CONTEMPORANÉITÉ DE LA QUESTION DE L’ÊTRE AU CŒUR DE LA THÉOLOGIE POLITIQUE (3)

Découpage de « La naissance de Vénus » de Sandro Botticelli selon le nombre d’or
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III – Les contemporains à la recherche d’une transcendance perdue de vue : Le sublime dans l’art et la nature

Reste à savoir quelle postérité ont connues les problématiques soulevées par Thomas d’Aquin et Duns Scot et en quoi la « mort de Dieu », annoncée en tambours et trompettes par Nietzsche, nous aurait « désenchantés » à jamais.

Pas besoin de remonter très loin dans le temps pour démontrer que si Dieu est à l’agonie, l’« idée » de Dieu continue de rayonner de par le monde, pour le meilleur et pour le pire, et que la transcendance persiste d’autant plus à nous hanter qu’elle a fait retour à la terre, non sans que l’atterrissage ne prête à de nouveaux bouleversements, dont il serait présomptueux, au jour d’aujourd’hui, de présumer le destin qu’ils nous réservent.       

Mille Plateaux de Deleuze et Guattari : retour à l’univocité, sans compromis

Il reviendra à Deleuze et son complice psychiatre, Guattari, de renverser la perspective de l’univocité de Duns Scot pour la remettre sur ses pieds, de la coucher sur terre en la figurant comme rhizome, avant de la relever verticalement sous formes de strates figurant « mille plateaux ». Du continuum entre immanence et transcendance du docteur subtil, ne reste plus que l’immanence, dispensant de recourir à l’analogie. Le raisonnement de Deleuze n’en est pas moins subtil puisque tout en affirmant l’univocité de l’être il privilégie la multiplicité sur l’unité et surtout le devenir sur l’être en soi, le flux continuel sur la stabilité éternelle, le disparate sur l’identité ; tout en posant le primat du tout sur les parties.

Il s’agit bien pour nos deux auteurs de penser l’être dans l’unité de ses parties égales, abstraction faite de toute hiérarchie. Être d’intensité variable se reflétant dans la fluidité de la pensée, sans subir de réfraction, au point de s’y confondre dans l’Idée, idéale autant que réelle : le temps comme dénominateur commun de l’être et de la pensée, dont l’éternel retour transfigure le cours sous la forme d’une spirale. Retour du même en tant que répétition comme chez Nietzsche, mais surtout retour de la différence, qui fonde la répétition. La linéarité s’y déploie en boucle sans jamais se refermer, pour laisser libre cours à l’initiative et à la création, à l’évènement, qui font toute la différence.

Dès lors, l’existence peut bien se passer de transcendance puisqu’à l’acmé de ses œuvres elle place le sublime, qui n’a de cesse de rivaliser avec la raison tant dans les domaines de la philosophie que de la science et de l’art. Fini le relativisme auquel Kant, trop modeste, nous avait habitué. L’Idée de l’être se confond avec la nature et, avec Nietzsche, la volonté de puissance, désormais, triomphe. Il ne s’agit plus, dans un dualisme dépassé, de donner forme à une matière préexistante mais d’actualiser ce qui est en puissance : mystère de l’individuation qui ignore et la matière et la forme pour promouvoir la singularité, eccéité selon les vues de Gilbert Simondon (L’individu et sa genèse psycho-biologique) recyclées par Deleuze et Guattari.

Ainsi se dessine une conception toute différentielle de l’Être qu’aura permis, après un temps de latence, le surgissement du calcul infinitésimal de Newton et Leibniz : intensité à l’origine des différences. Mais il faudra attendre encore pour que la conception d’un espace-temps relativiste émerge, et attendre à nouveau pour que la mécanique quantique bouleverse le tout au point de soupçonner que pas plus l’espace que le temps n’existeraient !

Heureusement Deleuze ne va pas jusque-là, l’intensivité en tant que quantité rencontrant le spatium, intuition pure, franchit un seuil nous révélant le monde des réalités sensibles ; passage du quantitatif au qualitatif, des potentialités à l’actualité, du virtuel au réel : extensivité de l’espace (extraterritorialité) redoublant l’intensité du temps (intraterritorialité). L’Idée n’a plus de secret, mais pour s’étaler au grand jour dans l’espace, il n’en faut pas moins explorer sa profondeur qui converge avec celle du temps ; temps du devenir qui éclate dans sa différence d’avec le présent sans se laisser submerger par la mémoire, temps de l’éternel retour dans la diversité inhérente à la nature : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour. » ( Nietzsche et la philosophie). Jonction de l’être et de la pensée dans la Culture ; culture dans laquelle l’individu se dépasse dans le collectif sans se perdre.

On a reproché à Deleuze de ne pas s’être impliqué en politique. Pourtant, défenseur des minorités dans la ligne de ce qu’il théorisait du nom de « multiplicité », il n’a pas manqué d’en remontrer aux apologistes de la démocratie, quitte à mettre en porte-à-faux les majorités des régimes s’en réclamant. Sa pratique de la politique s’en serait-elle trouvée prise en défaut par rapport à sa philosophie prônant le nomadisme, i.e. la déterritorialisation, au nom d’un anarchisme qu’il définissait avec Guattari, dans Mille plateaux, comme une « étrange unité qui ne se dit que du multiple » ? Politique hors sol qui, à devoir se reterritorialiser, aurait trahi ses idéaux.    

