Guy Burgel Professeur de géographie urbaine. Université Paris-Nanterre Michel Wieviorka Président du directoire. de la Fondation de la maison des sciences de l’homme Marie-Vic Ozouf-Marignier Directrice d’études. École des Hautes Études en Sciences Sociales Patrick Février Secrétaire délégué du Comité d’histoire. MTES-MCTRCT
Les vacances, temps de pose propice au murissement ; il n’en fallait peut-être pas moins pour reprendre le fil de réflexions que l’incendie de Notre-Dame avait auparavant placé au premier plan de l’actualité, réveillant en nous des valeurs qu’on croyait définitivement pétrifiées dans la pierre, en révélant la vitalité autant que la vulnérabilité.
C’est ainsi que dans le cadre du partenariat entre l’IGU, la FMSH, l’EHESS et le Comité d’Histoire, nous poursuivons la publication des comptes rendus du cycle du séminaire 2018-2019 : « Financiarisation de la ville et liberté du politique ». Il s’agit du troisième et dernier volet de ce cycle après celui de la session du 20 décembre 2018 : « Promotion immobilière et forme urbaine » et celui du 22 mars 2019 : « Investissements privés et services publics« .

Déroulement de la journée
Introduction
– Marie-Vic Ozouf-Marignier (historienne-géographe, EHESS)
– Guy Burgel (géographe, LGU)
– Patrick Février (secrétaire délégué du Comité d’histoire)
Alternatives socio-économiques ?
– Le projet CARMA dans le triangle de Gonesse et le Pays de France :
Robert Spizzichino (ingénieur-urbaniste), Albert Lévy (architecte, enseignant-chercheur)
– Le renouveau du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais :
Marc Drouet (directeur régional des Affaires culturelles des Hauts-de-France)
Parallélismes ?
– France et Italie, une connaissance complexe des protections :
Bernard Gauthiez (architecte, enseignant-chercheur, Université Lyon 3)
Réussites urbaines ?
– Le patrimoine comme marché : le cas des Halles :
Françoise Fromonot (architecte, enseignante-chercheur)
– De la réhabilitation de l’hôpital Saint-Charles à Montpellier « la surdouée » :
Jean-Marie Miossec (géographe, Université Paul Valéry)
Table ronde : échanges croisés
– Patrick Braouezec (président de Plaine Commune)
– Bernard Landau (architecte, association La Seine n’est pas à vendre)
– Bernard Lassus (architecte-paysagiste)
– Alain Marinos (délégué général de l’association Petites villes de caractère)
– Chistine Nédelec (présidente de l’association France Nature Environnement Paris)
Conclusion générale
– Guy Burgel
Propos introductif de Marie-Vic Ozouf-Marignier
Marie-Vic Ozouf-Marignier rappelle que cette session du séminaire portant sur la compétitivité économique et la valorisation des patrimoines s’inscrit dans le cycle de l’année 2018-2019 consacré à la financiarisation de la ville et à la liberté du politique. Il convient de parler de patrimoines au pluriel puisque la notion recouvre tant le patrimoine bâti que le patrimoine naturel et culturel sous leur aspect historique et actuel. Cette définition ne va pas sans impliquer une tension entre le patrimoine conçu comme richesse, facteur de compétitivité économique, et le patrimoine en tant qu’entrave, susceptible de se mettre en travers d’une logique économique.
La journée sera l’illustration de cette tension.
Propos introductif de Patrick Février
Patrick Février souligne le lien entre le thème de cette session du séminaire et la publication du n° 20 (printemps 2019) de la revue Pour Mémoire, qu’il dirige. Ce numéro est plus spécialement consacré au patrimoine foncier des armées depuis Vauban, avec tout ce qui concerne les casernes, les fortifications, les ouvrages de défense…[1] L’évolution de ce patrimoine militaire dans différentes villes de France y est étudiée, avec cette question : que faire de ce patrimoine ?
Introduction de Guy Burgel
Une nouvelle fois, après la crise sociale et territoriale introduite par le mouvement des « gilets jaunes » (démarré le 17 novembre 2018), le séminaire se retrouve, à travers la thématique de la journée, au cœur de l’actualité, avec le dramatique incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril dernier. Guy Burgel met son propos liminaire sur la valorisation des patrimoines sous le signe de l’ambiguïté des rapports et des contenus, d’un triple point de vue :
– les relations antinomiques entre économie et patrimoine : si la période contemporaine est bien caractérisée par l’inversion historique des rapports entre richesse et culture ˗ de façon caricaturale, dans le passé, l’accumulation des ressources permettait de financer l’investissement culturel ; aujourd’hui, on attend de l’investissement culturel une contribution décisive à l’attractivité économique (cf. De la ville outil à la ville ludique, Doc 3 de Villes en Parallèle, 2004) ˗ il reste que, sauf engouement médiatique (l’appel de dons pour la restauration de Notre-Dame, ou le loto du patrimoine voulu par Stéphane Bern), la conservation du patrimoine « commun » manque cruellement de crédits ;
– des contenus et des objectifs ambivalents, avec au moins deux interrogations : qu’est ce qui est patrimoine, ou plus largement encore, qu’est-ce qui n’est pas patrimoine ? l’héritage ? où s’arrête-t-il dans la modernité (cf. les analyses savantes de Benjamin Mouton, l’ancien architecte en chef de Notre-Dame, montrant les strates historiques successives du bâtiment jusqu’à la flèche « moderne » de Viollet-le-Duc) ? l’exceptionnel ou le banal (cf. le musée national de Séoul présentant des scènes de la vie quotidienne disparues de la métropole contemporaine) ? l’architectural ou le naturel ? le matériel, visible ou invisible (cf. la « forêt » de la charpente de Notre-Dame, partie en fumée), ou l’« immatériel », le civilisationnel de la Charte de Venise ? sauvegarder pour quoi faire ? axiomatique catégorique du « monument en péril », ou recherche d’une finalité sociale, économique, culturelle, contemporaine ?
– des philosophies du pouvoir contradictoires ; qui a la légitimité de décider ?
- la finance, parce qu’elle dispose de l’argent (ploutocratie) ?
- l’expert (architecte, historien), parce qu’il détient le savoir (« aristocratie ») ?
- les citoyens (proches, ou lointains ?), parce qu’ils « vivent » le patrimoine (démocratie participative, des associations, de l’opinion ?) ?
- le pouvoir institutionnel (élus à toutes échelles de la démocratie représentative ?) ?
Pour avancer dans cette réflexion, quatre moments sont proposés au cours de cette journée :
- l’examen des alternatives socio-économiques à une exploitation spéculative du patrimoine,
- un regard croisé à l’international (l’Italie),
- la discussion d’expériences de réussites urbaines,
- une table ronde réunissant des « acteurs » de la ville.
Alternatives socio-économiques ?
1- Le projet CARMA (Coopération pour une Ambition agricole, Rurale et Métropolitaine d’avenir) dans le triangle de Gonesse et le Pays de France : Robert Spizzichino (architecte-urbaniste) et Albert Lévy (architecte, enseignant-chercheur)
Albert Lévy précise de prime abord certaines notions préalables :
Quand on parle de patrimoine, il faut entendre aussi bien le patrimoine culturel (monument historique, ville historique, …) que le patrimoine naturel (site, sol, paysage, …). Le projet CARMA relève de la préservation de ce dernier.
Le patrimoine peut également être matériel (les constructions, les forêts, …) ou immatériel (les traditions, les savoir-faire, les rituels, …).
De plus en plus, à la suite de Pierre Bourdieu, on distingue trois formes de capital : le « capital économique », le « capital culturel », le « capital social ».
