CONTEMPORANÉITÉ DE LA QUESTION DE L’ÊTRE AU CENTRE DE LA THÉOLOGIE POLITIQUE (1)

Icône russe de la Trinité de Andreï Roublev Photo CrazyAim, Wikimedia Commons

Implications philosophique (réalisme et transcendance), sociale (nature du vivre-ensemble) et politique (démocratie et socialisme)

To be or not to be… ! Est-ce vraiment la question fondamentale, alors même qu’on se déchire pour conforter son identité ou, au contraire, marquer sa différence, que l’on achoppe sur la question de savoir comment l’un originaire a pu se démultiplier et comment le multiple aujourd’hui peut s’unifier, ce qui interroge le devenir ? Comment au cœur de cette multiplicité peut-on reconnaître l’Autre sans se renier ? Et la rencontre avec cet Autre peut-elle se passer d’un intermédiaire, de la médiation de ce tiers qui est au fondement de la Trinité et que la logique a trop rapidement exclu, laissant la place à la mystique, sans en mesurer les risques ? Questions d’ordre idéologique, mais qui rejoignent la politique, si tant est, comme y insistait Hannah Arendt, que la multiplicité soit au cœur du concept de démocratie, laquelle, spécifiquement depuis que nous avons changé de millénaire, fait eau de toutes parts (crise de la représentation politique et son corolaire : manifestations de rues affectant les libertés publiques), quand elle n’est pas attaquée de l’extérieur dans l’indifférence des uns et l’angoisse des autres.      

D’où l’intérêt de remonter à l’antiquité et au Moyen Âge pour assister à la jonction du mysticisme et du rationalisme de la philosophie via le dogmatisme théologique . Et ce, avant que la politique ne vienne contaminer la problématique de l’Être aux XIXe et XXe siècles. (Est-il besoin de préciser que par ces rappels nous ne prétendons aucunement à l’exhaustivité et que les conclusions que nous en tirons, toutes personnelles qu’elles soient, ne sont à prendre que pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire celles d’un dilettante « éclairé » ?)

I – Christologie et théologie trinitaire

Entre polythéisme et monothéisme, en passant par le dualisme (manichéisme)

Il s’agit des enjeux de la théologie trinitaire, saisie à travers une économie (du grec oikonomia : accommodation du Ciel avec l’existence terrestre) intégrant l’incarnation, conçue comme dépassement de l’antagonisme entre l’éternel et le temporel, l’esprit et la matière (cf. la controverse byzantine des icônes opposant, au VIIe-VIIIe siècles, iconodules et iconoclastes, laquelle renvoie à la fonction mimésis de l’art antique, à l’image comme figuration de l’esprit divin, à la vénération opposée à l’idolâtrie).

La théologie trinitaire constituerait, ainsi, une disposition (aspect statique) ou une dispensation (aspect dynamique) tendant à surmonter la violence originelle du monothéisme sans retomber dans le polythéisme. Élevée en dogme par les pères cappadociens au IVe siècle (Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze), la Trinité, fut par la suite développée, alternativement en lien et en rupture avec le politique, comme source de réconciliation des hommes, confortation du lien social au cœur de la démocratie, centrée, enfin, sur la notion de « personne » avec le personnalisme d’Emmanuel Mounier. Formule de Paix sanctifiée par le sacrifice du Christ, mort sur la Croix, elle consacrait la mort de ce qui devait être le dernier bouc émissaire (cf. l’anthropologie de René Girard). Mais la Crucifixion, censée avoir été démythificatrice, a hélas ! parallèlement ouvert, une nouvelle période de l’histoire de la rivalité mimétique, durant laquelle, les hommes, privés de bouc émissaire au sens primitif du terme, oublieux du message des Évangiles, ont projeté leurs frustrations sur ceux auxquels ils ne pouvaient s’identifier : juifs, musulmans, immigrés aujourd’hui…

Crise de l’identité, rejet de l’Autre, débouchant sur de nouveaux antagonismes, réveil de la violence originelle, qui ne sont pas sans rappeler le temps des croisades. L’irénisme n’a sans doute jamais été à l’ordre du jour, mais que le salut ne soit pas encore pour demain n’est pas une raison suffisante de désespérer de la paix ; à condition, toutefois, de ne pas céder à la tentation du nivellement des différences, aux mirages de l’indifférenciation généralisée, source de paix illusoire, grosse de tous les ressentiments hérités d’une histoire trouble, non assumée, et, partant, insusceptible d’être partagée. A contrario du débat entre adversaires, par-delà les rivalités stériles qu’engendrent les frustrations de la modernité, la disputatio peut encore être féconde. Alors que l’irréductibilité du conflit schmittien entre amis et ennemis conduit à la guerre, avec la tentation de la montée aux extrêmes qui lui est inhérente (cf. Clausewitz), le miracle du Verbe fait chair appelle la réconciliation (cf. la théologie du Logos et le recours au Paraclet comme intercesseur chez saint Jean l’évangéliste).