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » se demandait Leibniz en son temps. Nécessité de l’être ou contingence ? Encore faudrait-il savoir qu’est-ce qui, de l’un ou du multiple, prévaut dans sa composition, si tant est que le dilemme soulevé n’est pas sans incidence sur le problème posé par son existence. Si la première question peut paraître vaine malgré sa pertinence, la seconde a occupé maints esprits depuis l’Antiquité –  Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Duns Scot, parmi d’autres – avant que Deleuze et Guattari tendent d’y répondre en jouant abondamment de la métaphore, ce dont nous leur savons gré, tellement nous avons été rassasiés d’analyses philosophiques à l’anglo-saxonne. Sauf qu’ils nous avaient prévenu, sur un plan strictement méthodologique, contre l’analogie, dont relève la métaphore sur le fond (v. le Deleuze d’Alberto Gualandi). Aussi bien, pourrait-on leur en faire grief si, avant eux, Wittgenstein n’avait pas démythifié la prétention de la philosophie à la rigueur conceptuelle en dissertant sur les « jeux de langage ». C’est que tout leur système se revendiquant de l’univocité de l’être (l’anti-Œdipe) s’en trouve ébranlé. Ils avaient cru concilier l’un et le multiple, se dégager du dualisme de l’essence et de l’existence, miser sur la mobilité dont l’esprit nomade était épris, bannir l’histoire pour mettre en avant la géographie, dénoncer l’identité au profit de la variabilité, fonder la répétition sur la différence, critiquer la représentation au nom de l’expression spinozienne, déboucler l’éternel retour pour ménager un point de fuite d’où la diversité, condensée en ce point, aurait pu exploser, s’affranchir des limites de la nécessité pour jouir de la contingence, en un mot affirmer la puissance de l’Être dans sa multiplicité, dire OUI au désir au lieu de le refouler ; et voilà que le recours à l’analogie, inévitable pour la démonstration, risque de tout remettre en question. D’autant que, au dire d’Alain Badiou (cf. Un, multiple, multipicité(s) in revue Multitudes 2000/1), ils seraient passés à côté ou auraient fait l’impasse sur la théorie des ensembles de Cantor, pourtant au fondement de toute philosophie de l’infini. Cet infini qui se démultiplie dans le fini même (transfini indénombrable).

On a vertement semoncé Deleuze, avec d’autres (dont Derrida, chantre de la différance), pour avoir emboité le pas à la mouvance de Mai 68 (cf. La pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut). Cependant, 55 ans plus tard, après le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie du Covid-19, le retour de la guerre en Europe et au Moyen-Orient, l’expansion des passions tristes, le repliement identitaire et nationaliste, la diffusion du complotisme et du négationnisme, la résurgence de l’antisémitisme, la difficulté à affirmer sa différence aussi bien que son identité, n’y aurait-il pas lieu de puiser à nouveau dans une philosophie protéiforme dont l’ambition était d’ouvrir des perspectives, hélas ! prématurément refermées ? À force de redouter l’avenir, aurions-nous occulté que le devenir, reléguant la transcendance dans les oubliettes de l’histoire, est entre nos mains.

Retour à la réalité avec Philippe Boudon, architecte : de la proportion à l’échelle

Fondateur de l’architecturologie, définie comme science de la conception architecturale, Philippe Boudon, nous ramène sur terre, sans ambiguïté à la différence de Deleuze et Guattari, en distinguant la proportion de l’échelle. Situant la conception architecturale entre l’analyse et la décision, il apporte la démonstration rigoureuse que c’est l’échelle et non la proportion qui permet de passer de l’une à l’autre. Ainsi basée sur l’outil que constitue l’échelle, la conception assurerait le passage d’une vision idéalisée, issue de l’analyse, à sa réalisation, une fois la décision prise. Aussi bien, serait-on fondé, mutatis mutandis, à se demander si la démarche initiée par le théoricien de la conception architecturale ne pourrait pas être généralisée à d’autres domaines des sciences et des arts, permettant de mieux comprendre comment on passe de la théorie à l’action, de l’inspiration esthétique à l’œuvre d’art et, au-delà, d’apporter un nouvel éclairage sur l’énigme que constitue la représentation, laquelle nous masque le réel en nous dévoilant la réalité ?

La démonstration de la pertinence de l’échelle pour élucider le mystère de la conception est faite dans deux de ses ouvrages : Introduction à l’architecturologie (1992) et Entre géométrie et architecture (2019). Notons d’emblée que nous nous permettons quelques écarts par rapport à la théorie exposée par l’auteur, en toute modestie, n’ayant pas la prétention de nous situer sur ses hauteurs. L’idéal, dans le dernier de ces textes, est représenté par la géométrie, dont il distingue l’espace, relevant de la proportion, de celui de l’architecture, centré sur la mesure. L’objectif étant de démontrer comment le passage de l’une à l’autre de ces disciplines se fait par l’intermédiaire de l’échelle. De là à transposer la problématique sur d’autres plans en distinguant l’espace physique de la métaphysique, l’étendue du corps de l’esprit, siège de la pensée, la rationalité de la mystique, le monde fini de l’infini, la réalité politique de l’idéal moral, etc., il n’y a qu’un pas qu’il est bien tentant de faire en vue de s’affranchir du dualisme.

