Chères lectrices, chers lecteurs
Nous avions consacré notre article du 12 février dernier à la figure de l’étranger à travers la parabole évangélique du bon Samaritain et Georg Simmel. Alors qu’il ne s’écoule plus guère de jours sans qu’on nous annonce la fin tragique de migrants cherchant à fuir la misère, les catastrophes d’origine climatique ou le terrorisme d’Etat, les quelques réflexions que nous avions alors esquissées sont plus que jamais à l’ordre du jour. Nous étions toutefois passé à côté d’une autre parabole évangélique, pas moins édifiante que celle de Luc, celle de Jean relatant la rencontre du Christ avec la Samaritaine, combien plus scandaleuse. Son importance nous a été révélée par un penseur aujourd’hui disparu qu’on ne saurait ignorer tant il bouscule nos préjugés : Michel de Certeau, auteur de L’étranger ou l’union dans la différence.
Ce fut pour nous l’occasion d’apporter un complément à notre article faisant ressortir ce qui peut relier, par delà leurs différences, des auteurs comme Simmel, Illich et Certeau.
Lien : Intermède hivernal – Les immigrés, les bien-pensants et le bon Samaritain (12 février 2015).


Les grands ensembles confrontés à Le Corbusier d’après « Manière de pensée l’urbanisme »
« Le désastre des grands ensembles a conduit l’architecte à aller chercher l’artiste refoulé. Aujourd’hui l’architecture tente de redonner au cadre de vie la part de sens qu’un fonctionnalisme réducteur lui avait fait perdre. »
Daniel PINSON – Architecture et modernisme
Après que l’exposition Le Corbusier du Centre Beaubourg intitulée : Mesures de l’homme ait refermé ses portes, il ne nous est pas apparu inintéressant, dépassant les polémiques, de méditer sur les leçons que son œuvre nous dispense et de les confronter avec les réalisations d’après guerre censées s’en être inspirées [1]. Risquons un rêve iconoclaste : Le Corbusier faisant le procès des grands ensembles à partir d’un de ses ouvrages majeurs Manière de penser l’urbanisme [2] paru en 1946, plus personnel que ne l’est La Charte d’Athènes, condensé de la pensée collective de ses pairs, élaborée lors du IVe Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) en 1933, dans ce qui fut la Cité grecque.
On considérera dans ce qui suit, par hypothèse, que les griefs adressés aux concepteurs des grands ensembles le sont à Le Corbusier, pris en quelque sorte comme dans un étau entre ses contempteurs et ses émules infidèles.
On a amplement fait le procès de son fonctionnalisme, la séparation des fonctions étant la conséquence d’une conception de l’homme, divisé. Divisé peut-être, mais pas morcelé : « L’unité qui est dans la nature et dans l’homme, c’est cette loi qui prête vie aux ouvrages. » Comme si les fonctions ne devaient pas tant être séparées que distinguées [3] dans un souci d’ordre (propre à la civilisation) que Françoise Choay lui a reproché d’opposer au désordre (naturel). Si l’efficience doit présider à l’édification des villes, c’est en fonction d’un a priori « qui n’est pas ici la glorification des techniques, mais au contraire leur mise en service en faveur des hommes ». C’est en ce sens qu’il conférait à l’urbanisme la vocation de « forger les outils répondant aux fonctions de la vie, habiter, travailler, cultiver le corps et l’esprit, auxquelles un but élevé quoique accessible peut être assigné : la joie de vivre. » Il n’y a pas que la technique pour se marier au spirituel, l’hédonisme aussi peut faire bon ménage dans l’imaginaire avec l’austérité conceptuelle qui préside aux formes urbaines et au mode de vie auquel elles renvoient immanquablement. Certes la tendance est, de nos jours, orientée à la mixité urbaine, sans toutefois pouvoir faire obstacle à la ségrégation sociale. Mais le principe de mixité urbaine n’a jamais signifié la confusion des fonctions urbaines, plutôt leur imbrication dans la limite des nuisances qu’elle peut provoquer [4]. Quant au fonctionnalisme adopté par Le Corbusier, cela ne l’a pas empêché d’intégrer la fonction commerces et services à l’habitation même ; il est vrai au préjudice de l’animation de la ville. Si, en revanche, les urbanistes sont revenus d’une conception rigide de séparation des fonctions, dont ils sont unanimes à dénoncer les excès, c’est bien malgré eux – et malgré Le Corbusier – que la partition des espaces sur une base sociale s’est accentuée [5].