La valorisation du patrimoine peut emprunter deux processus. Passer du non valorisé au valorisé ; c’est le cas, bien qu’opposés, avec les projets EuropaCity et CARMA. Revaloriser du dévalorisé, par exemple dans le cas de reconversions de friches industrielles ; dans ce cas, il s’agit de requalifier des lieux ; on parle à ce sujet de « territoires Phénix ».
Au sujet de la métropolisation, on rencontre trois grands types de discours :
- ceux favorables à la métropole (dans le contexte de la mondialisation),
- ceux qui prônent une altermétropolisation (par référence à la « ville durable », à la « ville intelligente » ou « smart city »),
- ceux qui évoquent une possible « antimétropole » (référence à des « biorégions », au néoruralisme).
Le débat sur la métropolisation a donné lieu à une pléthore de publications. Parmi les plus importantes, on peut citer :
- Pierre Veltz (1996), Mondialisation, villes et territoires, l’économie d’archipel,Paris, PUF, 2005,
- Christian Lefebvre, Paris, métropole introuvable : le défi de la globalisation, Paris, PUF, 2017,
- Cynthia Ghorra-Gobin, La Métropolisation en question, Paris, PUF, 2015.
- Inventons la métropole du Grand Paris : consultation internationale, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2017,
- Mairie de Paris, Paris intelligente et durable (plan stratégique), Paris, juin 2015.
Face à ces ouvrages qui s’interrogent sur la métropolisation, dont ils admettent la prégnance, on peut en signaler deux qui se situent ouvertement à contre-courant :
- Alberto Magnaghi, La Biorégion urbaine : petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia France, 2014.
- Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares : démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Lyon, Le Passager Clandestin, 2018.
La compétitivité économique est au centre de ce débat. Par exemple, pour P. Veltz (op. cit.), hors de la métropole, point de salut ! Métropolisation et mondialisation ne seraient que les deux faces d’une même médaille. La métropole produit de la valorisation, elle est favorable à la productivité, propice à l’innovation, elle stimule les flux matériels et immatériels. La métropolisation entraîne également de la survalorisation foncière. Ce qui ramène à la question d’EuropaCity à laquelle répond la projet alternatif CARMA.
Robert Spizzichino rappelle les données relatives au « triangle de Gonesse », qui couvre un total de 680 hectares, sur lesquels le groupe Auchan envisage la réalisation du vaste complexe d’affaires présenté sous le label d’EuropaCity[2].
Ce projet suscite une cristallisation de l’opposition en faveur d’un projet alternatif, en relation avec celui du Grand Paris, l’implantation de l’une de ses 68 gares y étant prévue.
Le contre-projet CARMA, élaboré en novembre 2017, porte sur l’ensemble du « triangle de Gonesse », dans une perspective de transition écologique. Présenté à la population et à des cercles universitaires, il propose d’autres règles d’aménagement.
Le groupe CARMA est une association type loi de 1901. Il regroupe différentes associations partenaires (Biocoop, Amap, France Nature Environnement, associations citoyennes locales, …) et a recours à l’expertise de différents spécialistes : urbanistes, agronomes, paysagistes, communicants.
Les enjeux territoriaux sont les suivants :
En faveur du projet EuropaCity, Auchan et le maire de Gonesse mette en avant la création de 11 500 emplois (dont 4 500 emplois nets). Mais il faut tenir compte d’une richesse patrimoniale considérable. Il s’agit de « terres nourricières » de Paris, qui sont d’ailleurs les terres agricoles les plus proches de la capitale (ceinture maraîchère de Paris). On est en présence de petits bourgs typiques de la plaine de France. Le patrimoine naturel, avec une richesse de biodiversité, est également à préserver.
Les propositions de CARMA ne sont pas simplement conservatoires. Il faut être capable de concevoir un projet. En l’occurrence, il est basé sur l’agroécologie mise au service de la sécurité alimentaire. Cela passe par la création d’un « cluster ». On se fixe pour objectif de nourrir correctement la population. Les axes du projet sont : la promotion d’une agriculture durable, la mise en place d’un système d’économie circulaire, l’engagement de la transition énergétique, l’établissement d’un partenariat entre communes rurales et communes urbaines, la mise en place des bases d’une recherche-développement (R&D) portant sur la relation agroécologie-santé alimentaire.
L’utilisation du sol envisagée porte sur le développement du maraîchage et l’horticulture. Travail sur le paysage (valorisation). Création de zones artisanales. Schéma d’économie circulaire.
On peut s’appuyer sur les précédents de certaines expériences étrangères (Barcelone, Baltimore, Montréal, …).
L’une des difficultés majeures rencontrées est le droit urbain et le droit rural, qui sont très différents. Il est difficile de faire du « rurbain ».
Pour s’informer davantage sur le projet CARMA, on peut consulter le site de CARMA Gonesse : carmapaysdefrance.com
2- Le renouveau du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais : Marc Drouet (directeur régional des Affaires culturelles des Hauts-de-France)
Marc Drouet commence par rappeler que le patrimoine est de la création ; ce n’est pas un donné. Face à ce patrimoine, il se pose la question de savoir ce que l’on va en faire. Pour reprendre l’expression de l’anthropologue André Leroi-Gourhan (1911-1986), le patrimoine exige de joindre le geste et la parole [3].
Dans le bassin du Nord et du Pas-de-Calais, l’exploitation minière a définitivement cessé (voir infra), mais la région reste bien sûr très marquée par son passé industriel. Géographiquement, ce bassin minier a 120 km de long, 12 km de large et il se situe à 1 000 m de profondeur.
Historiquement, le pic de production de houille a été atteint dans les années 1930 (puis dans les années 1960). À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on s’est livré en France à une véritable « bataille du charbon », avec les nationalisations des houillères à la Libération. La mine est considérée comme l’artisan de la Reconstruction. Cela ne s’est pas fait sans tensions, comme le montre la grande grève des mineurs de 1947 (réprimée par l’armée). Précédemment, les mines avaient connu des catastrophes, avec des coups de grisou et des accidents ; la plus dramatique a été la catastrophe de Courrières en 1906. Le dernier puits de mine a fermé en 1990. En pleine activité, on en a compté environ 600.
Marc Drouet évoque ensuite l’histoire de la reconversion industrielle de la région. Il ne faut pas tomber dans le piège d’un destin qui serait uniquement centré sur la mine. D’autres opportunités existent, comme le montrent des réalisations comme le Louvre-Lens ou le centre culturel de Grenay. On a tendance à ramener l’histoire de la région aux deux derniers siècles écoulés. Pourtant, l’exploitation minière n’est pas partie de rien. On trouve en effet bien d’autres choses dans la région (cf. l’action de l’UNESCO en faveur de la reconnaissance de sites remarquables), comme les beffrois, les sites mémoriels de la guerre 1914-1918 (bataille de la Somme), les réalisations urbanistiques de la première Reconstruction, les anciennes usines textiles, …
Ces nombreux sites posent un problème de l’entretien. La région est, en outre, confrontée à un taux de chômage particulièrement important, ce qui entraîne un cumul de difficultés. Malgré tout, on essaie de redynamiser le territoire ; il s’agit de lui redonner du mouvement et, surtout, de rendre aux habitants leur fierté, de réparer les blessures du passé. Cela passe, notamment, par la revalorisation des anciens sites miniers, qui peuvent être reconvertis en de nouvelles activités.
Marc Drouet cite deux exemples : d’abord celui de Bruay-la-Bussière (ex-Bruay-en-Artois), avec la réhabilitation de la Cité des électriciens (15 millions d’euros investis), cadre du tournage du film Bienvenue chez les Ch’tis. Ensuite celui de la première Reconstruction, celle intervenue après 1918 qui a donné lieu à des constructions style art déco et néorégionalistes, lesquelles possèdent une valeur architecturale certaine.
Parallélismes ?