Précisons : le passage de la conception architecturale à la réalisation, pour rester dans le domaine d’exploration de notre auteur, se fait par le recours à la mesure dont l’instrument est l’échelle, distinguée de la proportion, laquelle relève de l’analogie. Mais, qui dit analogie dit similarité ; de sorte que la comparaison effectuée reste dans le domaine des idées, alors qu’en procédant à la mesure on se confronte au réel. En d’autres termes, c’est par l’intermédiaire du nombre, expression numérique de la grandeur, que se fait le passage de l’espace de la conception à l’espace réel. Or, si, comme l’écrit Philippe Boudon, « toute architecture est mesurée est une proposition fondatrice pour l’architecturologie », pourquoi ne pourrait-elle pas l’être pour la métaphysique confrontée au problème de la transcendance, au prix d’un renversement de méthode (puisque l’objectif n’est pas d’«embrayer » sur l’espace réel mais, à l’inverse, de s’en évader : où l’on retrouve le problème de l’infini que la réalité nous voile, l’axe paradigmatique de la commutation – vertical –  croisant l’axe syntagmatique de la permutation – horizontal) ?

Encore faut-il, au préalable, décomposer l’échelle en ses trois composantes pour saisir en quoi son emploi pourrait être transposé dans d’autre domaines (ce qui a déjà été entrepris en ethnologie par D. Coray-Dapretto dans une étude portant sur une township sud-africaine) :      

  • La dimension, support de la mesure, est le premier élément auquel se rapporte l’échelle. Variable relativement indépendante en ce que l’on peut définir une figure, un triangle par exemple, à partir de l’une ou l’autre de ses dimensions : côté, diagonale, angle, mais toujours relativement à un espace donné (à une, deux, trois dimensions ou plus).
  • La référence, ou l’objet sur lequel porte la mesure, est le deuxième élément à prendre en compte.
  • La pertinence de la mesure, enfin, sa valeur, troisième élément, est fonction du contexte et dépend du point de vue auquel on se place. C’est de sa pertinence par rapport à l’objet auquel elle s’applique (la référence) que l’échelle tire son importance.

C’est sur ces bases que la conception, étayée sur l’échelle, peut prétendre « embrayer » sur l’espace réel. D’où il résulte que ce n’est pas la proportion qui le permet, laquelle est indifférente à la mesure, mais l’échelle en tant qu’outil de mesure. Échelle qui, en tant qu’elle attribue une mesure, dont la pertinence dépend du contexte, nous ancre dans la réalité. En ce sens, le chiffre (symbole du nombre) devient le critère sur le fondement duquel le degré de réalité, ou réalisme, peut s’apprécier. Mieux, en changeant d’échelle, on peut se permettre de transformer les questions, déplacer les problèmes, dans le sens vertical, horizontal, oblique…, selon l’enjeu, à toute fin d’adaptation. « Déterminer les objets en conception en leur attribuant des mesures est également une fonction irréductible de la conception architecturale. » Irréductible en ce sens que la conception opère une transformation qui serait plutôt une substitution de formes sur la base d’un modèle commun, constituant d’un véritable système, avec son dynamisme propre, lequel distingue le « dedans » du « dehors » ; sachant que la discontinuité à laquelle est confronté le concepteur ou créateur (le hiatus qui sépare l’esquisse dessinée du schéma de l’édifice construit) n’est pas incompatible avec la continuité du processus, fondé sur la mesure, qui en triomphe en quelque sorte : « L’important ici est de distinguer transformations d’une géométrie et opérations d’une géométrie architecturale. » Alors que les premières restent sur le papier (homogénéité spatiale), les secondes permettent le passage au terrain (hétérogénéité de l’espace réel) par l’intermédiaire de la conception, et ceci sans solution de continuité ; alors que les premières relèvent d’une composition somme toute statique (état), les secondes relèvent d’une dynamique (acte) leur permettant de transgresser des frontières comme celle qui sépare l’image de la réalité ; alors que les premières sont données, les secondes sont attribuées. Tandis que, sous réserve d’avoir bien compris les tenants et aboutissants du passage de la géométrie à la conception architecturale, dans le premier cas on a affaire à des transformations (formelles) autour de l’invariant d’une structure de groupe au sens mathématique du terme, transformations susceptibles de relever d’une analogie de proportionnalité, le second cas s’apparenterait plutôt à une analogie d’attribution, par laquelle on procède à des opérations (concrètes) de substitution d’éléments d’un tout à partir du modèle qui les sous-tend. Ce qui renvoie (rapprochement audacieux, nous le concédons !) aux débats scolastiques du Moyen Âge sur l’analogie de l’Être : rapport de Dieu à ses créatures ou, plus trivialement, du Ciel à la Terre (v. deuxième partie de cette chronique). Dès lors, pourquoi le processus en question ne serait pas généralisable en dehors du domaine de l’architecture, sauf mésinterprétation des concepts de l’architecturologie ? La mesure serait à la dimension ce que l’étalon, sur lequel se régler, serait à un quelconque système (physique, monétaire, esthétique…).

