Rosny-sous-Bois : place Geneviève – Photo Marianna / Wikimedia Commons / Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported
Jacques Donzelot et la « nouvelle question urbaine »
Avec Jacques Donzelot on aborde le volet institutionnel du traitement social des territoires urbains et suburbains marqué par un balancement lancinant entre priorités ciblant tantôt l’urbain tantôt le social, toujours à la recherche d’une improbable synthèse.
Dans La ville à trois vitesses[1], l’auteur, constatant que la ville ne fait plus aujourd’hui société et que l’ascenseur social est en panne, remonte le cours l’histoire pour démontrer comment la ville s’est faite tout au long du Moyen-âge, époque de la constitution des villes en espaces communautaires affranchis, à la faveur du développement du commerce et des fonctions administratives, des servitudes de la féodalité. Il rappelle, à cet égard, que Hegel, entre autres, avait repris, au XIXe siècle, l’adage médiéval d’origine germanique : « L’air de la ville rend libre ».
A rebours, redescendant le temps jusqu’à nous, il montre comment la ville s’est au contraire défaite depuis le Moyen-âge en agrégeant la population des campagnes attirée par la sécurité qu’elle offrait et ses atouts en termes de sociabilité. Industrialisation et urbanisation sont liées pour le meilleur – développement économique − et le pire − concentration de populations d’origine rurale dans des conditions de salubrité insoutenables pour la main d’oeuvre ouvrière.
Par réaction, au XXe siècle, la ville fonctionnelle et hygiéniste est promue par le courant moderniste international comme étant de nature à rassembler dans un même creuset, les grands ensembles, des couches sociales dont les intérêts sont pourtant antagonistes sur les lieux de travail. L’aménagement urbain, soumis aux exigences de la production industrielle, obéit alors à une double règle : « la séparation des fonctions dans l’espace et la moralisation de la classe ouvrière par le logement », avant que cette utopie ne se brise sous l’effet conjugué des crises économiques à répétition depuis les années 70 et des déceptions engendrées par une application sans discernement des principes du zonage de l’urbanisme fonctionnaliste.
« Les luttes urbaines des années 1960 et 1970 se sont développées en réaction au déficit d’urbanité résultant de l’urbanisme fonctionnel qui a présidé à l’organisation de la ville industrielle. » Aussi, l’accent sera-t-il désormais mis sur la qualité du cadre de vie supplantant, par inversion des priorités dans l’ordre des préoccupations, les conditions de travail. Ce qui se traduisit sur le plan politique par un déplacement des analyses et des enjeux de l’Etat sur la société civile, laquelle revendiquait le pouvoir pour elle-même. La ville comme valeur d’usage fondée sur la consommation prend le pas sur la ville comme valeur d’échange de la société industrielle. Les analyses de Manuel Castells et Henri Lefebvre, opposées par ailleurs, relevaient de cette problématique. En 1973, le premier intitulait son livre : La question urbaine. En 2004, Jacques Donzelot évoque l’émergence d’une nouvelle question urbaine, marquant par là que ce qui fait aujourd’hui question c’est la capacité de la ville à faire société. Autrement-dit la solution, la ville, deviendrait le problème. Il n’est toutefois pas sûr que la nouvelle question urbaine soit si éloignée que Donzelot le suggère de la question urbaine des années 70. En effet, tant chez Lefebvre que chez Castells la question urbaine masquait déjà la question sociale. En ce sens, la ville étant peu ou prou la projection de la société dans l’espace, la différence viendrait plutôt de la priorité accordée à l’économique, chez Castells, au culturel chez Lefebvre[2].