France et Italie, une connaissance complexe des protections : Bernard Gauthiez (architecte, enseignant-chercheur ; université Lyon 3)
La comparaison entre la France et l’Italie se heurte à une double difficulté. D’une part, les mots employés sont différents entre les deux pays. Par exemple, « protéger » n’existe pas du point de vue italien. Questionner l’Italie implique, donc, de questionner la France, avec des pratiques différentes. D’autre part, il est nécessaire de bien distinguer deux choses : le patrimoine, qui est la construction sociale et juridique qui s’établit sur l’héritage (beauté, connaissance, idéologie), laquelle est une reconnaissance de ce dernier, et l’héritage, c’est-à-dire tout ce qui est là, indistinctement.
En France, on protège ce qui est d’intérêt national. En Italie ce qui relève de la communauté nationale, ce qui se traduit différemment sur le terrain.
Pour ce qui est de la France, on recense, au sens précédemment défini, 16 millions d’édifices, de bâtiments, de parcelles bâties, 39 sites culturels UNESCO, 4 naturels et 1 mixte, des monuments nationaux au titre de la loi de 2016 (pas de chiffres connus), 47 316 monuments historiques (un tiers classés, deux tiers inscrits), plus de 105 secteurs sauvegardés dans lesquels on compte approximativement 150 000 bâtiments protégés, à peu près 900 ZPPAUP dont entre 700 et 1 000 objets protégés par zone.
Il se rencontre donc beaucoup de cas de figure en France. Cependant, dans la moitié des départements, il n’y a rien de protégé ; on peut alors parler de « déserts patrimoniaux ». On constate une indifférence des élus face au patrimoine. L’ANAH (Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat) est un outil important permettant la conservation de bâtiments dégradés et leur restauration. Son action fait partie des politiques patrimoniales de fait ; on peut penser, par exemple, aux actions entreprises à Perpignan ou à Tarbes.
En Italie, la loi principale, après celles de 1939 et de 1985, date du 22 janvier 2004.
Deux mots importants sont à repérer : « vincolato », qui, en gros, signifie monument sous contrainte, ce qui correspond plus ou moins à nos monuments historiques, et « tutela », monument sous tutelle. Le nombre d’objets du patrimoine est comparable à celui que l’on observe en France, de l’ordre de 14 à 18 millions.
En Italie, la tradition d’intervention sur les monuments historiques est incomparablement plus forte qu’en France. Le niveau de protection est beaucoup plus étendu, à peu près le double de ce que l’on trouve en France. Tout ce qui a plus de 50 ans et qui appartient au domaine public est classé « vincolato » et est, de ce fait, protégé. Il existe deux niveaux d’intervention : en « haut », des aires protégées d’État et des aires protégées régionales permettant de classer les édifices ; en « bas », les bâtiments protégés inclus dans des secteurs soumis à des plans d’urbanisme locaux pour lesquels on applique la « tutela ». On peut citer un certain nombre d’exemples à Plaisance, Turin, Ivréa, Asti et au Parc archéologique de Rome (la Via Appia).
D’une manière générale, la législation italienne offre un cadre d’intervention plus clair que la législation française.
Réussites urbaines ?
1- Le patrimoine comme marché, le cas de Halles : Françoise Fromonot (architecte, enseignante-chercheur)
Il faut considérer l’évolution du quartier des Halles de Paris sur le long terme, à savoir depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, pendant lequel ce quartier a subi une sorte d’hémorragie patrimoniale.
Ma première hypothèse est que ce demi-siècle de transformation, parfois très spectaculaire, concentre sur un périmètre assez restreint tous les marqueurs de la politique urbaine et, plus largement encore, de la pensée urbanistique. Surtout si, au lieu de considérer la transformation des villes comme un vecteur de développement économique ou, à l’inverse, comme une pratique disciplinaire visant la mise en place de formes urbaines, on l’appréhende sous tous ses aspects comme une pensée en acte.
Dans cette histoire, la question patrimoniale joue un rôle d’autant plus crucial qu’on rassemble sous le terme de patrimoine ce qu’on entend par « biens communs publics ». Au-delà des monuments historiques représentés par l’église Saint-Eustache et la bourse du Commerce, l’héritage bâti en général, son évolution, l’organisation de la propriété foncière (économie des sols publics), le mode de fonctionnement humain du quartier (son occupation sociale) ont démontré jusqu’à quel point l’activité économique, sociale et urbaine était indissociable du patrimoine construit.
C’est à partir de ce triple point de vue que l’on peut poser des jalons permettant de cerner le rapport entre compétitivité économique et valorisation du patrimoine, objet de la session du séminaire. Les Halles constituent à cet égard le meilleur poste d’observation et d’analyse des phénomènes qui, en cinquante ans, ont fait du patrimoine urbain un instrument au service du marché.
En 1969, le marché de gros, dont les activités seront transférées à Rungis, va devenir un patrimoine. Les pavillons Baltard resteront inoccupés, sauf temporairement par des associations constituées notamment pour défendre le quartier contre les menées de l’État en faveur de la rénovation. Un mythe se crée et, parallèlement, on évoque un « urbicide », sentiment symptomatique d’une fuite en avant. La destruction spectaculaire des pavillons parachèvera la mutation d’un quartier vidé de toute sa substance sociale depuis le départ du marché dont les matériaux ont été vendus à la foire à la ferraille de Nogent-sur-Marne (excepté un pavillon qui sera remonté dans cette même ville).
On est mis en présence d’une table rase en trois dimensions à partir de laquelle sera réalisée à vingt mètres sous terre et à ciel ouvert (trou des halles) la gare du RER ; le forum commercial associé à des équipements culturels et sportifs étant construit au-dessus sur trois niveaux, prolongé par le jardin aménagé par Louis Arretche. L’ouverture de la gare aura lieu en 1977, année où la ville reprenait à l’État le contrôle de son urbanisme avec l’élection de Jaques Chirac, son nouveau maire.
Deux permanences se retrouvent ainsi mises en miroir : historique, d’une part, avec l’église Saint-Eustache et la bourse du Commerce ; programmatique, d’autre part, avec un marché modernisé désormais enterré. Sauf qu’en aucun cas la permanence commerciale ne peut tenir lieu de permanence morphologique. Or, le centre commercial ayant été cédé par bail emphytéotique de 75 ans à Unibail, opérateur d’immobilier commercial, le système d’architecture souterraine adopté (cf. la désignation d’« immeuble de grande profondeur » qui rappelle les IGH) est d’une « pérennité » absolue consacrant le remplacement des fonctions urbaines traditionnelles par une juxtaposition verticale : mégastructure qui lie la question architecturale à la question foncière de manière inextricable.
La rénovation décidée par la ville après l’élection de Bertrand Delanoë, en 2001, est la conséquence d’un constat alarmant : sur-fréquentation de la plus grande gare d’Europe (800 000 voyageurs par jour) l’exposant à des problèmes de sécurité insolubles en l’état, le centre de Paris devenant le centre de la périphérie en raison des connexions avec le RER. Le vieillissement des ouvrages, la mauvaise image du quartier ont aussi contribué à une décision liée à la volonté d’innover en concertation avec la population pour se démarquer de l’ère Pompidou-Chirac.