Précisons encore : garantie de réalisme, la  quantité vaut pour le passage d’un état à un autre, à l’issue duquel le produit de la conception, l’œuvre de création, retrouve les qualités de l’inspiration qui est à sa source : « À cet égard, commente Philippe Boudon, l’échelle est ouverture qualitative relativement à la proportion qui, elle, est close sur le calculable. » C’est dans ces conditions que la notion d’échelle permet de retrouver une liberté que la seule proportion lui déniait, attachée qu’elle était à un espace de l’idéalité impuissant à entrer dans le champ des réalités. A l’espace fermé de l’échelle cartographique, binaire (association d’une dimension à une référence), l’architecturologie oppose un espace ouvert, à multiples dimensions, nous mettant en communication avec la diversité du réel (ce que, par ailleurs, l’analyse factorielle permet de traduire, en sociologie par ex.). D’où le recours à la pertinence de la mesure, troisième terme auquel est associée l’échelle architecturologique (sa ternarité) ; pertinence qui est attachée à la dimension en fonction du contexte dans laquelle cette dernière s’insère, et dont le moindre mérite n’est pas de constituer « l’indicateur d’une qualité de la quantité », et ce, dans une continuité qui loin de supprimer les différences (comme dans la géométrie analytique de Descartes) les valorise au contraire. En bref, « La figure condense de façon emblématique la fonction d’articulation d’une géométrie idéale à une réalité concrète de terrain, ce qui est la fonction même de l’embrayage envisagé de façon générale. »

Avec Philippe Boudon la proportion, et l’analogie son corollaire, sont reléguées derrière l’échelle pour passer d’un espace virtuel à un autre en prise sur le réel. La mesure n’a-t-elle pas cette particularité de nous rendre la réalité sensible tout en recelant, aux deux extrémités de l’échelle comme entre ses barreaux, une potentialité d’infinis. Raison pour laquelle, l’architecturologie, mieux que l’analogie de l’Être, pourrait constituer le modèle théorique de toute transition ou médiation nous faisant passer d’un état à un autre, d’un espace à un autre, que ce soit dans le domaine de l’architecture ou de l’urbanisme, dans celui de toute création artistique comme de toute science, voire, dans celui de la philosophie ou de la métaphysique. Serait-ce trop osé ? Pourtant, à s’en tenir aux activités artistiques, non seulement le passage de la géométrie à l’architecture s’en trouverait clarifié, mais aussi celui de l’arithmétique à la musique, celui de la topologie à la danse, etc. Et, poussant plus loin encore, l’hybridation pourrait constituer l’aboutissement d’une méthode universelle susceptible de transgresser les cloisonnements auxquels se heurtent nos tentatives de conciliation, sinon d’unification. Thomas d’Aquin ne l’avait-il pas pressenti, qui écrivait dans la prima pars de sa Somme (question I, article 2) : « … parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. »

A partir du moment où la re-présentation institue une rupture avec le réel, où la théorie se coupe de l’action, la démarche propre à l’architecturologie, fondée sur la notion d’échelle, permet de se libérer de limitations qui, sans elle, resteraient insurmontables. La preuve n’est-elle pas démontrée que la richesse du réel est inépuisable sans recourir à la transcendance, même si la transcendance ne soustrait rien de ce qui fait la richesse du monde ?

Le regard anthropologique de Philippe Descola : nature et culture

La richesse du monde, précisément, Philippe Descola l’a magistralement illustrée à travers le rapport à la nature que les hommes ont entretenu au cours de leur longue histoire et qui survit encore, non seulement dans ce qu’il « reste » de la culture des peuples premiers, mais également à notre époque. Pour combien de temps ?

Des quatre ontologies qu’il a relevé à la suite de son immersion dans la société des Achuar à l’extrême ouest de l’Amazonie – l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme – nous retiendrons cette dernière en ce qu’elle recoupe notre problématique de l’Être sous le même angle que le sien, à savoir celui des correspondances (cf. Par-delà la nature et la culture, résumé dans Une écologie des relations, publication du CNRS).

Rappelons, au préalable, que l’auteur établit son classement sur la base d’une double opposition entre les entités du monde physique (physicalités) et les mentalités (intériorités), d’une part, les relations de continuité et discontinuité à l’intérieur de ces mondes parallèles et entre eux, d’autre part. Identités d’un côté, relations de l’autre dans le cadre d’une analyse structurale héritée de Lévi-Strauss.

C’est dans cet entrecroisement d’observations qu’il situe l’ontologie de l’analogie comme discontinuité générale des physicalités et intériorités à travers des ressemblances : « Ces sociétés concevaient le monde comme un ensemble de qualités, d’êtres et de relations toutes singulières, comme une sorte de grande composition d’éléments disparates. » Descola emploie l’imparfait, vu qu’il fait référence à la Renaissance qui, selon lui, représente le mieux en Occident cette représentation du monde. Mais on la retrouve également de nos jours en Afrique et Extrême-Orient, notamment. Dans tous les cas « le mode d’identification analogiste requiert des éléments structurants qui puissent coordonner toutes les singularités et toutes les disparités » à travers la mise en place de hiérarchies – chaîne des êtres – qui constituent le ciment permettant de retrouver une cohésion mise à mal par la nouvelle modernité qui se profile à l’horizon (ce en quoi Descola s’écarte de l’analogie de proportionnalité telle que définie par Aristote pour se rallier à la notion d’analogie de proportion de Thomas d’Aquin). Rupture avec le Moyen Âge et jonction avec l’Antiquité grecque, la Renaissance recherche des correspondances à même de compenser le désordre inhérent de l’univers écartelé entre terre et ciel – ce que Foucault avait déjà exploré dans Les mots et les choses en 1966. Faute de continuité entre l’une et l’autre, le recours à l’analogie constituerait un pis-aller permettant de garder le contact : l’analogie comme réduction d’incertitude.