On distingue traditionnellement une « christologie haute », raisonnement partant de la divinité (mouvement descendant à partir de Jésus, fils de Dieu), et une « christologie basse » raisonnement partant de l’humain (mouvement ascendant à partir de Jésus, fils de l’homme). Mais au-delà de la christologie, c’est la Trinité qu’il faut interroger pour saisir la plénitude du mystère de l’incarnation : Dieu fait homme.

La christologie, centrée sur la personne et la nature du Christ, se répartit principalement entre trois courants : l’angéologisme, le différentialisme et l’unitarisme.

La théologie trinitaire mettant l’accent sur la conception de la divinité en trois personnes est, elle, surtout représentée par le trinitarisme (les trois personnes de la Trinité mises sur le même plan), le nestorianisme (qui, rabattant l’Esprit-Saint sur Dieu, pur esprit, ramène la trinité à un dualisme) et le modalisme (primauté de l’unité sur la trinité).

Ainsi, alors que la christologie pose le problème de l’incarnation,dérivé de la question de la transcendance, la théologie trinitaire met l’accent sur la relation, qui peut s’entendre en termes, soit hiérarchiques, soit égalitaires. D’où la résonance métaphysique, sociale et politique qui en découle.  

Dans le détail, le découpage suivant récapitule les positionnements spirituels autour de la christologie et de la théologie trinitaire ; positionnements qui sont, au moins en partie, le reflet des préoccupations politiques du moment :

  • Angéologisme (christologie) : ni homme ni Dieu, Jésus Christ a un statut intermédiaire (ange), où prédomine la nature spirituelle sur la nature humaine considérée comme inférieure (influence du gnosticisme, cf. le valentinisme, représenté par Valentin, prêtre égyptien du IIe siècle, l’apollinarisme développé par Apollinaire de Laodicée, évêque du IVe siècle pour qui le Christ était un Grand Ange, et, aujourd’hui, les Témoins de Jéhovah identifiant Jésus à l’archange saint Michel).
  • Docétisme (christologie) : conception gnostique de la divinité sans partage du Christ, dont l’humanité n’est qu’apparence. Sa naissance, sa mort et sa résurrection ne sont qu’illusions (secte du IIe siècle déniant la réalité de l’incarnation, dont le nom est dérivé du grec dokein : paraître).
  • Nestorianisme (théologie trinitaire réduite à une christologie) : en Christ, homme et Dieu à la fois, coexistent les deux natures humaine et divine, séparées (crainte de confusion entre Jésus et le Logos divin). La nature humaine du Christ procède de son enfantement par Marie et sa divinité de l’Esprit saint, verbe incarné. Le nestorianisme est un dualisme (diophysisme) prêché par Nestorius, patriarche de Constantinople (IVe-Ve siècle), auquel se réfère les coptes.
  • Monophysisme ou miaphysisme (christologie) : prôné, en réaction au nestorianisme, par Eutychès, théologien du IVe-Ve siècle, le monophysisme nie la consubstantialité du père et du fils pour affirmer que la divinité du Christ absorbe son humanité (cf. la représentation iconique du Christ Pantocrator, c’est-à-dire glorieux).
  • Trinitarisme (théologie trinitaire) : un seul Dieu (essence), révélé sous trois hypostases égales (personnes distinctes,maisnon séparées, interdépendantes, non hiérarchisées), théologie officielle des églises catholique, protestante et orthodoxe. Le trinitarisme est un unitarisme suivant lequel le Logos s’est fait chair en la personne de Jésus Christ, intermédiaire (Messie) entre Dieu le Père et l’Esprit saint (souffle, amour symbolisé par la colombe). Telle est, du moins, la synthèse johannique, reprise par saint Augustin, confortée avec une dose de rationalisme par saint Thomas d’Aquin (cf. la théologie du Logos).

(Docétisme et monophysisme partagent avec les gnostiques le mépris du corps hérité du manichéisme professé en Perse par Mani au IIIe siècle.)