C’est dans ce contexte et dans cet esprit que l’étude de définition a été lancée par la société d’économie mixte (SEM) Paris Centre, avec quatre équipes pluridisciplinaires, très étoffées, chargées de poser le problème et de suggérer des solutions. Elles comprenaient deux Français, David Mangin et Jean Nouvel, et deux Néerlandais, Rem Koolhaas et Winy Maas, soit deux cultures différentes. Les projets des Néerlandais étant fondés sur les flux, considérés comme générateurs, alors que les Français ont travaillé des plans-masses dans une sorte de fiction réparatrice d’une « plaie imaginaire », comme s’il s’agissait de compenser un « trou de mémoire » pour renouer, avec les mêmes ingrédients, avec le passé. Sous la pression des riverains, sensibles à l’aménagement du jardin, du gestionnaire, hostile à tout excès d’interventionnisme sur le commerce reproché aux architectes néerlandais, Bertrand Delanoë choisit le projet Mangin, dont la conception du jardin séduisait. De sorte que ce qui aurait dû être le choix d’un parti urbain sera reporté sur l’architecture, avec le toit du forum, objet d’un second concours lancé en 2004. Cette décision, ayant pour effet de dissocier le projet architectural du projet urbain, sera très critiquée en raison de leur interdépendance.
Ainsi, quatre ans avant la crise de 2008, les doutes s’expriment, y compris dans la presse internationale, alors que la mondialisation met en concurrence les villes qui cherchent à rivaliser de prouesses architecturales. C’est désormais à l’architecture que revient la fonction de bouster la compétitivité à laquelle se livrent les métropoles : le centre Pompidou de Metz (Shigeru Ban et Jean de Gastines, architectes) en 2003, le projet Metropol Parasol conçu par l’architecte berlinois Jürgen Mayer à Séville en 2005, le département des Arts de l’Islam dans la cour Visconti du Louvre, œuvre de Mario Bellini et Rudy Ricciotti en 2008.
La Canopée du Forum des Halles, sacrifiant à la tendance alors en vogue, sera conçue par Patrick Berger pour recouvrir un programme quelque peu inconsistant, puisque composé pour moitié de commerces et pour moitié d’équipements divers de part et d’autre d’escalators : vaste patio « mécanique » dont on émerge sans même de vision sur l’horizon du jardin qui le prolonge.
La réalisation s’avérera très complexe. Techniquement, d’abord, en raison de la poursuite de l’activité commerciale pendant les travaux. Socialement, ensuite, puisque la concertation ne se relâchera pas. Mais la plus grande difficulté sera la conséquence de l’interdépendance de la gare du RER, des commerces et des espaces publics, le positionnement d’Unibail faisant de ce promoteur commercial le principal bénéficiaire de la rénovation. Tout se jouera dans un rapport de forces entre la RATP, la ville et Unibail, lequel saura « tordre » le projet dans le sens de ses intérêts bien compris. Le centre commercial tirera, en effet, tout le profit de la disposition des commerces sur trois niveaux déployés de part et d’autre des escalators.
De fil en aiguille, pour alléger la facture – 250 millions d’euros estimés au départ contre plus d’un milliard dépensé in fine, dont 90 % d’argent public – le programme passera de 60 000 m², initialement loués à Unibail par bail emphytéotique expirant en 2055, à 100 000 m² vendus par la ville au promoteur pour 1 420 € le m², prix défiant toute concurrence.
C’est une illustration de la prise de pouvoir de l’immobilier commercial sur l’urbanisme. Monumentalité exprimée sous forme de vide central exclusivement dédié aux commerces étagés sur quatre niveaux au détriment de la vue sur le ciel et le jardin. La Canopée n’est qu’une grande enseigne, fruit de l’union sacrée de la ville et d’Unibail, aujourd’hui plus grand promoteur de centres commerciaux du monde après qu’il a absorbé Westfield, développeur australien, fin 2017.
Dernier acte, le jardin face à la Canopée au bout duquel trône la bourse du Commerce. Cette dernière fera l’objet d’une transaction entre la ville et François Pinault, à qui elle louera par bail emphytéotique de 50 ans le bâtiment, racheté 86 millions d’euros à la Chambre de commerce, afin d’y loger ses collections[4]. Cette opération s’inscrit dans la première édition de « Réinventer Paris », en 2016. Elle visait à céder au privé des éléments patrimoniaux dont la ville souhaitait se décharger, non sans les voir contribuer, à la faveur d’une reprogrammation, à l’image d’une capitale « qui bouge ». Tadao Ando, l’architecte de F. Pinault, acceptera de réaliser le projet d’aménagement intérieur dans le respect de l’esprit ayant présidé à sa conception en 1889 : double alliance des intérêts économiques et culturels, d’une part, entre un patrimoine historique et un geste architectural, d’autre part. Sous prétexte de ne pas toucher à l’architecture d’origine du bâtiment, on nie ses qualités : le patrimoine, partie prenante du marché de l’art est, ainsi, confirmé comme enjeu économique et médiatique au cœur de Paris. Cette opération est aussi le résultat d’une rivalité avec Bernard Arnault qui confiera son projet de fondation [fondation Louis Vuitton] du Jardin d’Acclimatation à Franck Gehry, autre prix Pritzker.
L’espace du jardin, remodelé par Philippe Raguin, paysagiste, mettra ainsi en synergie une des pièces les plus représentatives de l’empire d’Unibail avec l’une des plus représentatives de celui de F. Pinault, véritable courroie de transmission entre deux patrimoines privatisés.
En conclusion, on peut dire que la rénovation des Halles a aussi participé à la mise en valeur de ce qui constituait le maillon faible de la rive droite sur le plan touristique, rénovation mettant le culturel au service de l’économique. Revalorisation s’inscrivant sur un axe allant du Marais au Louvre, zone de tourisme internationale où les fondations fleurissent, dont la fondation Lafayette avec Rem Koolhaas comme architecte, la fondation Cartier confiée à Jean Nouvel dans le Louvre des Antiquaires. La transformation de la poste du Louvre par Dominique Perrault en hôtel de luxe et la restructuration de la Samaritaine par LVMH avec l’agence d’architecture japonaise SANAA associée à Édouard François parachèvera la métamorphose d’un centre-ville censé être digne de celui d’une métropole.
La première rénovation des Halles avait entamé la rénovation physique et sociale du quartier. La seconde sera axée sur la valorisation économique du patrimoine à travers la privatisation de l’espace public.
A lire : Françoise Fromonot, La Comédie des Halles. Intrigues et mise en scène ; Paris, Éditions La Fabrique, février 2019.
Question de Guy Burgel :
Peut-on en conclure que le pouvoir financier est trop fort ou que le pouvoir politique est trop faible ?
Réponse de Françoise Fromonot :
Les deux. La faiblesse du pouvoir politique est patente. Bertrand Delanoë avait des armes pour se battre, mais il n’a pas eu le courage de s’en servir, fasciné qu’il était par le privé auquel il pensait pouvoir déléguer les prérogatives de la puissance publique. Or, le pouvoir économique n’a cessé de s’accroître depuis.
Toujours est-il que sans préjuger de l’avenir, on a tout à craindre des évolutions futures tant en ce qui concerne la gare verrouillée par la propriété privée que par le fait que Unibail pourrait revendre ses biens à n’importe qui.
Guy Burgel :
Personnellement, je pense que si nous n’avons que peu de prise en tant que citoyens sur le pouvoir économique, le pouvoir politique institutionnel doit avoir le courage de prendre le risque d’agir.
Françoise Fromonot, en réponse à diverses questions des intervenants :
Les Verts sont les seuls à avoir protesté contre la vente des commerces à Unibail au nom du développement durable, considérant qu’on ne peut pas hypothéquer les ressources, le foncier en l’occurrence, au détriment des générations futures. Mais il faut bien prendre conscience que, pour le reste, les associations ont été bernées.
Guy Burgel :
Pour ma part, je partage deux jugements :
- en matière d’analyse politique de la ville, il faut être capable d’allier le chercheur et le citoyen, éventuellement dénonciateur.
- d’autre part, s’agissant de l’histoire politique du mandat de B. Delanoë, on peut faire le constat qu’il y a eu un « avant 2005 » et un « après 2005 », année où s’est joué le sort de la candidature de Paris aux Jeux Olympiques de 2012 [5] ; cela n’a pas manqué d’avoir un impact sur les décisions prises par la suite.