Quoi qu’il en soit, pour J. Donzelot, les années 80 marquent un nouveau tournant, un urbanisme affinitaire tourne le dos à l’urbanisme fonctionnel et technocratique, et les luttes urbaines faute de combattants se métamorphosent en émeutes urbaines : « Les émeutes urbaines se différencient donc des luttes urbaines en ceci qu’elles expriment un malaise dans la ville et non pas une volonté de maîtriser la ville, de la qualifier. » La société civile se disloque sous les coups de boutoirs des incivilités qui tendent à se généraliser. A cette évolution répond ce que l’auteur désigne comme étant un urbanisme affinitaire, « forme d’organisation de la vie résidentielle produite par la quête de l’entre soi ». Il précise : « Nous proposons cette expression pour désigner les trois transformations qui convergent pour produire une prévalence croissante des relations électives, sélectives et, au besoin, excluantes, sur les contraintes qui bornaient l’étendue des villes, qui limitaient l’ampleur et la nature des déplacements tout comme la capacité de choisir ceux avec lesquels on partage un espace. »
Le lancement de la « politique de la ville » est, ainsi, concomitant avec le passage de relais de l’Etat providence à l’Etat animateur. Dans Faire société – La politique de la ville aux Etats-Unis et en France[3], Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wynekens comparent les politiques suivies dans les deux pays en ayant soin, avant d’en tirer des conclusions, de resituer chacune dans son contexte : social et culturel.
Aux Etats-Unis, les Démocrates, ont d’abord privilégié, avec la création des Community Action Agencies dans les années 60, le traitement des lieux, autrement dit la revalorisation des quartiers par l’investissement, avant que les Républicains dans les années 70, ne mettent l’accent sur la dispersion des minorités et l’affirmative action, politiques plus supportables par le budget fédéral. Et c’est à partir des années 80, que l’administration Reagan abandonnera les actions fondées sur le principe de la discrimination positive au profit de la mise en place de Community Development Corporations (CDC), associations subventionnées, dont les conseils d’administration comprennent 50% de résidents, troisième voie entre les options « place » et « people » ; lesquelles ne recoupent pas pour autant la distinction entre ce qui relève respectivement de l’urbain et du social. Il s’agit, en effet, non pas tant de « traiter les lieux », ni de « s’occuper des gens » mais plutôt d’« aider les gens dans les lieux » ; soit : les aider à se mobiliser pour qu’ils s’en sortent dans les lieux mêmes, les mettre en mouvement pour leur permettre de franchir les barrières raciales, sociales, spatiales.
« La politique de la ville en France, finit par là où avait commencé la démarche américaine et prétend donc réussir ce que celle-ci avait échoué ». Les auteurs rappellent les différentes étapes par lesquelles est passée cette « politique de la ville » :
1) Durant les années 80, suite au rapport Dubedout, Ensemble refaire la ville[4], on s’appuie sur les « quartiers » en combinant des options « place » et « people ».
2) A partir des années 90, après les émeutes de Vaulx-en-Velin et le discours de Bron du président Mitterrand, la politique de la ville sera fondée sur les principes de discrimination positive territoriale et de mixité sociale par l’habitat. L’objectif est de traiter les conséquences territoriales de la concentration de la pauvreté. Le terme de « zone », multicritère, tend à supplanter celui, pourtant plus intégrateur, de « quartier » (cf. les dispositions de la Loi d’Orientation sur la Ville de 1991, le Pacte de relance de la ville en 1996 et la Loi relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbain de 2000).
