Chères lectrices, chers lecteurs
A l’heure où les « gilets jaunes », après les « bonnets rouges », contribuent à accentuer, non sans dramatisation, l’opposition entre le « peuple » des campagnes et le « gratin » des métropoles, on en oublierait presque une autre opposition qui perdure malgré tout, celle entre centres-villes et banlieues, dont les grands ensembles, enclaves aujourd’hui rattrapées par l’extension urbaine. Pour être de nature différente les deux oppositions n’en relèvent pas moins d’un antagonisme plus général entre tendances centrifuges et tendances centripètes prises dans un chassé-croisé toujours recommencé.
Pour le Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (Cerfi), fondé en 1967 par Félix Guattari, la ville était « métaphore » de la répression du désir à travers les équipements collectifs du pouvoir. Dans son sillage, Alain Médam pouvait en 1971 parler de « ville-censure » et Jacques Dreyfus en 1976 de « ville disciplinaire ». Mais, par un de ces renversements dont l’histoire a le secret, aujourd’hui c’est le monde rural et périurbain qui serait victime du refoulement du désir, dont l’expression serait étouffée par la « souffrance » et la « colère », alors qu’en ville l’individu, fondu dans la foule anonyme, trouverait les conditions de sa libération.
C’est méconnaitre que, de nos jours, l’avenir se joue peut-être moins dans la ville ou la campagne que dans l’« entre-deux » qui les oppose au lieu de les réunir, faute d’une politique de territoires équilibrée. Aussi, après Guattari et ses émules, on peut bien poser la question : de quoi la banlieue et les grands ensembles en rénovation sont-ils la métaphore ? D’une fracture sociale, économique, culturelle… redoublée d’une fracture territoriale qu’on retrouve à tous les niveaux de l’espace national, entre nomades périurbains et sédentaires des villes et des campagnes ; plus largement d’une fracture entre « riches » et « pauvres », entre le peuple et les élites, le peuple et la représentation nationale, celle-ci et les gouvernants. Fracture qui se reflète jusqu’en notre for intérieur clivé en une mentalité urbaine et une mentalité rurale irréconciliables – vestiges d’une histoire sociale marquée par les migrations. Fracture sur laquelle un ancien président de la République avait fondé sa campagne électorale, bien en vain : diagnostic laissé en jachère, dont les gouvernements successifs ont hérité, tentant de colmater des brèches dans le cadre d’une politique de la ville erratique, impuissante à prendre le problème à bras le corps pour s’attaquer aux causes d’un mal qui la dépasse. Illustration aujourd’hui à travers l’expérience de la rénovation de La Duchère dont nous poursuivons l’exposé. Le centre social de La Sauvegarde implanté en limite nord-ouest du site – à la différence de celui du Plateau, coeur rénové du quartier – s’est retrouvé confronté à une situation physique et sociale d’autant plus dégradée que le renouvellement urbain du secteur se faisait attendre. Situation que la directrice du centre social qualifiait à juste titre d’ « entre-deux », dans tous les sens du terme : spatial mais aussi générationnel. « Entre-deux » ambivalent, symbole d’un profond malaise, mais creuset de dynamiques et d’initiatives qui peinent à être reconnues.
Ne pas opposer le centre à la périphérie, donc, mais repenser en de nouveaux termes les problèmes que posent les inégalités de développement et déséquilibres territoriaux qui sont à la source de cette polarisation, laquelle ne cesse de se déplacer pour épouser les contours d’une société fragilisée par les conséquences de la libéralisation à outrance de l’économie (dérèglementation), du progrès technologique destructeur d’emplois, de l’urbanisation généralisée et de la mondialisation (ouverture à la concurrence). On ne sortira de cette opposition, perçue par l’opinion à travers des verres déformants, qu’avec une politique qui sache prendre en compte la spécificité des territoires, leur vocation et leur complémentarité telles que l’histoire et la géographie les ont façonnés, mais en se projetant vers l’avenir. Si les récentes annonces du gouvernement relatives à la « réindustrialisation » de 124 « territoires périphériques » vont dans ce sens, il y a encore beaucoup à faire pour compenser la suppression, justifiée par la baisse de la démographie, des services publics en milieu rural, rééquilibrer la répartition des logements sociaux, réglementer les loyers en fonction d’un objectif de réduction de la dépendance à la voiture et, parallèlement, pallier l’éloignement des emplois en développant transports en commun et économie numérique, etc.
