Chères lectrices, chers lecteurs
Ce n’est certes pas la culture qui nous apportera un supplément de pouvoir d’achat. Mais ce n’est pas non plus le pouvoir d’achat qui garantira un meilleur accès à la culture. Alors pourquoi courir après la culture ? Pour une raison simple, à défaut d’être évidente pour encore trop peu de monde : lorsque la misère culturelle (politique notamment) s’ajoute à la misère sociale la situation devient explosive, insurrectionnelle diront certains, instruits par l’actualité récente. Il n’en faut pas plus pour nous encourager à poursuivre notre enquête sur ce que peut la culture pour le renouvellement urbain à Lyon-La Duchère, après les 4000 de La Courneuve.
C’est que la culture est à la société urbaine ce que le paysage est à la ville : un facteur d’intégration. Le paysage, fond de plan sur lequel s’inscrit la mise en relation des habitants-citoyens ; la culture, fond de plan sur lequel se détache leur parole. De même que l’architecture, composante du paysage urbain, assure l’harmonie des éléments matériels de la ville – son infrastructure et ses bâtiments – la culture, dont l’architecture est une expression aux termes de la loi du 3 janvier 1977, est le liant qui assure la cohésion des rapports sociaux. D’où l’importance qui s’attache au partage de valeurs communes dans l’espace public, garantie de la liberté de conscience et d’expression des opinions de chacun.
Mais s’il s’avère que le paysage (urbain particulièrement) peut être considéré comme une métaphore de la culture en tant qu’il est façonné par l’homme – homo pagus et urbanus -, la nature du lien qu’il entretient avec elle est plus énigmatique et leur mode opératoire croisé sur le renouvellement urbain et le renouveau social encore plus.
Raison supplémentaire pour se pencher sur l’action de la Maison des Jeunes et de la Culture de La Duchère, qui s’efforce de faire le lien entre le social et le culturel en partenariat avec les autres acteurs du renouvellement urbain : Mission Duchère, centres sociaux et compagnies artistiques… Et ce, d’autant plus que son directeur, inspiré par Jean-Michel Lucas, disciple en France de Jon Hawkes, analyste culturel australien, s’efforce d’inscrire son action dans une conception du développement durable intégrant la culture comme quatrième pilier après ceux, traditionnels, de l’environnement, de l’économique et du social.
Osons, alors que rues et avenues de la capitale se sont embrasées deux samedis de suite, parler « culture », ce que d’aucuns ne manqueront pas de qualifier d’anachronisme, voire d’incongruité. La culture, dernier îlot de résistance où trouver refuge lorsque la violence, le vacarme et la fureur se déchainent.

c) La culture en renfort du développement durable
La politique de la culture pour être une condition du développement durable humain a besoin d’articuler valeurs et actions et de garantir par des dispositifs ad hoc, que l’éthique de la dignité humaine ne sera pas soumise aux injonctions de la rentabilité. Jean-Michel Lucas
De l’enquête auprès des centres sociaux des 4000 de La Courneuve et de La Duchère, il ressort que si le culturel est indissociable du social, il n’en n’est pas moins au service du social, au plus près du quotidien des gens. C’est, à la marge plus que fondamentalement, ce qui les distingue – outre une proximité plus grande des sous-quartiers, Plateau et Château – de la Maison des Jeunes et de la Culture. Pour celle-ci dont le rayonnement est plus large, le développement éducatif et culturel est en soi une vocation, l’impact social venant en quelque sorte de surcroît. En outre, il faut noter que les activités de la MJC sont prioritairement orientées vers les jeunes alors que celles des centre sociaux sont toutes générations confondues, même si les activités en direction des enfants sont majoritaires.
Mais le directeur de la MJC, forte de ses 644 adhérents (41% d’hommes, 59% de femmes), a surtout imprimé à l’équipement une orientation « développement durable » par référence à Jean-Michel Lucas (pseudonyme : Doc Kasimir Bisou), ancien conseiller de Jack Lang et auteur de Culture et développement durable, sous-titré : Il est temps d’organiser la palabre… C’est cette orientation qui fait d’emblée le lien avec le renouvellement urbain de La Duchère labellisée Ecoquartier, qui relie l’environnement aux dimensions de l’économique et du social, en y ajoutant un quatrième volet : la culture (cf. l’Agenda 21 de la culture approuvé, dans le cadre du premier Forum Universel des Cultures, par les villes le 8 mai 2004 à Barcelone lors du IVe Forum des Autorités Locales pour l’Inclusion Sociale de Porto Alegre initialement réuni en 2002).