2- De la réhabilitation de l’hôpital Saint-Charles à Montpellier « la surdouée » : Jean-Marie Miossec (géographe, Université Paul Valéry)
On se retrouve ici dans un cas inverse de celui de Halles. En ce que, pour la réhabilitation de l’hôpital Saint-Charles, c’est l’État qui est intervenu avec toute sa puissance sur une zone périphérique du centre-ville de Montpellier – l’ « Écusson » – sur laquelle on s’abstiendra de faire intervenir les stars de l’architecture. En outre, on est en présence d’une ville qui rachète à très bas prix à l’État des terrains appartenant au Centre hospitalier universitaire (CHU), pour les lui revendre à des prix élevés.
Rappelons qu’en 1622, Montpellier, ville protestante, est en conflit avec les catholiques représentés par Louis XIII. Par suite, la partie orientale de la ville sera détruite pour faire place à l’Esplanade et les canons de la citadelle seront braqués sur elle pour mieux la soumettre. À l’opposé, côté ouest, la statue de Louis XIV sera érigée sur la promenade royale du Peyrou. Entre les deux, se situe l’ « Écusson ».
Sur l’angle nord-ouest de l’Écusson, dans un quartier de congrégations religieuses (Boutonnet), héritage de la reconquête catholique après 1622, l’hôpital général a été édifié en 1679 pour y enfermer gueux, prostituées, vagabonds, mendiants, vieillards, handicapés… Univers carcéral sur trois niveaux comprenant, outre une chapelle, deux ailes séparées, avec cours intérieures, respectivement destinées aux hommes et aux femmes. À quoi il faut ajouter un bâtiment réservé aux incurables et un autre, qui sera démoli, aux insensés. L’entrée se faisait de chaque côté de l’église par la cour des Marronniers (aile des hommes) et la cour des Platanes (aile des femmes).
D’abord hôpital général d’enfermement, il évoluera en hôpital de soin (Hôtel-Dieu) au XIXe siècle ; en face, seront édifiées, entre les deux guerres, les cliniques Saint-Charles, véritable paquebot hospitalier de style art déco avec des verrières réalisées par Brière et des bas-reliefs sculptés en 1941 par Joachim Costa.
Trois cents ans après sa mise en service, il fermera ses portes et il faudra attendre 2003, soit encore un siècle, pour que l’État le rachète pour le compte de l’université Montpellier 3, dite Paul-Valéry.
Pour la municipalité Frêche, la décision fut d’abord de tout raser pour revendre à des promoteurs. L’objectif étant de récolter les fonds nécessaires à la réalisation du nouvel hôpital en périphérie, étant précisé que la Chambre de commerce et d’industrie (CCI), dont le président était un opposant au maire, envisageait d’y installer, entre autres activités commerciales, un multiplex.
Mais, à cette époque, l’université devait faire face à une croissance préoccupante des effectifs étudiants. Paul-Valéry comptait 559 inscrits en 1939, 6 500 en 1965 du fait de l’arrivée des Pieds-Noirs. Un nouveau site sera construit en périphérie (Lettres et Sciences humaines) et, en 2001, les effectifs s’élevaient à 22 300 pour les étudiants et 3 000 pour les personnels. Tant et si bien que l’urgence pesa en faveur de la rénovation du site de l’Hôpital général dont le rachat par l’État fut programmé au contrat de plan État-Région sous la condition qu’un programme social soit construit en face sur le terrain des cliniques. En fait de programme social, c’est 2 000 m² de logements de très haut standing qui seront réalisés par Eiffage et Ellul.
Jumelées, les deux opérations ont fait l’objet d’une Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) scindée en deux : une partie privée sur le terrain des cliniques et une partie publique pour la rénovation de l’Hôpital général dévolu à l’université Paul-Valéry ; le tout séparé par une rue de desserte.
Le concours d’architecture lancé pour la rénovation de l’Hôpital général, remporté par Mmes Hellin et Sebbag, devait faire la preuve qu’on pouvait transformer la fonction d’un édifice tout en préservant les éléments remarquables de son architecture. La proposition retenue a consisté, d’une part, à renverser le bâtiment après avoir démoli la partie arrière et ménagé une ouverture significative sur rue, d’autre part, à rompre avec le caractère carcéral en démolissant le mur séparant les deux principales ailes, en perçant des portes-fenêtres et en reliant les différentes parties de la structure, initialement cloisonnées, par des coursives.
La gestion de préoccupations contradictoires, la pluralité des acteurs et les contraintes de temps sont les trois paramètres qui ont présidé au déroulement des opérations, et à sa réussite pour autant que les difficultés inhérentes au projet ont pu être surmontées.
Deux ans et demi de négociation ont été nécessaires avec la Direction régionale de l’action culturelle (DRAC), les architectes des Bâtiments de France (ABF), l’architecte de la ZAC, le directeur départemental de l’Architecture et du Patrimoine, le conservateur régional des Monuments historiques et trois inspecteurs généraux du ministère de la Culture détachés ; sachant que la position de départ des représentants du ministère de la Culture était de conserver le caractère carcéral, héritage de l’Hôpital général, et que, pour le conservateur des Monuments historiques, l’enjeu était de plier la fonction au bâtiment alors que celle de l’université était l’inverse.
L’exécution des travaux s’est heurtée à un problème de temporalité du fait que le financement relevait de deux contrats de plan État/Région et que l’avancement de la première phase conditionnait le financement de celle inscrite au deuxième contrat de plan. La gageure a été d’articuler les deux tranches en démontrant qu’elles étaient solidaires alors que les négociations se sont étalées sur trois ans entre l’achat de l’immobilier en 2003 et la délivrance du permis de
construire en 2006. Il fallait compter avec une centaine d’acteurs : l’université, majoritairement favorable au projet, mais que venaient troubler les alternances politiques ; la région (préfet et recteur, soutiens efficaces) ; le pôle européen, dans de bonnes dispositions ; la sphère de la recherche agronomique, sollicitée en raison de son poids ; le Directeur Régional de la Recherche et des Technologies (DRRT), plutôt sur la réserve ; le Conseil régional, dont Frêche avait remporté la présidence contre Blanc et qui a soutenu le projet mais sans s’impliquer. Si la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) était tenue par le contrat de Plan État/Région, l’Architecte des Bâtiments de France (ABF), l’architecte de la ZAC, le Service Départementale de l’Architecture et du Patrimoine (SDAP) s’opposaient à toutes propositions. D’où la nécessité des arbitrages au niveau national : ministère de la Culture, de la direction de l’Enseignement supérieur, de la direction de la Recherche, du Premier ministre, de la présidence de la République… L’inspection du responsable régional des Monuments historiques a, par ailleurs, été déterminante pour l’avancement du projet.
Au final, c’est toute la recherche de l’université Paul Valéry, Sciences de l’Homme et de la Société et Maison des Sciences de l’Homme (MSH), qui a été hébergée dans ce site, dans lequel a été réalisé un amphi de 1 000 places (dans l’ancienne aile des incurables) et un jardin d’hiver.
