LYON-LA DUCHERE : Au coeur du renouvellement urbain, la culture conjuguée à l’action sociale (6)

Chères lectrices, chers lecteurs

C’est se payer de mots que de parler de populisme de droite et de populisme de gauche. Il y « un » populisme, bien représenté dans son hétérogénéité par une frange – difficile à quantifier – des « gilets jaunes », qui puise dans le fond de commerce et de l’extrême gauche et de l’extrême droite.

Parmi les idéologies les plus colportées à cet égard : celle qui touche à la richesse et à la pauvreté en termes de vases communicants dans une conception statique de l’économie et de la société. Le fond du problème en effet, pour autant que l’on croit encore au progrès, n’est pas de prendre aux riches pour le donner aux pauvres mais, pour le « peuple » et ses représentants, de s’assurer le contrôle des conditions de la production des richesses, autrement dit de l’investissement, pour une répartition équitable des fruits de l’expansion.

De même l’histoire nous a enseigné que la démocratie directe, en déblayant par avance le terrain de la conquête du pouvoir, n’était qu’un leurre faisant le jeu des extrêmes ainsi plus libres d’occuper ledit terrain, alors que le remède à la défiance vis à vis du modèle républicain est plutôt à rechercher dans une meilleure articulation entre démocratie représentative et démocratie participative.

Les « gilets jaunes » ne constituent pas un « mouvement » mais une mouvance ayant pour origine un ressentiment contre des élites qui se sont coupées du « peuple » à la faveur de la technicisation de nos sociétés dites bien imprudemment « avancées ». Autant dire qu’on ne saurait construire une politique en l’absence de plate-forme sur laquelle la fonder. N’est-il pas, à cet égard, exaspérant de voir des intellectuels surmédiatisés censés se mettre à la place des plus démunis pour défendre leur cause, alors que la plus élémentaire psychologie nous a appris qu’il était bien vain de chercher à se couler dans la peau d’autrui. Au sens propre, sympathie n’est pas empathie, et c’est plutôt en restant à sa place, avec son bagage intellectuel et sa sensibilité propre, que l’on est le plus à même de comprendre et d’élaborer des solutions concertées, pour autant que l’on manifeste un tant soit peu la volonté d’aller à la rencontre de l’Autre, sans arrogance ni condescendance ; péché bien peu mignon, capital, des élites.

Il se trouve que sous la pression de la spécialisation des savoirs la démocratisation de l’enseignement ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation de la culture. Pourquoi, sinon parce que l’enseignement académique s’est révélé impuissant à réaliser l’égalité des chances et à compenser les conséquences des inégalités de condition. Ce, d’autant plus que la base s’élargissait et se diversifiait et que les inégalités de revenu se creusaient. Si on ne peut demander plus à l’enseignement que ce qu’il peut donner, il n’empêche qu’en l’état de notre société postmoderne, c’est-à-dire ayant dépassé le stade analogique pour s’être engagée dans celui du numérique, une meilleure articulation entre pédagogie et apprentissage de la démocratie s’impose, conditionnée par une refonte et des méthodes d’enseignement et des programmes. Sachant que la nécessaire prise en compte des nouvelles technologies n’y suffira pas, qu’il faudra encore intégrer les contraintes résultant de la diversification des composantes culturelles de la population. Raison supplémentaire pour dépasser le débat stérile entre « républicains » et « pédagogues ».

Il est plus qu’urgent de recouvrer la raison, et si les « gilets jaunes » pouvaient se flatter d’avoir percer l’abcès, la démocratie ne pourrait que leur en savoir gré. Encore faut-il que le pouvoir, au-delà d’aveux de défaillances et de faiblesses – dont on aurait tort de lui faire grief après lui avoir reproché son arrogance –, soit déterminé à accompagner socialement les mesures de transformation structurelle de la société dans une économie mondialisée ; autrement dit, à ne pas négliger l’équité en s’attaquant aux problèmes de fond.

Considérations de bon sens rétorqueront les forts en « thèmes » ! Mais le bon sens, n’en déplaise à monsieur Descartes, est-il vraiment partagé ?

C’est donc sur un doute – cartésien néanmoins – que nous clôturons, après les 4000 de La Courneuve, notre enquête à La Duchère sur le rôle de la culture dans le renouvellement urbain, convaincu que, plus qu’un accompagnement, elle est un englobant qui imprègne la société urbaine à l’instar du paysage dans lequel baigne la matérialité de la ville. Et ce, avant d’aborder, début janvier, une ultime séquence sur « la place de la religion dans l’espace public » en prenant à nouveau l’exemple de ce quartier en rénovation du 9e arrondissement de Lyon, qui fut aussi le lieu d’une sombre rivalité entre communautés juives et musulmanes au sujet de l’implantation de leurs lieux de culte, que nous espérons aujourd’hui dépassée. Si la culture a sa source dans la religion, on n’aura garde d’oublier que la violence est originellement liée au sacré, sinon à la religion. D’où la question, qui nous ramène toujours à René Girard, de savoir, à la suite d’Olivier Roy, si l’inscription de la religion dans la culture n’est pas non plus le meilleur moyen d’exorciser ses démons.