De là, Descola embraye sur Les Formes du visible, ouvrage dans lequel il reprend la définition de l’art comme puissance d’agir, plus que de représentation, d’Alfred Gell, anthropologue britannique. Mais, plutôt que d’art, l’anthropologue des Achuar, préfère parler de figuration comme étant « le fait de rendre visibles des choses invisibles », mettant par-là l’accent sur la manière dont les sociétés se figurent leur rapport à l’environnement, et ce, d’une manière générale et pas restrictivement à travers les seules œuvres d’art telles que nous les entendons communément. Cette figuration est représentée dans les sociétés structurées sur le mode de l’analogie par des « réseaux d’existants » disparates et permet d’établir des relations entre les éléments qui les constituent. Conformément à ce mode, cette manière de figuration vise à révéler l’interdépendance des parties dans le tout, comme dans les chimères d’Arcimboldo ou les représentations de la SainteTrinité (à la différence des motifs qui expriment la continuité caractéristique du mode d’appréhension propre au totémisme des aborigènes d’Australie : l’hybridité).

L’ontologie de notre modernité diffère de celle de la Renaissance en ce qu’elle oppose la discontinuité des intériorités à la continuité des physicalités (inversion de l’ontologie animiste). Dualisme imposant le face-à-face des êtres humains singuliers avec la commune nature ; face-à-face dont la conceptualisation fut ébauchée par Aristote dans l’Organon, qui a esquissé la hiérarchie des êtres, et a été achevée par le christianisme, lequel a soutenu l’idée d’une surnature venant doubler la transcendance de l’homme. En ce sens, l’aplanissement des différences physiques a pour contrepartie la valorisation des différences psychiques. La science ayant réduit la matière et le vivant à leurs caractéristiques physiques et chimiques et tendant à supprimer la barrière des espèces, fondues dans une nature univoque (toujours à l’inverse de l’animisme), ne reste plus que la diversité des intériorités, autrement dit des identités qui s’expriment dans la psychologie et la sociologie des peuples. Avec ses conséquences en matière de figuration : alors que la Renaissance savait jouer des correspondances pour relier ce qui était séparé dans la nature et entre celle-ci et l’humanité, l’âge classique s’imposera à travers la représentation en perspective par laquelle le sujet se pose en observateur, mettant à distance son environnement : « Expérience inédite du monde phénoménal, soudain devenu la nature moderne en tant que réalité instituée par un agent humain et désormais traversée par la distinction entre un sujet et un objet. » Dépassement de la mimesis dans la re-présentation, de l’imitation dans la projection, que le XXe siècle avait déjà outrepassé avec l’art moderne.

Cependant, conclut Descola, l’heure n’est-elle pas venue de l’hybridation, qui a sans doute toujours été, mais est aujourd’hui plus que jamais ? Sachant qu’il ne s’agit plus tant d’une hybridation entre différentes formes d’art mais bien entre art et réalité, dont l’engouement pour les performances témoigne. Alors, sommes-nous tentés de demander, la figuration – qui comprend aussi bien l’abstraction – telle que l’entend notre auteur, est-elle encore apte à rendre visible l’invisible pour compenser la perte de transcendance qui affecte le monde contemporain ?

Dans Les Origines de la culture, René Girard a émis l’hypothèse que l’hominisation aurait été concomitante à la symbolisation, dont le signe a la particularité de comporter une analogie avec ce qu’il représente. Or, n’est-ce pas à travers la symbolisation que l’animal devenu homme s’est donné accès au surnaturel, considérant que la nature dans laquelle il baignait sans mot dire (sans maudire), ne lui procurait plus le contentement qu’il en retirait avant sa mutation biologique ? On peut le croire, à telle enseigne que, l’instinct ne jouant plus son rôle régulateur, la violence, sous la forme de « rivalité mimétique » selon Girard, devait bientôt le submerger ; violence originellement liée au « sacré », d’abord purgée par le sacrifice de la victime émissaire avant que d’être dénoncée par le Christ se posant en ultime victime émissaire : transaction archaïque – l’indifférenciation sociale échangée contre l’ordre – mue en message testamentaire de paix et d’amour. Pourtant, n’est-on pas fondé, aujourd’hui, à penser que les progrès depuis acquis de l’humanisation n’ont pas suffi à nous passer de la transcendance. D’autant que notre asservissement à la technique et aux artefacts qu’elle nous prodigue, nous éloigne chaque jour un peu plus de l’utopie d’un retour à la nature prôné, comme en compensation, par les plus radicaux des écologistes en peine de quête spirituelle. Alors, le dénouement se résoudrait-il en « Apocalypse » : clôture définitive balayant la transcendance avec elle ou, selon l’étymologie, ouverture la dévoilant ?