Le « En même temps » du Président est sans doute entaché de trop d’ambiguïtés. L’expression serait juste si, mettant l’accent sur la nécessaire coordination synchrone du traitement des problèmes, elle n’avait pas conduit à une sous-estimation des contraintes de temps. Le mouvement des « gilets jaunes » – chez lesquels des relents de poujadisme viennent se plaquer sur un populisme de droite et de gauche mêlées – aura au moins eu un mérite, celui de mettre au jour les incohérences d’une politique qui a trop tardé à assumer les conséquences sociales d’une transition énergétique incontournable.
C’est pourtant la même méthode qui avait été prise en défaut dans la programmation de la politique de la ville, corrigée in extremis en septembre dernier, même si on peut estimer que c’est encore insuffisant. En bon cartésien (*) le gouvernement a réaffirmé sa volonté de garder le cap ; encore faut-il qu’il prenne la mesure des réactions que ne manque pas de provoquer son volontarisme qui, si justifié soit-il, néglige par trop l’impact qu’il peut avoir sur l’opinion.
C’est aussi la leçon que nous ont délivrée les politiques de la ville qui se sont succédé depuis 40 ans : faute d’avoir su prendre en compte les interactions entre opérations de rénovation, accompagnement social, soutien à l’activité économique et à l’emploi, développement durable et promotion culturelle, ces politiques se sont, dans le passé, enlisées. Il reste à concevoir et mettre en œuvre, sous l’égide du nouveau ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, une politique digne de ce nom, c’est-à-dire intégrée, de nature à combler le fossé qui oppose les conditions plus que les mentalités, à réconcilier urbains et ruraux afin qu’ils retrouvent la positivité du désir – sur laquelle misaient en leur temps Guattari et son complice Deleuze, aujourd’hui sacrifiée à la civilisation du numérique – dans le choix d’un type d’habitat et d’un emploi qui ne soient plus discriminants.
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(*) « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. » (Maximes touchant à la « morale par provision » de Descartes : Discours de la méthode, III)
Duchère : Tour panoramique en arrière plan
b) Le centre social de La Sauvegarde en périphérie nord-ouest de La Duchère
Le centre social de La Sauvegarde, association de la loi de 1901 agréé par la CAF comme celui du Plateau, fait face à une situation beaucoup plus difficile. Ouvert en juin 1979 en périphérie nord-ouest du quartier, c’est aussi un acteur appelé à jouer un rôle crucial dans un environnement très dégradé sur lequel, comme sur le secteur du Château, doivent être concentrés les moyens du PRU 2. Avec 395 familles, il comprend approximativement autant d’adhérents que celui du Plateau mais avec un pourcentage important n’habitant pas La Duchère (27%), mais Vaise et Ecully dont il est limitrophe.
Dans son projet social 2015-2019, le Centre rappelle qu’« accompagner des mutations sociales profondes, tout en étant au contact des réalités quotidiennes, demande aux centres sociaux de savoir conjuguer réactivité et prospective ». Sans état d’âme, le diagnostic constate que « le renouveau du quartier ne fait pas toujours l’unanimité, entre la disparition d’une partie de son histoire et de ses repères. Des nouvelles constructions qui ne plaisent pas toujours, un vis-à-vis très présent, alors qu’avant, on avait la vue ». Les bouleversements sociaux entraînés par la rénovation sont pris en compte : « Pour certains habitants, cette phase de déménagement, associée à la démolition des immeubles, a créé un fort sentiment d’insécurité. Les professionnels en charge de l’accueil des habitants soulignent la souffrance de certains Duchèrois devant ce changement, qui ne fait que s’ajouter à une accumulation de difficultés de vie importantes. Les populations les plus touchées sont celles qui étaient déjà fragilisées : les personnes âgées, les familles en grande précarité. » Quant aux nouveaux habitants, le diagnostic relève qu’ils sont souvent « décrits comme des riches qui allaient investir à La Duchère et surtout ne pas s’investir sur le quartier. » La conclusion est « qu’il ne faut pas forcément associer nouveaux logements et nouveaux habitants. De nouveaux Duchérois arrivent dans des logements anciens, mais on voit d’anciens habitants emménager dans de nouveaux appartements. Des familles relogées, mais aussi des enfants qui profitent de ces nouvelles constructions pour revenir sur le quartier. Une nouvelle population s’installe et créée une mixité sociale et culturelle. » En conséquence, le quartier de La Sauvegarde est caractérisé par un « marquage social et culturel fort ».