Bonne lecture chères lectrices, chers lecteurs, belles fêtes de fin d’année et meilleurs voeux pour celle qui s’annonce avec, comme toujours, son aura d’inconnues.

Vue de Lyon de la terrasse de la MJC où le Lien-Théâtre à élu résidence et où Anne-Pascale Paris nous a reçu.

d) Lorsque la parole des habitants est relayée par l’expression artistique (suite et fin)

3. Le mal-être des jeunes, dit pour être surmonté

Anne-Pascale Paris, fondatrice et responsable artistique du Lien-Théâtre nous a reçu en présence de Mélanie Perron, administratrice, sur la terrasse de la MJC, qui domine superbement la ville de Lyon, et où la compagnie se trouve en résidence.

L’action du Lien-Théâtre s’exerce en direction des jeunes. Le site Web de la compagnie[1] explicite sa démarche :

« Questionner en tant qu’artiste notre société : les comportements des hommes et des femmes, les relations de pouvoir, la violence et le silence. Le théâtre est ici conçu comme un espace pour ouvrir et transformer notre regard sur le monde, penser l’avenir et les défis qu’il nous pose. Notre théâtre se nourrit d’échanges constants entre artistes, habitants et publics de tous horizons. A partir de leur être et de leur univers, Anne-Pascale Paris développe un processus d’écriture au plateau pour créer ses spectacles.»

« Ecriture au plateau », en ce que l’écriture – dans un sens extensif – ne précède plus comme dans le théâtre traditionnel le spectacle mais est intégrée à la mise scène pour former un tout dans une spontanéité imbriquant fiction et réel, dans un jeu dialectique entre distanciation et adhésion au quotidien des gens.

Pour la compagnie, accepter une résidence à la MJC n’allait pas de soi en raison de l’engagement que cela implique et de la nécessité de se sentir en cohérence avec le quartier pour lequel et avec lequel monter des projets. C’est que la démarche du Lien-Théâtre, pour notre interlocutrice, est sensiblement différente des autres compagnies. Le Lien-Théâtre aborde, en effet, le public sans idées préconçues de la création :

« La création vient de ce qui nous semble être nécessaire, commun entre ce que les habitants attendent d’un projet et ce que nous artistes-citoyens on a envie de porter comme projet. Il n’y a pas d’abord le projet artistique pour y intégrer ensuite les habitants, c’est la rencontre entre les habitants et l’équipe artistique qui fait naitre un projet. Et ce projet est porté parce que nécessaire autant aux habitants qu’au travail de l’artiste. »

Autrement  dit, le public est un partenaire à part entière au même titre que les autres partenaires du quartier avec lesquels la compagnie est amenée à travailler et qui la soutiennent.

L’autre objectif du Lien-Théâtre est de remettre le théâtre à une place où les jeunes se sentent à l’aise et où ils puissent s’en emparer, à la fois en tant qu’outil de création et de communication.

« Or, nous explique la responsable artistique du Lien-Théâtre,  pour que le théâtre puisse constituer une ouverture pour les jeunes, un moyen d’action, d’agir, il faut que la relation soit plus longue que celle de la représentation. Dans toutes nos activités il y a forcément un avant et un après. Mais il est nécessaire d’aider les jeunes à trouver une connexion entre la représentation et leur histoire personnelle dans la durée. C’est la raison d’être du théâtre, comme l’était le théâtre antique, que d’inciter à réagir, à bouger, faire attention aux uns et aux autres, et par là, aussi, de devenir de meilleurs citoyens. »

Pour la fondatrice du Lien-Théâtre, si les jeunes de La Duchère sont mal à l’aise, ils ne le sont pas plus qu’ailleurs. Le malaise est affaire de génération, avec cette particularité toutefois que les jeunes de La Duchère se sentent rejetés par la société en général et le centre-ville spécialement : « Ces jeunes admettent qu’ils ne peuvent rattacher à rien de précis cette sensation, qu’il faut malgré tout prendre en considération parce qu’elle peut provoquer de l’auto-exclusion, des comportements violents, la peur de l’autre incitant à rester sur soi. »

D’où un objectif :

« Faire en sorte que ces jeunes surmontent leur malaise par la prise de parole que le théâtre permet de mettre en scène. Le processus de prise de parole : ressentir, éprouver, oser dire est plus important que la finalité du spectacle lui-même et, nous, on tient à ce que cette parole là ne reste pas en l’air. Jusqu’à présent on ne savait pas bien comment restituer cette parole, aujourd’hui on a trouvé avec des comédiens professionnels dont c’est le métier. Ils portent la parole des jeunes sans être forcément d’accord avec eux et les jeunes sont fiers de voir un comédien qui dit ce qu’eux ont dit mais n’ont pas toujours l’envie ni le courage ou la force de l’exprimer eux-mêmes ; l’important est qu’il y ait quelqu’un, un corps, une bouche et une voix qui s’adresse au public spectateur, qui lui dise ce qu’il ressent. Alors les jeunes se sentent écoutés et le malaise peut s’apaiser. »

L’année 2015 ayant été marquée par les attentats, Le Lien-Théâtre a été appelé à travailler sur le thème de la liberté d’expression et du dialogue interreligieux.

