de cette configuration, le paysage urbain issu de la rénovation s’ouvre sur l’avenue, la place, et de rues en rues sur l’horizon pour, au terme d’un parcours ménageant maintes surprises, donner à entrevoir… un monde autre.
[18] Quand ce qui devrait nous être familier ne cesse de nous apparaître étrange, état psychique décrit par Freud, est bien illustré par cette BD.
[19] Sur les rapports du logement à son environnement, voire la stimulante étude de Jacqueline Palmade, Françoise Lugassy et Françoise Ecochard, psychosociologues, ayant pour titre : La dialectique du logement et de son environnement (Publications de Recherches Urbaines du ministère de l’Equipement et du Logement : 1970). Les auteures indiquent en page de couverture qu’il s’agit d’une « étude exploratoire ». En 1987, Françoise Lugassy publia dans le Bulletin de psychologie un article ayant pour titre : Evolution actuelle des relations à l’espace. Théorie bio-psycho-socio-génétique de l’espace, qui actualise les thèmes abordés dans l’étude de 1970 dans une perspective pluridisciplinaire articulant les diverses dimensions du rapport de l’homme (et de la femme) à l’espace.
[20] « La difficulté est justement de ne pas juxtaposer, mais de composer » disait Pierre Boulez dans L’oeuil musical en se référant à Paul Klee in Eclats 2002, recueil de textes en hommage au compositeur dirigé par Claude Samuel.
[21] Dans un article, publié dans la catalogue de l’exposition consacrée en 2015 à Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris, sur le Felsenlandschaft de Paul Klee, Marcella Lista, historienne de l’art, a montré combien dans cette œuvre, comme dans la série des paysages de Cézanne représentant la Sainte-Victoire, « l’agencement constructif de la végétation avec la morphologie rocheuse du paysage […] revêt chez le peintre bernois un enjeu structurel ». Enjeu structurel qui « entrelace des rythmes et des cycles temporels divers ». De même, dans le paysage urbain, la permanence des formes minérales que constituent les bâtiments et la voirie entrent en tension avec la saisonnalité de la végétation : harmonie des formes, mélodie du paysage que rythment les saisons. La pierre comme matériau de construction directement extrait de la carrière se fondait dans le paysage, le béton, produit de l’industrialisation, l’a relégué hors de la ville, éloignant l’habitant de ses racines terrestres. « … la matière moderne est une matière que toute vie propre a désertée » écrit Finkielkraut à propos d’un texte de Péguy, Deuxième élégie XXX, dans Le mécontemporain. D’où le défi que constitue la réintroduction du paysage dans la ville pour redonner vie à ce qui n’était plus que désert de béton et d’asphalte. L’architecture moderne avait rompue avec le paysage, il revient aujourd’hui à celui-ci de composer avec l’architecture et à cette dernière de s’inscrire dans le paysage pour que, selon l’expression de Heidegger reprise de Hölderlin, « l’homme habite en poète ».
[22] Laurence Durrell dans Justine, premier titre du Quatuor d’Alexandrie.
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A suivre : d) De l’espace public à l’espace commun.
Pour m’écrire : serre-jean-francois@orange.fr