On a, dans la même veine, beaucoup reproché à Le Corbusier d’avoir réduit la maison à une « machine à habiter » pour répondre à des « besoins-types », universellement partagés : « Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir les besoins humains. » [6]. D’avoir privilégié le logement, le dedans, par rapport à l’environnement, l’extérieur, laissé libre, c’est-à-dire sous la domination de l’automobile : « La vie se développe du dedans vers le dehors, s’épanouit, ouverte à la lumière et offerte à l’espace. » Pourtant, même si la Cité radieuse est centrée sur l’habitation, c’est moins dans un réflexe de repli sur soi que dans une aspiration au déploiement des forces vitales de ses hôtes. On est loin d’une conception du logement-refuge qui prédomine dans les grands ensembles où l’espace extérieur est le théâtre des agressions que le béton fait subir aux hommes, qui le lui rendent bien.
D’autre part, dans Manière de penser l’urbanisme, il écrit : « Le mot rue symbolise à notre époque le désordre circulatoire. Remplaçons le mot (et la chose) par ceux de chemin de piétons et de piste automobile ou autoroute. Et organisons ces deux nouveaux éléments l’un par rapport à l’autre. » Il en tirera la conséquence : « …l’homme de la civilisation machiniste circulera à pied à l’intérieur de sa ville réaménagée ». Encore mieux : « Ainsi, par exemple, à cette heure où les vitesses les plus folles ont grisé bien des gens et fait perdre la tête à des techniciens comme à des édiles, la marche à pied sera-t-elle considérée comme premier objectif souhaitable, a priori, destiné à influencer le tracé des villes. » Depuis Le Corbusier, aucun urbaniste n’est revenu sur sa dénonciation de la «rue-corridor». Son tort fut de jeter le bébé avec l’eau du bain, la rue, aujourd’hui réhabilitée sous la condition – difficilement réalisable dans les centres anciens – de n’être plus un corridor de nuisances mais un espace de circulation et d’échange pacifié où cohabitent transports en commun, voitures, cycles et piétons [7].
Enfin, la dialectique du dedans et du dehors a son pendant dans la dialectique du fond et de la forme. Françoise Choay a bien démontré comment de l’époque classique à l’époque moderne on était passé d’une conception où l’espace public constituait une figure sur fond de bâti (richement modelé et décoré) à son envers où ce sont les volumes construits (pauvrement modelés et dépouillés) qui tracent des figures sur fond d’espace évidé. A la perspective ordonnée des classiques s’est substituée l’espace fragmenté des modernes. Reste à savoir comment la chose est vécue par les gens, quelle influence elle peut avoir sur leur perception de l’espace et leur comportement, sachant que les théoriciens de la gestalt ont, de leur côté, expérimentalement montré que dans la perception, il y avait réversibilité de la forme et du fond. Ce qui tendrait à relativiser l’impact que l’inversion du rapport pourrait avoir, qui relèverait, en conséquence, d’une question d’accommodation pour laquelle il faudrait laisser le temps faire son œuvre ? Sauf que nous sommes confrontés dans le domaine de l’urbanisme à un espace vécu, avec sa temporalité propre, espace d’une vie, et non à un espace perçu [8]. Et que dans cette optique, il n’est pas indifférent de se mouvoir dans un espace libre encadré par l’architecture de bâtiments ou un espace dégagé, dépourvu d’horizon tangible, simplement ponctué de parallélépipèdes de béton. Dialectique toujours recommencée du plein et du vide.