Le détour par la Chine avec François Jullien

Sans doute est-ce aller trop précipitamment. Aussi bien, une exploration conjointe des origines de la pensée européenne et de l’Extrême-Orient antique et moderne, comme nous y invite François Jullien dans Moïse ou la Chine sous-titré Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu (auquel nous joindrons deux textes : Entrer dans une pensée et L’écart et l’entre), peut se révéler fécond. Rien de tel en effet, nous dit l’auteur, que de « se hisser hors de sa langue et de son histoire, pour aller à la rencontre d’autres langues et d’autres pensées dont elle n’imagine pas les ressources de l’intérieur même de sa langue et de sa pensée. » En prenant, toutefois, garde de ne pas céder au gout pour l’exotisme, que l’habitude du monde que l’on côtoie chaque jour qui vient renforce, et de ne pas se satisfaire du recours à l’extériorité, dont on ne fait que constater la différence, pour aller rejoindre l’altérité, qui force « à réfléchir et à construire ». C’est que « le propre de la différence est qu’elle isole », alors que l’altérité marque un écart, « une distance qu’on mesure dans son déploiement ». Pire, la différence renvoie à l’identité au lieu d’ouvrir à l’Autre. Au contraire des différences qui s’opposent, les écarts mettent en vis-à-vis, qui se réfléchissent, révélant, à l’encontre des utopies, des possibles.

D’où l’intérêt de ce détour par la Chine pour prendre, sans a priori, conscience de cet écart qui ouvre d’autres possibles. Alors que l’Occident, héritier du dualisme platonicien, a, dans le sillage du Moyen-Orient, posé Dieu d’emblée, et l’a longtemps maintenu avant de le déclarer « mort » au XIXe siècle, la Chine l’a, très tôt, ignoré pour mieux se consacrer à l’observance de rites, au fondement d’une morale en complet décalage par rapport à la théologie. De là qu’« au lieu que se creuse la transcendance, que s’ouvre démesurément, et même jusqu’à l’incommensurable, la distance de Dieu d’avec l’homme, comme c’est le cas dans le récit biblique », la Chine a cherché la coopération de plain-pied avec le Ciel et la Terre, indissociablement liés dans le même processus de viabilité. Les rites y pourvoient, qui constituent la norme comportementale, et qui, pour rester en prise sur la vie en société, n’en maintiennent pas moins le contact avec les « esprits », ancêtres et autres. Pire que dérisoire apparaitrait, dans ces conditions, le secours de la prière, le recueillement qu’elle impose à l’orant le coupant du monde. La pensée chinoise s’exprimant en termes d’ « opposés-complémentaires » (cf. le Yin et le Yang) n’a plus eu besoin d’avoir recours à un Dieu de l’au-delà pour relier ce qui pour elle, ici-bas, n’est pas séparé : l’idéal et le réel, le sacré et le profane, la raison et le sensible, la connaissance et l’action, la nature et la culture, la morale et la politique… « Art de l’appariement dans la pensée dispensant d’un terme unique (l’Être ou Dieu) » résume François Jullien. Triomphe de l’harmonie sur le chaos et l’ordre rationnel, son contraire.

Naturalisme aussi éloigné du déisme que de l’athéisme, le tao, la « voie », rabat la transcendance sur l’horizon : « non pas voie de la vérité, sur laquelle l’idée de Dieu s’est  dogmatiquement formée, mais de la viabilité du cours, des êtres et des choses, dans son auto-déploiement ». De sorte que « la voie dit la viabilité d’une immanence qui, comme telle, ne se dément jamais ». Ce qui importe, c’est « la cohérence du grand Procès du monde en son cours régulé ». Le contraste est patent avec la pensée occidentale, agonistique dans son déploiement, qui, opposant les alternatives, se prive des opportunités que lui offre le cours du temps par-delà l’alternance des saisons ; il y va du sens de la nuance. Dieu a introduit la différence ultime en opposant le Ciel et la Terre, faille d’où le « Verbe » a pu jaillir, mais au prix, soit du renoncement à la Terre, soit du renoncement au Ciel. Comme si entre les deux il fallait choisir, sauf fuite en avant dans le progrès technique, dénoncé aussi bien par les adeptes de la religion du Ciel que de celle de  la Terre, ces derniers convertis à l’écologie. Entre les deux point de salut. Or, c’est précisément dans cet écart de l’entre-deux que puise la pensée chinoise pour se ressourcer : « vivre se déploie dans l’entre de la naissance à la mort, se renouvelant par transition continue […]. » L’entre, non pas comme séparation, mais comme tension entre des extrêmes susceptibles de nourrir une culture qui « est, ne l’oublions pas, un rapport de force et, comme telle travaillée par l’hétérogène ». L’enjeu étant de se tenir à distance « tant de l’universalisme facile que du relativisme paresseux ». François Jullien parle, à cet égard, d’un « auto-réfléchissement » d’où pourrait émerger un « commun de l’humain » par ouverture à l’Autre, « commun communicable de l’expérience », condition d’un authentique « dialogue des cultures » dont on nous rabat d’autant plus les oreilles que le tumulte du monde est assourdissant. Le chinois l’a compris qui privilégie l’écrit à la parole, la trace laissée par le pinceau du graphiste au verbe du rhéteur, toujours volatil.