L’insertion du projet dans la ville de Montpellier mérite d’être noté, s’agissant à l’origine d’un environnement pauvre situé au nord-ouest du centre-ville, dans ce qui fut un faubourg qui s’était progressivement paupérisé, à l’opposé des grandes opérations d’urbanisme de la période Frêche orientées vers les rives du Lez à l’est. Zone peu investie, boudée par les Montpelliérains, propice au lancement d’opérations nouvelles. L’idée de développer cette partie de la ville n’était pas nouvelle et a été inspirée par Eugène Baudouin, urbaniste, auteur en 1941 d’un schéma d’aménagement, repris en 1944, dont la proposition était de prolonger jusqu’au Lez la trouée haussmannienne allant du Peyrou à la préfecture et d’y déplacer l’hôtel de ville : préfiguration de l’Antigone de Bofill ; et même d’aller au-delà, jusqu’à Palavas, préfiguration de la route de la mer chère à Frêche (aujourd’hui boulevard Dugrand). Ainsi tourné vers la mer, le développement de Montpellier laissait à l’écart l’ancien quartier des congrégations, quand, le 3 mars 2008, Valérie Pécresse [alors ministre de l’Enseignement supérieur] imposa son programme Campus, enjoignant d’en concevoir le schéma directeur sous les vingt jours. Saint-Charles sera, de la sorte, confirmé comme entrée de la zone hospitalo-universitaire de la ville, qui en vit très largement aujourd’hui ; le quartier Boutonnet, parsemé de friches (casernes, couvents…), en sera revivifié et son articulation à la ville et à l’université conforté : image d’un quartier rehaussé par l’intermédiaire de l’université, dont bénéficie toute la ville.
A lire : Jean-Marie Miossec, Opération Saint Charles, Paris, L’Harmattan, mai 2019.
Guy Burgel en guise de conclusion :
On est très fort pour démonter les mécanismes économiques, sociologiques, politiques afin d’expliquer le passé, mais incapable de prévoir l’avenir et de peser sur les aléas des comportements individuels, de déterminer quel individu, dans quelle circonstance, pourra jouer le rôle qu’on attend de lui.
Deux points saillants au moins relativement à ce que représente le patrimoine :
- Il y a non pas un « génie des lieux », mais un patrimoine génétique des lieux qui fait que les villes ne sont pas interchangeables ;
- La question est, d’autre part, de savoir lequel du financier ou du politique l’emporte en cas de réussite ou, à l’inverse, d’échec.
Table ronde : Patrick Braouezec (président de Plaine Commune), Bernard Landau (architecte, association La Seine n’est pas à vendre), Bernard Lassus (architecte-paysagiste), Alain Marinos (délégué général de l’association Petites villes de caractère), Christine Nédelec (présidente de l’association France Nature Environnement Paris)
Questions préalables de Guy Burgel adressée aux participants du tour de table:
- Qu’est-ce que le patrimoine, quel rôle social, quel positionnement par rapport aux enjeux qu’il représente ?
- Rapport du politique au financier : si liberté du politique il y a, n’est-ce pas sans devoir prendre en compte les contraintes du réel et avoir le courage de les affronter et d’en assumer les risques ?
Bernard Lassus :
J’aborderai le patrimoine sous deux angles : intervention professionnelle sur un patrimoine existant, d’une part, sur un patrimoine créé, d’autre part.
La Corderie royale de Rochefort est le plus beau bâtiment industriel français du XVIIe siècle : quatre cents mètres de long, conçu par François Blondel, détruit pendant la guerre et restauré en 1970. À la suite de quoi un concours a été lancé, que j’ai gagné avec mon équipe, pour remettre en état le site.
La ville de Rochefort était alors en pleine décadence et la fermeture de l’arsenal, en 1926, a coupé la ville, à vocation portuaire, de la mer. De sorte que La Rochelle a doublé Rochefort qui, autrefois, la supplantait.
Confronté à ce concours, il m’apparut essentiel, non que la Corderie soit raccordée au site urbain, mais qu’elle permette de rouvrir la ville sur la mer, l’objectif n’étant pas d’en faire un « château », mais de restituer au bâtiment son caractère industriel. Cela impliquait de prendre en compte son caractère exceptionnel et d’en faire un intermédiaire entre la ville et la mer. Projet complexe, donc, hors de proportion avec l’échelle de la ville, grand projet du président Mitterrand.
Il y a deux types de maires : ceux qui ne comprennent pas et ceux qui comprennent, dont faisait partie le maire de Rochefort de l’époque (1982). La vision qu’on peut aujourd’hui avoir des lieux en a été changée du fait des aménagements paysagers réalisés, mais, suite à la disparition de Mitterrand (1996), le projet est resté inachevé, faute de crédits suffisants. Le maire actuel s’est toutefois laissé convaincre de l’intérêt de parachever l’aménagement du jardin, que j’ai appelé « jardin des retours ».
Pourquoi « jardin des retours ? » Parce que le port, isolé dans les terres par la volonté du roi de le protéger de la marine anglaise, n’étant pas vraiment un port maritime. Il importait que l’aménagement du site rappelle qu’autrefois les bateaux, pleins au départ de Rochefort, ramenaient d’au-delà les mers des plantes ainsi que des galets pour stabiliser les embarcations. 16 000 plantes furent ainsi ramenées au XVIIIe siècle, qui se sont progressivement adaptées au climat occidental, dont le tulipier de Virginie et le bégonia (du nom de Bégon, ancien gouverneur de la place-forte), espèces d’origine américaine. Aussi, est-ce compte tenu de cette histoire de botanique que le Conseil de l’Europe a accepté de financer une zone horticole à Rochefort.
L’aménagement paysager des alentours de la Corderie royale ne peut être réduit à une dépense et à des coûts d’entretien en ce qu’il représente une dynamique économique. Telle est la signification du complément « Retours » accolé à « jardin » : retour sur le passé qui a permis de relancer le destin d’un site à l’abandon. L’enjeu est de faire fructifier ce capital végétal acclimaté à l’Europe, le jardin ayant pour vocation de montrer, parmi les plantes arrivées sur le continent, celles qui se sont acclimatées et celles qui n’ont pas survécu au changement de climat.
Cette expérience rejoint celle que j’ai vécue à Quétigny (316 habitants), à proximité de Dijon, au début des années 1960, dont le maire, paysan et fils de paysan, avait décidé de développer ce qui n’était qu’un village pour en faire une ville, mais qui ne soit pas une ville-dortoir. D’où l’idée de réaliser une ville-paysage à « centralité orientée sur la couleur ». 2 400 logements construits, HLM d’abord, constituèrent le nouveau centre-ville à côté du centre ancien, leur particularité étant qu’ils étaient revêtus de plaques de verre. Particularité loin d’être anodine vu qu’à l’époque les surfaces peintes, donc peu chères, étaient la marque de la pauvreté. D’où l’idée d’introduire la pâte de verre, fabriquée spécialement à Venise (126 coloris), pour venir à bout des préjugés touchant la peinture ; la couleur ainsi obtenue ayant, à la différence de la peinture, la consistance d’une matière dont toutes les nuances restituent la profondeur. La pâte de verre constitue, avec les jardins, l’identité d’une ville de quelque 10 000 habitants aujourd’hui.
Bernard Landau :
Mon souci est de travailler avec les associations, le patrimoine étant une construction économique, sociale et juridique qui revêt également un aspect historique. Mais une histoire passée à l’arrière plan car estompée par la modernité et la perspective d’une catastrophe écologique. Nous sommes entrés dans une période très confuse du fait des pertes de mémoire et des ruptures générationnelles. Or on constate un changement d’état d’esprit qui fait que des lois sur l’architecture et sur la maîtrise d’ouvrage publique des années 1970, il ne reste plus que des notions de vendeurs et d’acheteurs.
La création de l’association « La Seine n’est pas à vendre » a pour origine une consultation dans le cadre de « Réinventer Paris », ayant pour objet la construction d’un bâtiment sur un trottoir des bords de Seine, dépendance du domaine public, place Mazas dans le XIIe arrondissement. Projet aujourd’hui abandonné. À la suite de quoi la maire de Paris a, dans la perspective des Jeux Olympiques, lancé « Réinventing Cities », appel d’offres international auprès d’investisseurs en vue de la réalisation de trois passerelles piétonnes sur la Seine rentabilisées par des commerces. Projet à son tour rejeté par le Conseil d’État. Qu’une question de cette nature n’ait pas été débattue au Conseil de Paris en dit long sur le respect et de l’environnement et du citoyen.