En fait, Le Corbusier situe sa réflexion au-delà de ces questions de formes spatiales. Ce qui lui importe, c’est de concevoir des unités de grandeurs conformes. Conformes à quoi, sinon à un principe de sociabilité. Et d’affirmer que « l’unité règnera entre les lois naturelles et l’esprit des entreprises humaines. » A telle enseigne que « par l’urbanisme et par l’architecture, les sites et le paysage peuvent entrer dans la ville, ou, de la ville, constituer un élément plastique et sensible décisif. » L’opposition entre la forme et le fond perd du coup toute pertinence, comme celle entre le contenant – l’enveloppe du logis – et le contenu – le foyer – , qui coïncident dans l’unité d’habitation. Dépassement des contraires.
Faut-il imputer l’échec des grands ensembles à une trahison plus ou moins consciente des idées de Le Corbusier ; à une interprétation biaisée des principes de son art ; à la pression de la conjoncture d’après-guerre : l’urgence à faire face à la crise du logement ; à une incapacité à faire passer l’idée dans la réalité, de s’y projeter, comme si le plan de masse ou la maquette faisait écran ; à une certaine myopie : la faculté de prévision de l’homme de l’art étant mise à mal par la temporalité du projet, trop contractée pour pouvoir prendre en compte des évolutions qui dépassent son horizon… ? A moins que l’écart constaté entre la réalité des grands ensembles et les conceptions de Le Corbusier ne soit du même ordre que la dissociation mise en évidence par Françoise Choay, dans l’article de l’Encyclopaedia Britannica qu’elle lui a consacré, entre son œuvre bâtie et son œuvre écrite ? Décalage entre la théorie et la pratique, entre les intentions et les réalisations.
Un peu de tout cela sans doute, symptôme de l’ambiguïté de l’urbanisme, qui n’a rien à envier sur ce plan à celle de l’architecture [9]. Mais le handicap fondamental de tout architecte-urbaniste, c’est peut-être avant tout d’avoir du mal à dépasser le stade formel de sa discipline pour y intégrer des aspects qui pour lui être extérieurs n’en sont pas moins déterminants : la géographie, l’histoire, la démographie, la sociologie, la psychologie sociale, l’économie, l’écologie… L’enjeu est considérable. Faute d’être en mesure d’identifier et analyser ces déterminants en amont du projet et son impact sur la société appréhendée dans la pluralité de ses dimensions et son dynamisme interne, le maître d’œuvre manque sa cible : la société urbaine. La rénovation ou renouvellement des grands ensembles en est alors réduite à alterner réhabilitation du bâti, opérations de recomposition urbaine, mesures d’accompagnement social et de redynamisation économique sans qu’il y ait intégration susceptible d’avoir un effet de levier permettant de rattraper le droit commun. La tâche est d’autant plus ardue que les espaces d’application de ces actions et leurs temporalités se chevauchent sans jamais coïncider.
Le Corbusier surestime les forces de l’architecte-urbaniste lorsqu’il déclare : « l’urbaniste n’est pas autre chose que l’architecte. » Déclaration tempérée un peu plus loin, il est vrai, puisqu’il précise (c’est nous qui soulignons) : « Sur le plan de l’acte créatif, l’architecte et l’urbaniste ne font qu’un. » Mais surtout déclaration en contradiction avec la position de l’Ascoral (Assemblée de Constructeurs pour une Rénovation Architecturale) dont il fut à l’initiative pendant l’Occupation et qui visait à accommoder les principes posés par les CIAM à l’esprit français : « Ce groupement ne rassemble pas des professionnels d’une seule discipline (des architectes), mais s’ouvre à toutes les activités touchant de près ou de loin au domaine bâti : sociologues, architectes, ingénieurs, penseurs, pédagogues, savants, paysans, ouvriers, chefs, économistes, juristes. » [10] La défaillance du raisonnement de l’auteur de Manière de penser l’urbanisme ressort quand on confronte ces textes. Perversion plutôt quand on songe à sa prétention de vouloir plier l’Homme, universalisé dans le Modulor, à la machine à habiter, ce qui justifie un urbanisme sans la participation des habitants [11]. Et contradiction aussi, quand on la rapproche de l’humanisme qu’il affiche par ailleurs : « On s’est éloigné du point de vue humain. On l’a quitté, on l’a même oublié, perdu. Inconscience, abandon de la conscience des choses ; démesure ; grandeur et puérilité. » C’est au contraire lui, Le Corbusier, qui s’est éloigné du point de vue humain en se rapprochant de celui de la machine. Lui, qui réduit l’« habiter » à une fonction biologique au lieu de relever sa valeur d’existence comme Heidegger ou Lévinas [12] ; lui, pour qui l’humain ne s’incarne pas dans l’habitant mais dans les proportions du Modulor.