  • Différentialisme (christologie) : courant représenté par l’arianisme promu par Arius, prêtre d’Alexandrie d’origine berbère (IIIe-IVe siècle), pour qui le Christ a une nature essentiellement humaine (engendrée). Créature humaine, mais qui participe à la divinité du père (incréé) d’une manière subordonnée (cf. le subordinationisme). En opposition au docétisme et au monophysisme, le différentialisme met l’accent sur la différence de nature entre le père et le fils (dualisme différentialiste se distinguant de l’intégration qui est la marque de l’angéologie). L’islam en prétendant que le Christ est un prophète – et non le Messie, consacré par l’onction selon l’étymologie – se rattache au différentialisme.
  • Unitarisme (christologie et théologie trinitaire) : l’unitarisme se présente sous trois formes (hors trinitarisme qui est un unitarisme intégrant les trois personnes de la trinité) :
    • Monarchianisme : monarchie divine (Dieu unique sans distinction de personnes) assimilable à un monothéisme strict professé au IIe siècle en réaction au gnosticisme.
    • Subordinationisme : le Christ ayant été, en tant qu’homme, engendré par le père (incréé) lui est subordonné (cf. le différentialisme).
    • Adoptationisme : le Christ a été adopté par le père, d’où le rite du baptême (Paul de Samosate (IIIe siècle). Conception humanisante du Christ, dynamique (ou volontariste) à la différence du subordinationisme.  
    • Modalisme : les trois états de la Trinité (Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit) ne sont que des modes de la révélation du Dieu unique (Sabellius, prêtre théologien de la Rome antique du IIIe siècle).

[Ces développements, ainsi que ceux qui suivent, sont, outre les pages Christologie et Trinité de Wikipédia, partiellement inspirés de Mysterium Trinitatis et Unitatis de Barbara Nichtweiss in Communio n° XXVI (1999), Sur la théologie politique de Henri-Jérôme Gagey et Jean-Louis Souletie – Presses de Sciences Po, La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social de Christoph Theobald et Expérience vécue et doctrines trinitaires en Orient et Occident de Boris Bobrinskoy in Monothéisme et Trinité (Presses universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1991)]

Autant de formes selon lesquelles, au Moyen Âge, la Trinité fut déclinée pour justifier des rapports sociaux au gré de l’évolution des relations du pouvoir politique et de l’Église, ou pour faire prévaloir, par la médiation des opposants au système institué, une autre conception de ces mêmes rapports. La Trinité, symbole en lequel le corps social doit pouvoir se reconnaître pour conforter sa cohésion interne et sa solidarité avec les pouvoirs établis, à l’articulation du politique et du religieux. Trinitarisme opposé, d’une part au monophysisme, totalitaire, la nature humaine de Christ étant absorbée par celle de Dieu et, d’autre part au diophysisme de Nestorius, qui nie la nature humaine du Christ (à l’inverse d’Arius qui nie sa nature divine). Monophysisme et Nestorianisme manquent, ainsi, le lien d’incarnation, la ligature charnelle, qui est au fondement de toute société de partage. Ce qui relie à la fois les hommes entre eux et au divin est omis au profit, soit d’une univocité réductrice, soit d’un dualisme clivant, dénaturant le social.    

L’enjeu n’est pas mince, contrairement à ce qu’une vue superficielle laisserait penser : rien de moins que les liens qui tissent les mailles du tissu social, leur genèse, leur accomplissement et leurs dérives. Maurice Godelier nous avait prévenu en étudiant les Baruya de Nouvelle-Guinée (Au fondement des sociétés humaines) : « Nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou sur la parenté ». Mais sur quoi alors ? « Finalement ce qui fait société, ce n’est donc pas la parenté, c’est l’exercice en commun d’une sorte de souveraineté sur une portion de la nature et sur les êtres qui la peuplent, pas seulement les végétaux et les animaux, mais aussi les êtres  humains et avec eux les morts, les esprits et les dieux qui peuvent y résider – et qui sont censés apporter aux humains la vie ou la mort. » Et de poursuivre : « De fait, l’Humanité ne se contente pas de vivre en société, comme d’autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre. » En outre, les sociétés ne seraient pas non plus fondées sur des rapports économiques, comme l’enseignait la vulgate marxiste, mais sur des rapports politico-religieux, « c’est-à-dire cet ensemble d’institutions et de rapports sociaux qui ne se confondent pas avec le domaine des rapports de parenté mais les subsument et les font servir à la reproduction de la société comme un tout. »