Jacques Donzelot note ainsi, dans Quand la ville se défait : quelle politique face à la crise des banlieues ?[5], que la politique française de la ville, relativement équilibrée dans les années 1980 pour donner aux gens les moyens d’agir sur leur environnement, a été infléchie à partir des années 1990 dans le sens d’une discrimination positive territoriale s’appuyant sur la qualité d’offre de services et l’emploi. L’aide aux associations passe au second plan, les moyens sont réorientés des acteurs sur les agents. Puis avec la Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003, l’accent est mis à la fois sur le bâti avec les démolitions-reconstructions et la mixité sociale pour lutter contre la ségrégation en cherchant à maintenir ou attirer les classes dites moyennes sur place. Ainsi, en France, l’option « place » sera finalement privilégiée, à l’inverse des Etats-Unis où prévaut l’option « people » au moins jusqu’aux années Reagan. Les conséquences ne sont pas négligeables dans la pratique au vu des différences marquées par l’auteur :
– Quant au but poursuivi : le territoire d’un côté, les gens de l’autre ;
– Quant aux moyens mis en œuvre : retenir les agents des services publics dans les zones sensibles au lieu d’aider les habitants à franchir les barrières qui entravent leur mobilité, qu’elles soient sociales ou spatiales, ou à contourner les obstacles légaux ;
– Quant à la forme des exigences requises : se satisfaire de simples obligations de moyens alors que c’est le résultat qui importe[6].
Mais sans doute est-ce là encore de ces oppositions dont la pensée binaire est friande et à laquelle l’auteur de Faire société voudrait bien faire un sort, si ce n’est que c’est plus facile en théorie qu’en pratique. Quels compromis consentir pour faire triompher un idéal de justice dans le cadre de la République ? Comment être pragmatique dans un souci d’efficacité sans renier les valeurs républicaines ?
La politique française de la ville parviendra-t-elle à relever le défi ? Magistrature sociale qui, selon l’analyse de J. Donzelot et ses collaborateurs, traite les problèmes au niveau des territoires, il lui faudrait encore, et ce sera le plus difficile tant le centralisme est inscrit dans les moeurs politiques, renoncer à une démarche de type top down bien dans la tradition durkheimienne pour adopter, comme aux Etats-Unis, une démarche bottom up dans l’esprit de l’école de Chicago. Les auteurs estiment, en effet, que la politique de la ville en France, confrontée aux difficultés rencontrées par une impulsion venant des institutions, aurait intérêt, mutatis mutandis, à s’inspirer de l’exemple américain de l’empowerment en donnant aux habitants des quartiers sensibles les moyens de participer à l’amélioration de leur cadre de vie et aux associations constituées localement de les accompagner. Enfin, ils retiennent du rapport Sueur de 1999 que « l’action ciblée sur les quartiers politique de la Ville a plus stigmatisé ceux-ci qu’elle n’a amélioré leur situation » et, par voie de conséquence, l’intérêt de « relier la politique dite de la Ville avec la politique urbaine » et situer « cette dernière au niveau de l’agglomération ». Outre que l’on peut faire observer que « quand on ne veut pas s’occuper des gens d’abord, mais des lieux, on s’aperçoit que cette option oblige à élargir sans cesse les limites spatiales de l’intervention sur les zones urbaines sensibles, au point de les faire coïncider avec la ville tout entière. »
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Un nouvel équilibre est-il en passe d’être trouvé avec la mise en application de la Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 ? D’une part, cette loi semblerait prendre ses distances avec la rénovation urbaine pour renouer avec le renouvellement urbain et lier ce qui était dissocié dans la loi Borloo, à savoir l’amélioration du cadre bâti et la cohésion sociale. D’autre part, elle paraîtrait se rallier à l’empowerment, mais avec encore beaucoup de réticences [7] .
[1] 2009.
[2] Nous renvoyons le lecteur à nos articles correspondants : Henri Lefebvre : du « droit à la ville » à la « révolution urbaine » publié le 4 juillet 2013 et Manuel Castells : la réponse structuralo-marxiste à la « question urbaine » publié le 16 juillet 2013.
[3] 2003.
[4] 1983.
[5] 2006.
[6] Faire société.
[7] Il faut, par ailleurs, mettre au crédit du législateur, conformément au programme de François Hollande, le passage de 20% à 25% de logement sociaux, sauf exception, d’ici 2025, dans les communes, dites à fort potentiel, de plus de 3 500 habitants (1 500 en Ile-de-France) comprises dans des agglomérations de plus de 50 000 habitants, au titre de la mixité sociale (loi dite Duflot du 18 janvier 2013).
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