La contradiction n’est pas moindre lorsqu’au chapitre 4 intitulé Les règles : humain et nature, il expose sa méthode basée sur l’idée et l’invention, d’une part, l’induction et le raisonnement, d’autre part. Fustigeant « les abstracteurs de quintessence » opposés aux «bâtisseurs», il s’en prend aux généralisations qui « servent à confirmer le droit à la vie des notions nouvelles », incapables par elles-mêmes d’être à l’origine de découvertes. « Le processus est inverse, écrit-il, la vie est faite des inventions spontanées […] », pour en conclure que « les apporteurs d’une règle doivent être inventeurs et non pas déducteurs. » On sent bien à travers ces propos que la dialectique de l’induction et de la déduction n’est pas plus maîtrisée que celle de la règle et du modèle [13]. Pourtant, sa position parait sans équivoque : « Le point de vue technique ne s’oppose pas au point de vue spirituel ; l’un est matière première tandis que l’autre est maître d’œuvre. L’un ne vit pas sans l’autre. » [14] Cela ne l’a pas empêché de balancer entre ces pôles en théorie comme en pratique.
Dans Urbanisme, il constate qu’« une ville moderne vit de droite, pratiquement […] ». Le «pratiquement» a son importance. Un peu plus loin : « La droite est dans toute l’histoire humaine, dans toute intention humaine, dans tout acte humain. » Plus loin encore : « La rectitude découle des moyens mis en œuvre. L’angle droit domine. » Ce qui ne l’a pas empêché de réaliser la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp tout en courbures !
En outre, si la ligne et l’angle droit sont l’apanage du modernisme incarné dans le «machinisme», la nature n’est pas pour autant oubliée : « L’œuvre humaine, il faut la rendre solidaire de l’œuvre naturelle », et « rechercher, retrouver, redécouvrir l’unité qui gère les oeuvres humaines […] ». Il poursuit : « Il est donc capital d’inventorier le capital-nature disponible, de tenir la comptabilité des stocks-nature : la nature intervient de façon essentielle dans la fonction habiter (soleil, espace, verdure), dans la fonction travailler (verdure et ciel). Elle joue un rôle éminent dans la fonction cultiver le corps et l’esprit (sites et paysages). » Le Corbusier, avant-coureur du développement durable ? En un certain sens, oui. Sauf que pour lui la « verdure » est réduite à une fonction hygiénique, dépourvue de valeur esthétique. Nécessaire à l’équilibre physique et psychique, l’« espace vert », dépourvu de qualité paysagère, remplace le « jardin » d’antan. Comme Michel de Certeau l’a relevé, « l’organisation fonctionnaliste, en privilégiant le progrès (le temps), fait oublier sa condition de possibilité, l’espace lui-même, qui devient l’impensé d’une technologie scientifique et politique »[15]. Mais, il est vrai aussi que la confiance dans le progrès ne s’accompagnait pas à l’époque, comme aujourd’hui, de la conscience des limites de la croissance. Les conclusions du Club de Rome ne seront publiées qu’en 1972.