La « mort » de Dieu annoncée par Nietzsche, interprétée en termes de psychologie des profondeurs par Freud à sa suite, nous aurait-elle fait rejoindre la Chine ou serait-elle en voie de le faire, avec les incidences que l’on devine en matière politique sinon de géopolitique : aplanissement des conflits, mais au prix de la dévalorisation de la démocratie ? Non, argumente Jullien, à preuve la prolifération de par le monde, aux États-Unis en particulier, des évangélismes, ou de l’expansion de l’islamisme, comme si cette « mort » annoncée relevait plutôt d’une réduction dont le résidu était appelé, par métamorphose, à une postérité inédite. Résidu, de plus, inintégrable en ce qu’il symboliserait ce dont on ne saurait se passer, à savoir la transcendance. « Mort » de Dieu révélatrice de son irréductibilité, conséquence des limites d’une raison dont on ne saurait se satisfaire en tant qu’elle se heurte à l’incommensurable. Où l’on retrouve les notions de « proportion » et de « dimension », abordées dans la deuxième partie de cette chronique. Proportion d’attribution, d’une part, dont la disproportion qui lui est inhérente implique le recours à l’analogie pour rapprocher ce qui est hors d’atteinte (cf. la Somme de Thomas d’Aquin) ; dimension, d’autre part, support de la mesure, qui nous garantit l’embrayage sur la réalité (cf. l’architecturologie de Philippe Boudon).

Et François Jullien de conclure : « La seule définition viable de l’humain serait, alors, que, par écart d’avec tout ce qui fait monde, et donc participe à la commune mesure de ce monde, il revient à ce qui devient l’homme […] d’introduire un incommensurable dans la commensurabilité de ce monde. Ce qui « fait l’homme » est d’avoir fait entrer de l’incommensurable dans le monde, mais sans qu’il vienne d’un autre monde. » Alignement sur la Chine ? Non pas, il s’agit plus précisément d’un « entre-deux » qui maintient un écart tout en le réduisant, sauvegardant la proportion dans la disproportion sans faire perdre le sens de la mesure, autant dire des réalités. Aussi bien, notre auteur pose-t-il in fine la question décisive : « Ne faudrait-il pas plutôt reconnaître cet incommensurable comme ce qui, déployant une expérience proprement humaine, mais non rabattue dans l’empirisme, promeut effectivement l’existence humaine ? »       

En guise de conclusion, la transcendance dans l’immanence de l’expérience

Toutefois, plongés que nous sommes dans le brouillard de l’ambiguïté qui nous contraint de naviguer entre phantasme et espérance, prenons garde à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, l’art avec la transcendance. Au prix d’une régression vers l’analogie de la Renaissance, l’hybridité du totémisme ? Non pas, puisque l’hybridation – malgré ses outrances sinon sa vulgarité –, dont le monde contemporain est de plus en plus l’objet, nous permet de retrouver dans les créations du design, extension du domaine de l’art, une sublimité immergée dans l’immanence. Sublimité qui confine à la transcendance dans l’analogie sous les formes du symbolisme, de la métaphore, filée ou non, de l’allégorie… Ainsi en est-il du Mont analogue de René Daumal, analogie de proportion qui se perd dans les nuages, dont le terme (sommet) est inaccessible, sinon par le recours à la ressemblance de l’analogie de proportionnalité. Or, nous dit Daumal, « le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l’indésirable ». L’« indésirable », la ressemblance justement, que nous fuyons pour la « différence », soit la transcendance, incommensurable au monde, mais dont la trace, nous démontre rationnellement Sophie Nordmann dans Phénoménologie de la transcendance, est dans le monde, quoi qu’on en ait. Pas n’importe quel monde cependant, un « monde créé », parce que celui que nous foulons de nos pieds dans la plaine est « insuffisant à soi ». D’où la justification de la montagne dans le poème en prose surréaliste de Daumal, l’appel à la rédemption dans le compendium philosophique de Sophie Nordmann ; rédemption comme perspective d’accomplissement, mais indéterminé. Avec Sophie Nordmann, on sort de la théologie pour entrer dans la phénoménologie, où on retrouve Deleuze mais par une autre porte, car le monde de Sophie Nordmann est un monde humain malgré tout où l’incommensurable resterait dans l’immanence (révélation en soi). Mieux qu’un monde avec Dieu, dans lequel nous partagerions avec lui la personnalité, car un Dieu personnel ne serait plus transcendant ; mieux qu’un monde sans Dieu, dont l’immanence serait refermée sur elle-même. Un monde qui devient comme celui de Deleuze, entre création et rédemption précise-t-elle, c’est-à-dire, si du moins nous interprétons bien, dont le sens est à rechercher dans la fin de l’histoire, qui ne cesse d’advenir, et non dans une origine, toujours mythique. Or, « un être se rencontre bel et bien, dans le monde, sur le mode de l’incommensurable au monde : il s’agirait de l’être humain, qui en vertu de son Humanité, serait absolument d’un autre ordre que tout ce qui est au monde. »  