L’objet social et la vocation de la Maison des Jeunes et de la Culture de La Duchère sont définis par l’article 2 des statuts de l’association :
« L’association a pour objet la gestion et le contrôle de la MJC de La Duchère. Elle a pour vocation de favoriser l’autonomie et l’épanouissement des personnes, de permettre à tous d’accéder à l’éducation et à la culture, afin que chacun participe à la construction d’une société plus solidaire et plus juste. Elle contribue au développement des liens sociaux et offre à la population, aux jeunes comme aux adultes, la possibilité de prendre conscience de leurs aptitudes, de développer leur personnalité et de se préparer à devenir des citoyens actifs et responsables d’une communauté vivante. »
La mission et les moyens d’action sont précisés à l’article 4 des statuts :
« La démocratie se vivant au quotidien, la MJC de La Duchère participe au développement local en animant des lieux d’expérimentation et d’innovation sociale répondant aux attentes des habitants. »
Mais c’est surtout sur le développement durable, dont le lien est fortement affiché avec les objectifs du renouvellement, tant urbain que social, qu’insiste François Fayolle, son directeur :
« Il y a 50 langues parlées à La Duchère. Promouvoir la culture, c’est aussi une forme de reconnaissance de cette diversité dans l’espace public. Il faut faire en sorte que la culture que les gens ont en propre ne soit pas minorée, soit une source de fierté, leur permette de se positionner dans l’espace, la société et de se projeter dans le futur. […] Pour savoir si la MJC remplit bien sa mission la question à se poser est de savoir si après avoir participé aux activités les gens ont plus de dignité et de liberté d’agir, de se projeter, de choisir qui on est, qui on veut être. Et ça c’est la culture qui le permet. La culture a été une pièce rapportée dans la définition du développement durable. »
La référence de François Fayolle en la matière, c’est Jean-Michel Lucas pour qui, s’inspirant de la déclaration des droits culturels de Fribourg de 2007, note le directeur de la MJC, « la culture, ce n’est pas le quatrième pilier du développement durable qui aurait été oublié mais le premier. A La Duchère cette conception de la culture prend tout son sens. Il s’agit pour la MJC d’aller au devant des gens. On va rencontrer les jeunes, les femmes… où ils sont, au pied des immeubles… On essaye de donner aux uns et aux autres des outils pour leur permettre de s’exprimer et d’agir ».
Lors de notre rencontre, François Fayolle s’est expliqué sur les défis que le contexte local pose à la MJC, répercussion d’une actualité nationale et internationale affectée par les attentats djihadistes. Il s’agit pour la Maison qu’il dirige de répondre aux inquiétudes d’une population d’autant plus fragilisée qu’elle est plus exposée à des influences extérieures qu’elle ne maîtrise pas :
« Il fallait créer les conditions de rencontre des cultures, du respect des générations pour le vivre-ensemble : favoriser la prise de conscience écologique, éviter le repli identitaire, développer l’esprit critique, déconstruire les idéologies totalitaires. Il y a un gros travail qui a été fait dans ce sens parce que beaucoup de jeunes étaient pro-djihadistes. Ils adhéraient aux thèses complotistes avec une conscience dualiste du monde. Ils répètent des slogans, des préjugés, rentrent dans des schémas simplistes à l’extrême. On s’est posé la question du pourquoi de la radicalisation. On a organisé une formation pour tenter de répondre et se donner les moyens de lutter contre avec les animateurs, bibliothécaires, directeurs sportifs, assistantes scolaires… : quelle posture éducative face à la radicalisation ? Comment agir à son niveau ? Les animateurs sont totalement démunis, y compris les animateurs d’origine musulmane empêtrés dans cette vision complotiste. N’étant pas clairs avec eux-mêmes, ils ne peuvent pas être clairs avec les jeunes. »
Joint au téléphone, le principal du collège Schoelcher, Abdallah Chibi, questionné sur l’influence de l’idéologie djihadiste, nous a déclaré qu’« il comptait bien une quinzaine d’élèves en tenue traditionnelle mais qu’il n’avait pas enregistré d’incidents en lien avec le djihadisme. Néanmoins a-t-il ajouté, « La Duchère reste un quartier marqué et on s’attache dans l’établissement à travailler sur les codes, c’est-à-dire les valeurs républicaines ». C’est à cela aussi que s’efforce le directeur de la MJC appuyé par son équipe avec le renfort du Lien Théâtre, la compagnie qu’il héberge :
« Repéré comme étant dans le quartier parmi les acteurs les plus actifs, qui vont de l’avant, on a obtenu une aide de l’Etat et du Département. On travaille avec les jeunes jusqu’à 22h, on va au pied des immeubles régulièrement. La compagnie Le lien Théâtre en résidence à la MJC joue des petites pièces destinées à libérer la parole des habitants. Ses animateurs nous amènent des compétences artistiques qu’on n’a pas. Durant la quinzaine de l’égalité, on allait vers les femmes, dans le jardin public en posant la question : est-ce que vous êtes la femme que vous avez voulu être ? Manière d’enclencher une discussion et de les faire parler de leurs problèmes. Or le premier problème soulevé a été la radicalisation de leurs enfants […]. Ce sont souvent des mères seules qui élèvent deux ou trois enfants. Elles sont perdues. Et elles sont venues pour se confier, discuter, et maintenant leur projet c’est d’intervenir dans les classes, de parler aux enfants, de jouer des scénettes. C’est ça la culture, et la culture permet aux gens de dire qui ils sont, de parler de leurs problèmes et d’être reconnus. Il s’agit de créer les conditions d’expression du pouvoir d’agir des habitants du quartier. »
Cependant F. Fayolle reconnaît qu’il faut encore faire plus : « On n’est pas encore vraiment la MJC des habitants parce qu’au conseil d’administration il y a très peu de représentants de couleur, on a juste une femme d’origine algérienne et une autre personne de couleur sur une dizaine. Ce n’est pas rien mais on peut progresser dans ce domaine. »
[Enquête réalisée en 2014-2016 par BJ, JJ, BP et JFS avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence]
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A suivre : d) Lorsque la parole des habitants est relayée par l’expression artistique
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