La nouvelle directrice du centre, Cécile Geoffray, que nous avons rencontrée en décembre dernier a pris ses fonctions en septembre 2016. On retrouve à peu de choses près les mêmes activités qu’au centre social du Plateau, sauf que celles en direction des séniors sont plus développées dans ce dernier. La clientèle est aussi plus jeune à La Sauvegarde.
Parmi les activités le pôle de développement durable constitue la spécificité du centre de La Sauvegarde avec du jardinage, du vélo, de la sensibilisation au tri sélectif, à la diététique, une coopérative de produits alimentaires et d’entretien (VRAC : Vers un Réseau d’Achat en Commun) de 250 adhérents.
Toutes les activités sont gratuites, le centre fonctionnant avec un budget sensiblement équivalent à celui du Plateau (1,2 millions d’€) et une majorité de bénévoles (80 contre 25 permanents). Les projets financés par la Mission Duchère au titre de la politique de la ville bénéficient d’un apport de l’Etat de 37 000 € et de la ville de 18 000 €.
Mais si l’articulation de la vocation sociale avec le projet de rénovation de La Sauvegarde est mise en avant, le centre n’en est pas moins la cible de jeunes de 14-18 ans entraînés par des plus âgés, dont certains n’habitent plus La Duchère mais restent liés au quartier qu’ils poursuivent de leur vindicte. Le centre constituerait, en quelque sorte, un bouc émissaire, otage d’une bande de jeunes plus ou moins identifiés pour lesquels il symboliserait le quartier.
Confronté à une telle situation alors même que le quartier va entrer dans une phase de rénovation de grande ampleur, le Centre social va devoir s’adapter. Cécile Geoffray, sa directrice, dresse devant nous un tableau d’autant plus lucide de cette situation qu’elle n’a pris ses fonctions que depuis quatre mois à peine. C’est donc avec un regard neuf mais non dépourvu d’inquiétude qu’elle s’exprime :
« On est dans un entre-deux avec, d’une part, des gens habitant depuis longtemps qui ont ou non été relogés et pour qui La Duchère est leur quartier d’appartenance, d’autre part, de nouveaux habitants qui ont du mal à trouver leur place et sont confrontés à des violences extérieures (rodéos, occupation de l’espace public, deal…). C’est quelque chose qui est amené à évoluer, mais il faudra du temps. La mutation est en cours. Un lieu de vie commun reste à construire. »
Tout est dit dans cette caractérisation du quartier et de sa population comme un « entre-deux » défini à la fois géographiquement et générationnellement, physiquement et socialement du fait de la rénovation en cours, sans qu’il faille pour autant, comme prévient le projet du centre social, confondre les deux aspects qui obéissent à des logiques et des motivations, celles des promoteurs du projet urbain et celles des habitants, qui ne se recoupent pas forcément. C’est bien cet « entre-deux », transposable à l’échelle du quartier dans son ensemble, qui pose problème et qu’il s’agit de gérer au mieux dans le cadre d’un partenariat associant toutes les parties prenantes : Mission Duchère, institutions sociales et culturelles, aménageur, constructeurs, associations… Comme quoi l’aménagement spatial implique aussi une prise en compte du décalage des temporalités qui rythment le déroulement des travaux et la vie des habitants.
Pour notre interlocutrice, si « une disposition à la victimisation conduit à légitimer des réactions sociales répréhensibles, vandalisme des équipements publics, offrir de meilleures conditions de vie aux gens les oblige en contrepartie à se responsabiliser. D’où l’importance de travailler sur la mémoire du quartier, de recueillir la parole des habitants sur la rénovation et de les accompagner dans les instances de concertation en liaison avec les compagnies artistiques. »
[Enquête réalisée en 2014-2016 par BJ, JJ, BP et JFS avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence]
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A suivre : c) La culture en renfort du développement durable
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