Il y a un glissement qui s’opère sur des injonctions contradictoires, à savoir entre le discours et la réalité. La direction de l’Urbanisme de la Ville de Paris devenue outil de valorisation foncière laisse mal augurer du devenir de la capitale.
Alain Marinos :
Je n’ai pas rejoint le « Réseau des petites cités de caractère » pour le folklore, mais parce qu’en matière de patrimoine urbain il est intéressant d’agir en réseau. Gardons en mémoire ce qu’écrivait Françoise Choay. Elle annonçait fin 1999, les mutations profondes du XXIe siècle : « Le siècle de l’urbanisme commence au moment où … pour la première fois, on se pose la question de l’aménagement global des villes et de leur relation avec le territoire. […] Il a effectivement duré … un siècle». Nous l’avons aujourd’hui quitté « pour nous engager dans l’ère de l’aménagement réticulé ».
C’est pourquoi, face aux métropoles, la mise en réseau des petites villes, aujourd’hui sur les rails, est cruciale. Les petites villes sont trop souvent considérés par les métropoles comme des territoires pour les vieux et les touristes ; or, pour autant qu’elles aient suffisamment de caractère pour attirer et accueillir des jeunes, les petites villes seront promises à un bel avenir. On ne développe plus les villes avec des commerces, dépassés par l’invasion des supermarchés et les transactions qui se font de plus en plus en ligne, ou avec des logements quand la population décline. Les opérations « cœur de ville » récemment lancées par le ministère de la Cohésion des territoires, se heurtent à des situations trop déséquilibrée entre les métropoles et le semis des villes petites et moyennes. Ce déséquilibre fait le lit du Rassemblement National (RN).
Comment attirer les jeunes dans les petites villes ? « Dans l’ère de l’aménagement réticulé », le télétravail peut être une solution, d’abord, pour s’affranchir des contraintes liées aux déplacements, d’autant plus fortes que l’accession à la propriété se satisfait difficilement de la mobilité du travail. Le télétravail introduit à cet égard un système de fonctionnement susceptible de remédier à ces discordances entre lieux d’emploi et lieux de résidence. Pour preuve : la multiplication des tiers-lieux, dont la marque est d’être situés dans des environnements agréables et accueillants. Un tiers-lieu ne fonctionne pas dans un lotissement ou au fond d’une galerie de supermarché. L’attraction de ces tiers-lieux est le fruit d’un équilibre subtil entre la qualité technique du réseau internet (haut débit) et la qualité culturelle du lieu d’ancrage, de ce qu’ils sont ancrés dans des lieux déjà existants, à échelle humaine, relevant le plus souvent du concept de patrimoine (au sens large), qu’il soit naturel ou construit. Dans tous les cas, la recherche de lieux du patrimoine, conjuguée aux nouvelles technologies, révèle un besoin civiliser les excès de la modernité par la culture. C’est tout le sens que prend l’expansion actuelle de notion de patrimoine.
En 2005 la convention de Faro a été adoptée par le Conseil de l’Europe pour défendre une conception élargie du patrimoine mettant en relation les aspects matériels et culturels de ce dernier : « Dans une société de plus en plus mondialisée, la recherche d’attaches et d’enracinement répond au besoin d’appartenance et d’identification des individus ». La convention de Faro abordant la question du pour qui et pour quoi transmettre le patrimoine – questions fondamentales – considère le patrimoine culturel comme « une ressource servant aussi bien au développement humain qu’à la diversification des cultures, à la promotion du dialogue interculturel et à un modèle de développement économique fondé sur les principes du développement durable. »
Ainsi, partie prenante du développement durable, le patrimoine, en tant que bien commun, relève-t-il des droits de l’homme et du citoyen.
Christine Nédelec :
L’Association France Nature Environnement Paris regroupe diverses associations s’intéressant au patrimoine, à l’environnement et à la démocratie. Nos combats les plus récents ont notamment concerné les serres d’Auteuil, la Tour Triangle, l’ex-Samaritaine et le plan d’urbanisme de Paris.
D’abord recrutée par le groupe Bouygues, j’en suis partie au bout de deux ans en raison de problèmes touchant des questions d’attribution de marchés publics, convaincue que j’étais que la grande braderie des sites fonciers était la conséquence de la tendance à la privatisation des opérations d’aménagement et d’urbanisme.
La question est de savoir pourquoi et pour qui fait-on la ville ? En début d’année, à un colloque organisé par Le Monde intitulé « À qui profite Paris ? », j’ai été amenée à faire remarquer que, dans la capitale, les constructions et la minéralisation des espaces l’emportait sur la réalisation des espaces verts : c’est l’expansion du « béton vert ».
La question ainsi posée est d’ordre éthique. Construit-on pour les gens ou contre les gens ? Il y a, à cet égard, une urgence liée à la crise climatique à laquelle on se doit de répondre. Perdre la terre, livre de Nathaniel Rich, a le mérite de mettre l’accent sur cette question éthique. On peut, après une période plutôt atone, constater un réveil citoyen marqué par une réaction contre le double discours sur le verdissement et le bétonnage. Les gens s’insurgent de plus en plus de la transformation de la ville en objet financier bénéficiant toujours aux mêmes personnes. Exemple : la rénovation du quartier Montparnasse, où il est question de construire 90 000 m² de surfaces commerciales en plus de ce qui existe déjà et de réaliser un programme immobilier comprenant
60 % de bureaux et 40 % de logements dans un endroit déjà très congestionné, sachant qu’on passera dans les années à venir de 200 000 voyageurs/jour actuellement à 300 000. Au lieu d’apporter des solutions, on crée des problèmes. Alors qu’il y a peu, les gens restaient à Paris jusqu’à la soixantaine passée avant de se retirer en province pour y vivre autrement, aujourd’hui ce sont les jeunes de 32 ans qui cherchent à quitter la capitale. En cause, la cherté des loyers associée à l’hyper-densification.
J’en profite pour lancer un appel à l’aide, parce qu’il faut du courage aux associations qui manquent de recul et sont démunies de moyens pour réclamer des comptes aux promoteurs et investisseurs qui contribuent à dégrader notre environnement.
C’est une lutte de tous les instants que de défendre l’intérêt général et on ne sera jamais trop nombreux pour le faire ; il y a urgence !
Patrick Braouezec :
Le patrimoine bâti a toujours été, en Seine-Saint-Denis, une préoccupation. Comment l’intégrer – la basilique, le stade de France, les derniers vestiges industriels… – dans les projets urbains ? Quelques exemples : l’intégration des ruines de l’église des Trois Patrons dans l’extension de l’hôtel de ville de Saint-Denis par Henri Gaudin ; la réalisation de la Cité du cinéma par Reichen et Robert qui a permis de donner une deuxième vie à la centrale EDF, laquelle alimentait le métro parisien dans les années 1930 ; la transformation en école maternelle et élémentaire des anciennes usines automobiles Delaunay-Belleville ; le travail mené actuellement sur les anciennes usines de chaudronnerie Babcock à La Courneuve ou, avec la SNCF, sur les « cathédrales du rail » entre la Porte de la Chapelle et la gare du RER, etc.
