XVIII – D’UN GHETTO L’AUTRE — 8) Jacques Donzelot et la ville à trois vitesses (suite)

Jacques Donzelot et la ville à trois vitesses (suite)

Pour comprendre la situation actuelle des zones sensibles, J. Donzelot prend appui sur les analyses d’Alain Touraine, d’une part, et de Robert Castel, d’autre part.

En février 1991, Alain Touraine dans un article paru dans la revue Esprit intitulé Face à l’exclusion avait opposé la société de type pyramidale des Trente glorieuses, hiérarchisée, permettant à l’ascenseur social de fonctionner, et la société postindustrielle, horizontale, de type réticulaire, ne laissant pas d’autres possibilités que d’être « dedans » ou « dehors », c’est-à-dire exclu par déconnexion du système de production.

Pour Robert Castel, auteur des Métamorphoses de la question sociale (1994), la société contemporaine n’a pas changé dans sa nature, qui reste fondamentalement la même, mais dans sa forme par l’effet de la décomposition de la condition salariale. Ce n’est pas en termes statiques d’inclusion et d’exclusion qu’il faut analyser la société actuelle mais de « désaffiliation ». La société est appréhendée dans son dynamisme autour de deux axes : le rapport au travail et aux autres, permettant de  découper l’espace social en trois secteurs : un secteur d’intégration où les gens disposent d’un travail permanent garanti et de relations sociales stables, un secteur de vulnérabilité associant précarité et fragilité relationnelle, un secteur de désaffiliation, enfin, stigmatisé par le chômage et l’isolement social, justifiant l’assistance.

Donzelot reprend ces analyses, mais soutient que les transformations auxquelles on a assisté au terme des trente glorieuses ne sont pas que de pure forme mais bien structurelles en ce sens que la décomposition de la condition salariale et ses conséquences en termes d’effritement de la société a conduit à déporter les populations les plus fragilisées vers les territoires de relégation et vice-versa pour les plus favorisés qui tendent aujourd’hui à revenir vers les centres-villes. On est donc bien dans une logique de séparation, telle qu’analysée statistiquement par Eric Maurin[1], débouchant sur la ségrégation spatiale.

Ainsi, au terme de l’évolution historique tracée dans La ville à trois vitesses (2009), J. Donzelot, constatant que « la ville ne fait plus société », perçoit l’agglomération du XXIe siècle sous la forme de trois configurations, dont la dynamique ne préjuge pas d’évolutions futures :

  • La relégation s’applique aux grands ensembles, stigmatisés, qui, après avoir connu une première phase de mixité relative, quelque peu idéalisée, sont affectés aux plus démunis, victimes de la mondialisation, refoulés de la ville-centre et qui subissent différentes formes de discriminations sociales et de ségrégation spatiale. La relégation est l’aboutissement d’un processus qui s’inscrit dans l’histoire récente et l’évolution de la société industrielle vers une société où le tertiaire est devenu dominant, avec cette conséquence que les nouveaux emplois se sont éloignés spatialement et en termes de qualification de ce que la population pouvait escompter. L’auteur distingue trois étapes de cette relégation : les années 80 marquées par l’échec d’une intégration que la marche des beurs de 1983 avait laissé espérer, les années 90 caractérisées par la montée des trafics illégaux et l’augmentation concomitante des faits de délinquance, les années 2000, enfin, durant lesquelles se sont, en réaction, accentuées les manifestations identitaires liées au prosélytisme islamique. De sorte que le décalage s’est accru entre une population assignée à ses territoires de relégation et une société exigeant de la part de ses ressortissants d’autant plus de mobilité que les emplois se précarisaient : société de flux confrontée à ses enclaves.
  • La périurbanisation correspond à l’émergence et à la généralisation de la maison individuelle à la périphérie des villes (phénomène de « rurbanisation » selon un mot valise forgé en 1976 par Gérard Bauer et Jean-Michel Roux co-auteurs de La rurbanisation ou la ville éparpillée). Le pavillonnaire anti-urbain est le refuge d’une classe moyenne se sentant agressée par la grande ville et ses affres, mais dont les membres restent dépendants pour le travail, attirée aussi par les charmes de la campagne. En même temps elle se sent menacée par les cités, qui ont en partage avec elle la localisation périphérique, mais dont elle tient à distance la population, stigmatisée, réputée pour les incivilités de sa jeunesse. A la contrainte de l’immobilité à laquelle sont astreints les habitants des cités, de par leur enclavement géographique et isolement social, se substitue une contrainte de l’hypermobilité en raison de la distance séparant les résidents des emplois, urbains en général, et des commerces et services dispersés entre la proximité relative pour les plus quotidiens et le centre-ville pour les autres.
  • La gentrification est le fait de la classe moyenne supérieure, émergente, pure produit de la société libérale et de la mondialisation de l’économie, qui faute de pouvoir accéder à la propriété dans les quartiers à valeur foncière élevée se rabattent sur les centres-villes dégradés pour les rénover. Qualifiés souvent de « bobos », ses membres font le chemin inverse des périurbains après avoir souvent fait la même expérience qu’eux. Les charmes d’un environnement campagnard, l’attrait de la propriété individuelle, du pavillon de banlieue, ils en sont d’autant plus revenus qu’ils ont eu le temps d’en mesurer les inconvénients : l’isolement, l’insécurité et la servitude d’une mobilité contrainte.  Faisant d’autre part partie de ces relatifs privilégiés qui ont tiré bénéfice de la mondialisation, leur ascension sociale leur a d’autant plus permis d’investir dans des travaux de rénovation que le foncier restait abordable dans un environnement urbain en voie de transformation. Fort de leur statut, acquis souvent au prix de lourds sacrifices, et d’une culture qu’ils partagent avec leurs semblables, ils peuvent même se permettre, débarrassés des préventions et préjugés des classes fragilisées par la précarité, une ouverture aux autres qu’ils côtoient plus qu’ils ne les fréquentent ; sachant qu’ils s’accommodent d’autant mieux de la mixité qu’ils escomptent une valorisation du quartier, qui aura pour conséquence à terme d’en évincer les populations « allogènes ».

