
Dans le théâtre antique, le théâtre Nô, la Commedia dell’arte, le Bread and Pupett theater… le masque était de rigueur, déjà instrument de distanciation comme le voulait Brecht à des fins politiques.
Sauf que, confinement oblige, la distanciation serait censée aujourd’hui ne poursuivre que des fins sanitaires. Mais pourquoi alors parler de distanciation sociale au lieu de distanciation sanitaire. Sinon parce que de provisoire, le port du masque, sous ses différentes formes – chirurgicaux, FFP, alternatifs – pourrait bien préfigurer un nouveau comportement face à autrui, désormais suspecté d’être potentiellement nuisible. Le masque antique, par-delà la mimesis, avait une fonction de catharsis. L’acteur pouvait jouer son rôle tout en sauvegardant son identité et le public pouvait projeter son agressivité sur l’acteur sans risquer de se compromettre.
N’aurait-on pas trop usé, dans le sillage d’Erving Goffman[1], de la métaphore du théâtre appliquée au spectacle de la rue. On joue sur scène, on vit dans la rue en se « frottant » aux autres. Briser le quatrième mur comporte toujours le risque de confondre l’art et la réalité. Dans le théâtre de rue, celle-ci perd sa fonction de rue, d’espace voué à la déambulation du public, avec tout ce qu’une déambulation collective implique de sociabilité.
Sans doute fera-t-on observer que le masque sanitaire ne recouvre que le bas du visage, laissant le regard, les yeux – dont la couleur concentrerait l’expression selon le sens commun – à découvert. Mais justement : « Le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre […]. Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité », écrit Lévinas dans Difficile liberté. A tel point précise-t-il dans Ethique et infini que « quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui ». Irréductibilité du visage à une forme, ouverture à un sens d’une profondeur incommensurable, ce que Lévinas appelle épiphanie, dont le masque, quel qu’il soit, nous prive. Ce qui se justifie au théâtre, qui transcende la réalité en en accusant les traits, nuit à la rue, qui nous immerge dans la foule, au sein de laquelle on se dévoile pour être aussitôt oublié. Dans l’espace public, les héros tragique ou comique juchés sur leurs cothurnes doivent le céder à la femme et à l’homme du commun.
Le risque demeure qu’après le confinement, avec ou sans masque, les habitudes et les réflexes persistant avec la peur, la distance sanitaire se mue en distance sociale pérenne, au préjudice de ce vivre-ensemble, en vogue depuis l’aube de ce troisième millénaire, qu’on aura peut-être eu tort de galvauder. En témoigne la déclaration du Premier ministre : « Il va falloir s’habituer pendant longtemps à vivre avec le coronavirus », et la proposition du Cerema d’élargir les trottoirs de la capitale, rejoignant pour d’autres motifs celle de Caroline de Haas, fondatrice d’Oser le féminisme, etc.
C’est de cette dimension comportementale que nous parle Edward T. Hall, promoteur de la « proxémique », dans son ouvrage : La dimension cachée (1971 pour la traduction française). Cachée parce que culturelle, mais bien réelle, et par voie de conséquence relative ; sensible donc aux us et coutumes et au passage du temps : précieuse mais fragile sociabilité. A lire ou à relire en ces temps de confinement pour prendre toute la « mesure » de notre rapport aux autres :
[1] Cf. La mise en scène de la vie quotidienne (deux tomes : 1. La présentation de soi, 2. Les relations en public).