Le rédacteur de la Charte d’Athènes et vulgarisateur des principes architecturaux et urbanistiques des CIAM n’a cessé, comme l’a fait observer Françoise Choay, d’opposer l’ordre – celui de l’Esprit nouveau – au désordre de la société industrielle, prélude à la formation de la société moderne qu’il appelait de ses vœux. Mais écrire que « l’équilibre sera donc recherché entre l’homme et son milieu », ne suffit pas pour rendre compte des contraintes économiques et sociales du temps. A vouloir à tout prix endosser les promesses du progrès technique, on en vient à oublier qu’il est solidaire d’un certain état de la société à une époque donnée, qui, pour échapper à la compréhension des contemporains, n’en est pas moins la résultante d’une politique, dont la poursuite de l’égalité est la dernière des priorités. C’est pourtant Giraudoux qui écrivait dans son discours liminaire à La Charte d’Athènes : « Toute restriction apportée dans l’attribution au citoyen de ses droits urbains et de leur bénéfice, détermine un état d’inégalité qui tend justement à désagréger le corps du pays et à en ruiner les fonctions générales. La coexistence dans la même ville, et dans la même vie, de citoyens équipés pour la lutte moderne et de citoyens démunis ne peut que provoquer des différences d’humeur, d’habitudes, de goût, c’est-à-dire finalement de condition et d’honneur. » Cruel rappel au rédacteur de la Charte, dont le diagnostic était pourtant sans appel : « Encasernement et inhumanité caractérisent nos médiocres boîtes à loyer mal insonorisées » [16], et dont la théorie urbanistique apparaît rétrospectivement déconnectée de la réalité sociale. Giraudoux en avait-il seulement conscience ? Rappel auquel, en tous cas, nous ne saurions rester insensibles 75 ans après, malgré un style littéraire daté, tellement il fait écho de nos jours à nos errements, écho amplifié par les crises qui ont pris le relais des « trente glorieuses ».
Alors les grands ensembles : perversion d’une pensée tirée de son contexte ou caricature d’un modèle qui, rejetant la tradition, à force de courir après le progrès fut dépassé par ses conséquences sociales ?
Il n’y a pas lieu d’opposer les grands ensembles à la banlieue, la banlieue à la ville ; pas plus, comme Le Corbusier, le désordre naturel à l’ordre de la raison humaine, l’ordre de la nature au désordre social. Position idéologique qui nous masque le réel et le moteur de ses transformations. Si nous sommes confrontés à une grave crise d’identité, c’est aussi parce que nous peinons à surmonter les ruptures du cours de l’histoire auxquelles répondent les fractures des territoires que nous habitons.
Considérant la ZUP de Nîmes-Pissevin à sa fondation en 1961, dont Xavier Arsène-Henry, grand prix de Rome, fut l’architecte en chef, Daniel Pinson n’hésite pas à la citer en « illustration du drame architectural qui est en train de se jouer » [17]. L’auteur, architecte-urbaniste à l’IUAR d’Aix-en-Provence, a publié son opuscule, Architecture et modernité, en 1997. Depuis les actes du drame se sont succédé, sur un autre mode, celui de la violence, comme en témoigne aussi les Quatre mille de La Courneuve, parmi beaucoup d’autres sites, et ce malgré les incontestables améliorations apportées au cadre de vie des habitants, dont la condition, en comparaison, n’a malheureusement guère enregistré de progrès. En 2004, Jacques Jullien [18], ancien directeur de la société d’aménagement d’Argenteuil (SEMARG), et à ce titre acteur de premier plan de la réalisation de la ZUP du Val d’Argent, intitulait un article paru dans Villes en parallèle : Finir les grands ensembles, mettant opportunément en garde contre la tentation d’y assimiler la banlieue où vivait 40% de la population française. Dix ans plus tard, vingt-cinq ans après les assises de Banlieues 89 à Bron, trahison ou pas des épigones du « Corbu », la question ne serait-elle pas de savoir, une bonne fois pour toutes, comment en finir ? sachant, comme le disait Giraudoux, toujours dans son discours liminaire à la Charte d’Athènes, que « le premier facteur de longévité d’un peuple est le suivant : qu’il ait exactement l’âge de son époque ».
Prochain article : La dialectique du logement et de son environnement avec Jacqueline PALMADE, Françoise LUGASSY et Françoise COUCHARD.
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[1] Cet article fait évidemment suite à celui que nous avions publié « à chaud » le 13 juillet ayant pour titre : Le Corbusier sur la sellette.
[2] Sauf indication contraire toutes les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage, les autres le sont du chapitre consacré à Le Corbusier par Françoise Choay dans son anthologie : L’urbanisme : utopies et réalités.