Une humanité libre, dégagée de la nécessité par sa puissance de création. Humanité qui « surgit au monde sur le mode de l’idéal ». La mesure est de ce monde, elle nous en garantit la réalité. L’idéalité nous fait échapper au non-sens sans rompre les amarres. L’art est un anti-destin a écrit Malraux (Les Voix du Silence). À quoi Camus répond : « La véritable œuvre d’art est toujours à la mesure humaine. » (Le mythe de Sisyphe). Alors, entre les deux, ne faudrait-il pas compter avec la métaphore, forme d’analogie condensée par laquelle nous pouvons effleurer la transcendance en nous mesurant à la raison, comme, selon Kant, dans le sublime (Critique de la faculté de juger) ? Équilibre requis sur le fil du rasoir de la vie surplombant le vide : d’un côté celui précédant le commencement sur lequel on ne revient pas, que l’on n’a plus à redouter, de l’autre, celui de la fin à laquelle on n’échappera pas, que l’on a tout à craindre. C’est que, « par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » écrit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs il prend comme exemple de métaphore les marines d’Elstir dont le motif, en « comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation », de sorte que cette comparaison « y introduisait cette multiforme et puissante unité », cause de l’enthousiasme que la peinture d’Elstir suscitait chez l’amateur d’art.

Ainsi, de la structure du temps tel que les Grecs l’avaient envisagé, Deleuze et Guattari ont-ils surtout retenu, par-delà l’Aîon, suspension du présent dans l’éternel retour, le Kaïros, saisie du moment opportun de la création (l’évènement), négligeant quelque peu le Chronos, temps linéaire de l’Histoire. Pourtant, c’est dans Bilan de l’histoire que René Grousset, comparant les images religieuses d’Orient et d’Occident, demandait : « Quelle commune mesure entre notre Dieu transcendant, l’Immanence hindoue et l’Évanescence bouddhique ? » Réponse : « En dépit des barrières géographiques et spirituelles qui ont si longtemps séparé les divers foyers culturels et bien que ceux-ci se soient pratiquement développés en vase clos, l’esprit humain est resté un, et les positions que sous toutes les latitudes il a été amené à occuper en présence des grands problèmes, se sont révélées partout sensiblement analogues. » Dont acte, celui d’une puissance à jamais renouvelée, par-delà la mort, continuée de générations en générations.

Il n’empêche, conclut notre auteur à propos d’une pensée de Pascal sur « le silence éternel de ces espaces infinis… », qu’« un jour l’histoire sera close, toute l’histoire, parce que l’humanité aura vécu » ! Alors que subsistera-t-il ? Des vestiges, mais sans plus personne pour les questionner !

Sait-on jamais ? Qu’est-ce qui pousse des chercheurs en astrobiologie, comme Nathalie A. Cabrol, autrice de À l’aube de nouveaux horizons, à rechercher des traces de vie dans l’univers, sinon la perspective d’une régénération déroulant à l’envers la spirale de l’éternel retour pour une nouvelle odyssée dans la diversité infinie de l’espace interstellaire.

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Annexe : Extrait de La Somme théologique (Thomas d’Aquin)

Prima pars : Dieu, la Trinité, la création
Question I – La doctrine sacrée. Qu’est-elle ? À quoi s’étend-elle ?
Article 2 – La doctrine sacrée est-elle une science ?

Objections :

1. Toute science procède de principes évidents par eux-mêmes. Or les principes de la doctrine sacrée sont les articles de foi, qui ne sont pas de soi évidents, puisqu’ils ne sont pas admis par tous. “ La foi n’est pas le partage de tous ”, dit l’Apôtre (2 Th 3, 2). La doctrine sacrée n’est donc pas une science.

2. Il n’y a pas de science du singulier. Or, la doctrine sacrée s’occupe de cas singuliers, par exemple des faits et gestes d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et d’autres choses semblables. Elle n’est donc pas une science.

En sens contraire, st Augustin dit : “ A cette science appartient cela seulement par quoi la foi très salutaire est engendrée, nourrie, défendue, corroborée ”, rôles qui ne peuvent être attribués qu’à la doctrine sacrée. Celle-ci est donc une science.

Réponse :

A coup sûr la doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. Et c’est de cette façon que la doctrine sacrée est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu.

Solutions :

1. Les principes de toute science, ou sont évidents par eux-mêmes, ou se ramènent à la connaissance d’une science supérieure. Et ce dernier cas est celui des principes de la doctrine sacrée, comme on vient de le dire.

2. S’il arrive que des faits singuliers soient rapportés dans la doctrine sacrée, ce n’est pas à titre d’objet d’étude principal : ils sont introduits soit comme des exemples de vie, qu’invoquent les sciences morales, soit pour établir l’autorité des hommes par qui nous arrive la révélation divine, fondement même de l’Écriture ou de la doctrine sacrée.

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« Au yeux du théologien de la gloire [saint Thomas d’Aquin], les choses qui ont été créées renvoient à leur Dieu créateur selon un rapport analogique entre l’effet et la cause. Les effets , les œuvres ne sont pas commensurables à leur cause : à proportion de sa perfection, la créature reçoit l’être par la distribution du créateur et par la participation de celui-ci. »

Heidegger, Aristote, Luther : Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d’Être et Temps de Christian Sommer

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