Mais il n’y a pas que le patrimoine bâti. Dans une ville comme Saint-Denis, et d’une manière générale à Plaine Commune, on compte 140 nationalités différentes. Il y a aussi un patrimoine social et culturel qui peut également constituer un levier du développement économique. D’où mon désaccord avec le titre donné à cette session du séminaire, dans la mesure où j’estime que l’on n’est pas tant dans la compétition économique que dans une dynamique territoriale. En outre, si la mise en réseau des villes est une initiative opportune, c’est à condition de ne pas évincer les métropoles. Il faut tisser des liens entre les métropoles, les villes petites et moyennes pour pallier les fractures du territoire. Enfin, si le télétravail progresse, il ne faut pas mésestimer la vitesse des évolutions qui fera qu’il sera à son tour vite dépassé comme le fut, jadis, le Minitel. Il faut prendre en compte ces mutations techniques, économiques et sociales pour être en capacité d’anticiper les évolutions plus encore que de chercher à s’adapter : autrement dit, être proactifs plus que réactifs. Or, comment anticiper, sinon en partant de la compétence des gens, partie intégrante du patrimoine, dans sa composante culturelle, à développer en tant que richesse économique.
C’est ainsi que, sur le territoire de Plaine Commune, on accueille des sièges sociaux de sociétés capitalistes, mais en considérant que l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) est au moins aussi importante et peut-être plus durable. À Plaine Commune, près d’un millier d’entreprises relève de l’ESS, représentant quelque 10 000 emplois, stables pour la plupart. C’est, par exemple, le cas de la « cuisine de rue », créée à l’initiative de femmes ; ce sont des activités informelles qui évoluent en entreprises d’insertion.
Il faut continuer à être très innovants, y compris sur des bâtiments anciens. En témoigne le projet visant à remonter la flèche de la basilique de Saint-Denis ébranlée par une tornade au XIXe siècle. Il a été retenu parce qu’on a fait valoir que c’était plus qu’un projet patrimonial ; c’est également un élément déterminant de l’histoire de France et du centre de Saint-Denis, ainsi que de la mise en valeur de savoir-faire traditionnels. Ce projet est destiné à être financé par les visites du chantier, une fois lancé, grâce à une mise de fonds initiale sollicitée à concurrence de 10 millions d’euros (soit, 1 % du chantier prévu pour la restauration de Notre-Dame).
Pour parer le danger de la privatisation de la ville, il faudrait développer des projets partenariaux du type « 5 P » : Projet Partenarial, Public, Privé, Population. Faute de la mise en œuvre de tels partenariats, on risque, en effet, de se condamner à produire des bouts de ville high tech d’un côté, dévalorisés de l’autre, accusant encore plus le dualisme à l’œuvre dans les espaces métropolitains. C’est dans le cadre de cette mixité élargie qu’il appartiendrait à la puissance publique de maîtriser le développement privé en lien étroit avec la population.
À Plaine Commune, le développement urbain autour des gares du Grand Paris Express (GPE) nous confronte à des enjeux contradictoires dans la mesure où la multiplication des lignes de transports collectifs implique une certaine densification dans un territoire trois fois moins dense que Paris, avec deux fois plus d’espaces verts. La question à se poser dans cette situation est bien de savoir à qui profite la ville. Question clé, étant précisé que les populations qui ont des besoins en logements se répartissent approximativement entre 40 % qui résident dans le territoire, un tiers qui viennent de Paris et le reste qui est en provenance de la région Île-de-France. Population d’âge moyen, compris entre 30 et 35 ans, qui devrait payer pour se loger en-deçà du périphérique le double de ce qu’elle débourse en Seine-Saint-Denis. Ainsi, il faut bien répondre au déficit de logements abordables, mais en arrêtant l’étalement urbain.
Dynamisme économique et valorisation du patrimoine sont loin d’être antinomiques, l’un conditionnant l’autre. La mise en valeur des patrimoines (matériels, sociaux, culturels) est un élément de valorisation économique au plus près des gens. D’où la nécessité de travailler avec la population en lui en donnant les moyens. Pour ce, l’aventure du stade de France m’a convaincu qu’il était fondamental d’appartenir à une centralité. C’est aussi une question de dignité. D’où il résulte que c’est à toutes les échelles qu’on crée du dynamisme, y compris avec des petits projets, associatifs par exemple.
La question reste posée de savoir comment arriver à revivifier des centres-villes. Pourquoi n’a-t-on pas de « gilets jaunes » dans nos banlieues ? Parce que nos territoires, qui sont parmi les plus pauvres de France, ont développé des services publics contribuant à maintenir l’espoir. Et la condition pour cela est d’avoir des projets à mener en commun avec la population, sans oublier que la responsabilité première revient au politique. C’est lui qui détient le pouvoir de décision en dernière instance.
Eléments de discussion
Bernard Lassus :
La question n’est pas tant l’invention de l’objet que l’invention des processus de transformation. Cf. l’écologie qui se focalise sur la préservation sans mentionner l’évolution. Ce qui justifie le recours à des projets partagés pour accompagner les mutations.
Patrick Braouezec :
Rien ne se fera sans argent, argent qu’il faut bien aller chercher dans le secteur privé, mais qu’il convient de faire fructifier avec la population.
Christine Nédelec :
La prise de décision n’est valable que dans le cadre de l’exercice d’une intelligence collective intégrant habitants et usagers.
Bernard Landau :
Les mêmes questions sont posées dans différents lieux et il y est souvent répondu de manière opposée. Aussi, serait-il souhaitable d’encourager une maturation de la prise de conscience culturelle à travers des outils répondant aux questions posées par la crise de la modernité.
C’est la responsabilité des intellectuels, des chercheurs, des politiques…
Alain Marinos :
On ne peut qu’encourager la tenue de séminaires du type de celui animé par Guy Burgel et Marie-Vic Ozouf-Marignier et suivre l’exemple des petites villes qui pourraient donner des leçons à Paris.
Conclusion générale de Guy Burgel
Trois points forts sont à retirer de ces interventions, reflets d’expériences aussi riches que variées :
- Le catastrophisme est à bannir dans tous les cas de figure.
- Ce n’est pas parce que le progrès est antinomique avec la décroissance qu’il ne faut pas rester vigilant sur les conséquences d’une croissance difficilement maîtrisable.
- Il n’y a pas de corrélation univoque entre la taille des territoires et le bonheur des habitants.
La place du politique dans la cité est posée par la question du concours ou d’une loi spécifique, comme l’illustre la restauration de Notre-Dame, et son rôle reste à définir par rapport à celui éminent de l’architecte, de l’expert ou de la loi commune.
En outre, la place de la modernité dans la transmission historique – passé, présent, futur – du patrimoine pour qu’une ville reste vivante et « durable » (c’est-à-dire s’inscrivant dans la durée) soulève la question de la fidélité de ses transformations à ses héritages matériels et à son âme, voire à ses mythes.
[1] Dans ce numéro, figure un article de Guy Burgel : « Le séminaire Analyse et politique de la ville et la loi d’orientation foncière. Une rencontre improbable », pp. 114-123.
[2] Sur ce projet, voir le compte rendu de l’intervention de Claude Bréban (Commission nationale du débat public), « Un cas d’école ? EuropaCity », lors de la séance du séminaire « Analyse et politique de la ville » du 20 décembre 2018.
[3] Titre de son livre de 1964.
[4] F. Pinault, homme d’affaires et grand collectionneur d’art contemporain a fondé et dirigé le groupe Pinault-Printemps-Redoute (PPR), devenu, en 2013, le groupe Kering. Celui-ci contrôle nombre de marques et activités de luxe (Gucci, Yves Saint-Laurent, Roger & Gallet, Christie’s, etc.). Milliardaire, F. Pinault est détenteur de la 30e fortune mondiale.
[5] Finalement attribués à la ville de Londres.
Compte rendu : Gilles Montigny, Jean-François Serre
Contact : serre-jean-francois@orange.fr
Prochaines sessions sur le thème : « La ville entre démocratie participative et démocratie représentative ».
Dates prévisionnelles à retenir : vendredi 6 décembre 2019, jeudi 12 mars 2020, vendredi 12 juin 2020.