Or, autour de quoi se sont cristallisés ces rapports politico-religieux en Occident ? Sur la Trinité, paravent érigé contre la violence, symbole religieux propre au christianisme dont on peut dire qu’il est au fondement du récit dans lequel la vie sociale s’est moulée. Récit soucieux de conjurer le face-à-face redoutable de l’homme avec Dieu, d’humaniser sa relation avec Lui, sans pour autant renier la transcendance. Pour Christoph Theobald, théologien jésuite, « on constate que l’énigme du lien social, au contact des récits bibliques, ne peut que révéler ses dimensions les plus cachées. […] Le lien social  et la dynamique de l’Esprit, énigme qui englobe au départ tous les efforts de déchiffrement, est alors fondé lui-même à partir du don messianique et de l’orientation divine qui les sous-tend, pierre angulaire reconnue par le croyant comme posée par Dieu lui-même. » (La foi trinitaire des chrétiens et l’énigme du lien social) Or, déplore-t-il, « le retrait de Dieu du lien social et politique, au moins en Occident, et l’incertitude qui pèse sur l’humain comme tel nous privent de ressources spirituelles partagées, permettant de dépasser nos intérêts individuels et nos solidarités instinctives… » Ce qui requiert un « espace d’hospitalité » centré sur le « sens élémentaire du juste », dont la Règle d’Or, contrepieds de la loi du talion : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit » (Livre de Tobie, 4 : 15) est l’expression renouvelée d’âge en âge, de religion en religion et de philosophie morale en philosophie morale (cf. Le difficile vivre-ensemble, le lien social et la perspective du royaume in Recherches de science religieuse, 2012/3).

C’est sur le lien consubstantiel entre les trois personnes de la Trinité, insufflé par l’Esprit saint, que s’est construite la société chrétienne à la suite d’un compromis entre le pouvoir politique et les Églises remontant à Constantin, compromis censé promouvoir la paix sociale, sinon la paix entre les nations (cf. le Projet de paix perpétuel de Kant). Au cours des siècles qui suivront le déclin des monarchies, la laïcisation de la société et la démocratisation de la politique changeront la donne, instituant une séparation avec le religieux qui, sans remettre en cause les fondations de la société, laquelle s’adapte, distille des doutes quant à la légitimité d’évolutions qui consacrent l’emprise des mouvements populaires sur les institutions, contribuant à affaiblir l’autorité à sa source.

Ce qui est aujourd’hui ébranlé, c’est la verticalité du pouvoir et avec elle la médiation de ce tiers, souffle divin ou Paraclet, supposé garantir la stabilité du social en faisant le lien entre générations et groupes sociaux : mystique du lien incarné, imprimée dans les esprits, au fondement d’un vivre-ensemble devenu lieu commun à force d’être invoqué, vivre-ensemble déstabilisé par le brassage de populations migrantes, par la diversité qui en résulte (rançon de la mobilité propre à la société industrielle et urbaine), menaçant l’unité d’un corps social que le monothéisme avait soudé. Comme si le tiers intercesseur, l’Esprit, n’ayant plus prise, la multiplicité risquait de l’emporter sur l’unité, renouant avec un polythéisme qui était aussi un polycentrisme. La complicité entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel se trouvant de nos jours fragilisée, quand elle n’est pas défaite, la question est désormais de savoir, à l’ère du soupçon, lequel compromet l’autre : à qui imputer la faillite de l’autorité ou les excès du totalitarisme quand chacun joue sa partie séparément ? Certes, guerres civiles, jacqueries, émeutes urbaines… n’ont pas manqué dans le passé, mais c’était toujours, une fois le calme revenu, pour voir le lien social se régénérer, alors qu’à l’aube de ce troisième millénaire on est fondé à se demander si nous n’assistons pas à sa dissolution – irréversible ou pas – et si tous, autant que nous sommes, faisons encore société. Christoph Theobald, en chrétien, en impute la déliquescence au « retrait de Dieu du lien social et politique ». Mais, sachant que le mystère de la Trinité recouvre l’énigme du lien social, ne serait-ce pas plutôt qu’il ne joue plus le rôle que la société attend de lui. A moins que les tentatives des sciences humaines de dévoiler l’un – même les sachant vaines – aient dépouillé l’autre de son efficace. Qu’importe, rétorquera-t-on, l’aboutissement est le même. Affaire de croyance ! 

Aussi bien, la théologie trinitaire s’inscrit-elle dans un débat plus large : celui de l’Être, tiraillé entre fini et infini, celui de l’identité individuelle, une et multiple à la fois (Godelier), celui du rapport social écartelé entre unité et multiplicité… ; autant de problématiques qui, par-delà la relation de Dieu à ses créatures interroge, non plus tant la transcendance, que la société dans son ensemble (mystère du lien social qui la fonde) et la politique dans sa spécificité (nature et légitimité de la représentation).  

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