[3] Plus explicitement encore il écrit : « Le terme de biologie convient éminemment à l’architecture et à l’urbanisme : biologie, qualités d’une architecture et d’un urbanisme vivants. Biologie gérant plans et coupes des édifices, coordonnant les volumes, répondant à des fonctions, biologie dotant les circulations de souplesse et d’harmonie. »
[4] Comparer avec Jane Jacobs, l’anti-Corbu : « La structure d’une ville se résout en un mélange de fonctions, et nous ne nous approchons jamais plus près de ses secrets structurels que lorsque nous nous occupons des conditions qui engendrent sa diversité. » (Déclin et survie des grandes villes américaines, cité par Françoise Choay dans L’urbanisme, utopies et réalités) V. notre article du 25 mai 2014 : Jane Jacobs : De la mise en accusation du fonctionnalisme à l’éloge de la diversité dans la série LA VILLE INTERPELLEE PAR LA MONDIALISATION.
[5] Il faut même reconnaître aux promoteurs des grands ensembles, d’y avoir, dans la généralité des cas, créé les conditions d’une réelle mixité sociale. Ainsi en fut-il dans la ZUP de Pissevin à Nîmes où les locataires de logements sociaux côtoyaient des copropriétaires et des propriétaires de lots individuels ; avant que tout ne bascule, sans que l’on puisse dire si la dégradation sociale, conséquence d’une politique de peuplement, a précédé la dégradation physique ou l’inverse, à savoir que la détérioration des conditions de vie aurait eu pour origine un déficit de gestion et d’entretien. A moins que, autre hypothèse, les germes de cette évolution négative n’ait déjà été dans la forme urbaine, jaillie de la tête géniale d’architectes en chef érigés, pour les besoins de la cause, en démiurges. Le cas des Quatre mille de La Courneuve constitue, à cet égard, une exception. L’OPHLM de la ville de Paris n’a, en effet, rien trouvé de mieux, à la fin des années 50, pour reloger les occupants des immeubles voués à la démolition dans les XIIIe et XIXe arrondissement, objets de rénovations dites « bulldozer », d’engager dans cette banlieue ouvrière la construction du grand ensemble physiquement aussi uniforme qu’homogène par le statut social (si ne n’est qu’en 1962 la nécessité de loger les rapatriés d’Algérie est venue rompre provisoirement cette homogénéité) que l’on persiste à dénommer par le nombre arrondi de logements réalisés. Comme si les améliorations intervenues à la faveur d’opérations de renouvellement urbain en cascade depuis plus de trente ans ne méritaient pas qu’on lui attribue enfin un nom propre, marqueur de son identité.
[6] L’Art décoratif d’aujourd’hui.
[7] Jane Jacobs : « La suppression des rues, avec pour conséquence la suppression de leur rôle social et économique, est l’idée la plus funeste et la plus destructive de l’urbanisme orthodoxe. » (Op. cit.) Pourtant, Le Corbusier n’était pas aussi dogmatique qu’on le prétend : « Reste enfin à régler, en certains lieux de la ville, une circulation combinée des voitures et des piétons. » Autrement dit, en centre-ville commerçant : « Ici, le piéton côtoie la voiture : vastes trottoirs, chaussées à autos, pelouses, fleurs et arbres, terrasses des cafés sont à même niveau. » Même s’il s’agit de centres traditionnels, lesquels ne sauraient servir de modèle, le constat, qui vaut prescription, méritait d’être relevé.
[8] Jane Jacobs : « Envisager une ville ou un quartier urbain comme s’il s’agissait simplement d’un problème architectural plus vaste, vouloir leur conférer l’ordre d’une œuvre d’art, c’est tenter fallacieusement de substituer l’art à la vie. » (Op. cit.)
[9] Référence à De l’ambiguïté en architecture de Robert Venturi.
[10] L’intervention de l’Ascoral est reproduit en appendice (I) de Manière de penser l’urbanisme. Rappelons, à cet égard, que Le rédacteur de la Charte d’Athènes avait confié en 1943 la direction de l’Ascoral à Georges Candilis, l’architecte-urbaniste de la ZUP du Mirail à Toulouse.