C’est à cette ville à trois vitesses, que Jacques Donzelot fait correspondre trois catégories d’entre-soi, dont Olivier Mongin a développé l’analyse dans La condition urbaine (2005)[2] :

  • Un entre-soi contraint correspondant à la relégation dans des zones qualifiées abusivement d’exclusion, parfois dites de non-droit, conséquence du rejet des classes populaires dans les grands ensembles de banlieue regroupant l’habitat social (cf. notion de ville résiduelle). Subissant la stigmatisation, les habitants des grands ensembles, captifs de leur territoire, n’ont même pas la faculté, qui leur est déniée au non de l’idéal républicain, « de constituer un nous qui donnerait trop à voir ce qu’ils ont en commun. » D’où le développement de réflexes identitaires qui ce sont exprimés dans le port du voile d’abord avant que le halal ne vienne aujourd’hui prendre le relai.
  • Un entre-soi protecteur correspondant à la périurbanisation,  propre à cette classe moyenne à la recherche d’une tranquillité qu’elle paye d’une insécurité, conséquence de la dispersion de son habitat, de son éloignement des centres-villes et des services urbains. « Ce qui est protecteur, c’est d’abord et surtout ceci que l’installation dans le périurbain vaut garantie de voisinage et de tranquillité comparée aux périls des cités et à l’intranquillité des villes-centres. » D’où la tendance à renforcer la clôture des espaces privés, d’une part, à privatiser les espaces communs, d’autre part. Mais, cette extension périphérique sous sa forme pavillonnaire ou ville satellite, typique du phénomène de rurbanisation, a aussi sa contrepartie obligée, à savoir la mobilité. Cet entre-soi protecteur est mis en correspondance, par l’auteur, avec le vote protestataire séduit par le discours sécuritaire de l’extrême droite. Comme si, fait-il observer dans un raccourci saisissant, un « activisme sécuritaire » devait répondre à l’« insécurité civile » à droite et la « prévention » à l’« insécurité sociale » à gauche.
  • Un entre-soi sélectif, recherché par la couche supérieure de la classe moyenne, dont le « bobo » constitue la caricature ; forme d’élitisme qui se flatte d’être ouvert aux autres et au monde. A cet entre-soi correspond le phénomène de gentrification : reconquête des centres-villes par la bourgeoisie intellectuelle, qui a remplacé la bourgeoisie industrielle, adepte d’une mixité sociale à tonalité plus folklorique qu’authentique (cf. notion de ville dans la ville). Grace aux travaux de rénovation et au développement des circulations piétonnes et des transports en commun « la gentrification est ce processus qui permet de jouir des avantages de la ville sans avoir à en redouter les inconvénients. » Conséquence de la sélectivité : « Ce sont partout les hypercadres de la mondialisation, les professions intellectuelles supérieures qui peuplent ses espaces rénovés. »

Ainsi à la bipolarisation de la société industrielle à la fois sociale et spatiale provoquée par la condition salariale, la société postindustrielle, confrontée à précarisation du travail, a substitué une tripatition qui s’incarne dans trois figures idéales-typiques de la ville : la « ville résiduelle », la « ville satellite » et la « ville dans la ville ». Trois figures tiraillées entre la sclérose et la mise en mouvement pour survivre, sachant qu’un mouvement de périphérie à périphérie tend de plus en plus à prévaloir sur le mouvement de va-et-vient entre centre et périphérie du type de celui analysé jadis par l’école de Chicago. J. Donzelot est conscient des limites de cette conception : « Seule compte la tendance, et celle-ci porte bien à voir le travail d’une logique de séparation à l’oeuvre dans la ville au détriment des interdépendances […]. » C’est que la classe moyenne ne joue plus le rôle qu’elle jouait dans la société industrielle. « La ville de la mondialisation change la donne par les deux bouts. Il y a la mondialisation par le bas qui se traduit par la concentration de ces minorités visibles dans les territoires de relégation. Et puis la mondialisation par le haut qui correspond à la classe émergente associée à la gentrification. Entre ces deux pôles, aucune commune mesure ne permet l’établissement d’une relation, conflictuelle ou non. » Ainsi, « autant les classes moyennes ont constitué la solution de la ville industrielle, autant elles sont devenues le problème dans la ville mondialisée. »

Quelles conséquences en tirer pour une politique de la ville digne de ce nom ?

 
A suivre
 
Jacques Donzelot : une « politique pour la ville » conforme à « l’esprit de la ville » (suite et fin)

[1] Cf. Le ghetto français : enquête sur le séparatisme social (2004), dont nous avons rendu compte dans notre article du 9 mars 2014.

[2] Dont nous rendrons compte dans un prochain article avec La ville des Flux (2013).

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