[11] Cf. Marcel Poëte : « J’admire la hardiesse des techniciens actuels de l’urbanisme qui, dans l’application de cette science à une ville, considèrent avant tout le dehors des choses, comme si la considération des habitants qui forment la ville ne s’imposait pas au préalable.» (Introduction à l’urbanisme, cité par Françoise Choay dans L’urbanisme, utopies et réalités)
[12] Voir notre article du 12 janvier 2014 : LE PHILOSOPHE ET LA VILLE — 1) « Bâtir, habiter, penser » de Heidegger.
[13] Rapport à la théorie de l’architecture et de l’urbanisme exposée par Françoise Choay dans son ouvrage : La règle et le modèle ; autrement dit le rationalisme d’un côté, l’utopie de l’autre, respectivement illustrés par les œuvres d’Alberti et de More.
[14] Plus précisément encore : « La technique n’est pas antagoniste du spirituel. […] Entre ces deux pôles chemine naturellement la vie, dans la continuité, dans la contiguïté, dans la suite, dans le contact et non dans la rupture, dans l’accord et non dans l’opposition. »
[15] L’invention du quotidien : 1. Arts de faire (troisième partie : Pratiques d’espace).
[16] On ne peut se passer de penser aux Quatre mille de La Courneuve, réalisés dans l’urgence et victimes de malfaçons de préfabrication. Clément Tambuté, maître d’œuvre du projet avec Henri Delacroix, déclarait en 1989 lors d’un entretien au Quotidien de Paris : « Que de créer des logements pour 4 000 personnes (sic) sur trente hectares de betteraves fût une erreur sociologique, c’est indéniable ; mais […] si l’on prend l’exacte mesure des besoins de logement auxquels il fallait répondre, des délais et des coûts qu’il fallait respecter, on se rend compte alors qu’on ne pouvait pas faire des logements tellement différents. » Quant à la filiation du projet des 4000 avec le maître à penser du modernisme en architecture et en urbanisme, il le justifie comme suit : « L’influence de Le Corbusier était grande, l’angle droit régnait en maître, et l’on recherchait une certaine unité dans ces compositions architecturales. Comme urbaniste, Le Corbusier était détestable, mais c’était un plasticien génial. L’unité qu’il exaltait était préférable à l’historicisme que revendique aujourd’hui le post-modernisme. » Alors, à qui la faute ?
[17] Ouvrage épuisé consultable sur le site http://www.academia.edu/5167292/Architecture_et_modernité. Il y écrit notamment : « Les grands ensembles ne sont sans doute qu’une perversion extrême du Mouvement moderne. Cependant, même là où ses principes d’urbanisme ont pu recevoir une application par les meilleurs représentants, on peut faire aussi le constat de son échec dans deux des domaines où il prétendait se démarquer des académies : précisément ceux du logement et de l’urbanisme. » De l’urbanisme plus que du logement cependant. Il est à, ce sujet, édifiant de lire (ou relire) les articles qu’Arsène-Henry a publié dans les années 60-70 dans la revue Etudes. On ne peut s’empêcher de rappeler, si désolant cela soit-il, son concept de « ville explosée » à l’heure où, sous l’impulsion de l’ANRU, on fait (ou voudrait faire) imploser, presque en série, tours et barres des grands ensembles. Il est vrai qu’il se refusait à tout « fixisme » ; considérant l’inéluctabilité de l’éphémère, il prônait en matière d’urbanisme les vertus de l’adaptation. Ce qui, mis en face du plan de masse d’origine de la ZUP de Pissevin, dont le programme initial comprenait quelque 10 000 logements, ne manque pas de faire tristement sourire : la rigidité de ses composantes est telle (surtout dans la partie nord coiffant comme une forteresse la colline de Valdegour), qu’on se demande comment on pourrait le faire évoluer autrement qu’en détruisant, bien au-delà d’une simple adaptation. Illustration, là encore, des contradictions d’un architecte-urbaniste, dont la toute puissance est mise en échec par la réalité.
[18] N° 38-39, 2004.
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