« Quand on m’a demandé de travailler autour de ces thématiques, j’étais très mal à l’aise, admet AP Paris, parce que je ne voulais pas stigmatiser. Certains partenaires comme les centres sociaux étaient réticents. Et puis on s’est lancé, sans être du tout sûr du succès. On a recherché une situation concrète, pas forcément violente, mais forçant la discussion. Ce fut la scène de l’ascenseur qui tombe en panne avec des gens qui ont un objectif commun : aller au Forum de l’avenir, forum pour l’emploi, au 23e étage pour voir ce qui s’y préparait et comment se faire une place. A partir de cette situation, les questions fusent, les émotions jaillissent : pour qui ressent-on de l’admiration ou au contraire du dégoût ? Qui, de l’arabe, du juif, de l’homo, de la mère de famille  inspire le respect ou au contraire la crainte ? Tous personnages envers qui on a des préjugés et qui peuvent être l’objet de discriminations. Ce qui a permis d’aborder des sujets religieux et par le jeu improvisé à l’aide de comédiens de libérer la parole. »

Sortir de ses murs est aussi un enjeu dans un quartier ayant une forte identité comme La Duchère et qui pour cette raison même peut être tenté par le repli. AP Paris, s’exprime sur le partenariat avec d’autres structures :

« On aimerait faire des échanges avec des partenaires extérieurs. Il n’y a aucune réticence de ces partenaires, mais constituer des partenariats prend du temps. On a le projet d’un partenariat avec le Théâtre Nouvelle Génération de Vaise (scène nationale) et hier j’ai rencontré la responsable de la culture du 5e arrondissement (quartier Saint-Jean) qui nous attend. Je préfère prendre mon temps pour que ce soit solide et pas tape à l’œil. L’idée serait aussi d’aller visiter des théâtres, voire des spectacles pour sortir les jeunes de leur isolement dans un quartier dont ils hésitent à franchir les limites. […] En attendant, on a fait le choix de construire des passerelles entre théâtre professionnel et amateur et on fait en sorte que les jeunes aient accès à la Culture avec un grand C. Ce sont les jeunes que je sens mal à l’aise avec cette Culture, pas les adultes. »

Pour la fondatrice du Lien-Théâtre, « si la diversité culturelle est une richesse en soi, ce qui pose problème en France, contrairement à ce qui se passe en Belgique ou au Canada, c’est que le théâtre que l’on fait est vu comme un théâtre du pauvre. Comment dans ces conditions assurer la diversité artistique, la diffuser, et comment le spectateur ne  se sentirait pas pauvre lui-même ? »

AP Paris exprime, à cet égard, des réserves sur le Théâtre-Forum auquel plusieurs de nos interlocuteurs ont eu tendance à assimiler Le Lien-Théâtre   :

 « Le Théâtre-Forum est différent dans la méthode et la finalité de ce qu’on fait. C’est une forme de théâtre très codée avec un maître du jeu qui fait rejouer le spectacle, le public ayant la possibilité d’interpeler les acteurs. C’est très interventionniste. Le Théâtre-Forum est sur une problématique sociale très forte, comme nous le sommes, mais ce sont ceux qui ont la parole facile qui la prennent. Notre théâtre, tel que nous le concevons, apparenté au Théâtre-Action, cherche au contraire à donner du pouvoir d’agir, dont les gens font ensuite ce qu’ils veulent. Ce n’est pas à nous de dire ce qu’il faut faire pour changer le monde. D’autre part, alors que l’expression artistique du Théâtre-Forum est délibérément pauvre, plus tourné vers le social, nous, essayons de soigner le côté esthétique. Par là, on cherche aussi à abaisser les barrières entre théâtre du pauvre et théâtre d’élite. Le Théâtre-Forum a tendance à rester confiné dans le social alors que nous, cherchons avant tout à sortir les gens de leur monde. »

Anne-Pascale Paris ne travaille pas en rapport direct avec la rénovation urbaine comme Le Fanal qui est intervenu sur les problématiques du relogement par exemple. Ce qui ne veut pas dire que la rénovation urbaine, par ses répercussions sociales, n’ait pas influé sur les thématiques abordées ou affecté les orientations données aux spectacles de la compagnie. Et inversement, on ne peut nier l’impact de son action sur la société locale, soumise au renouvellement urbain.

A la question que peut le théâtre dans un quartier comme La Duchère, sobrement mais résolument elle répond : « transformer le regard sur le monde et notre manière d’être aux autres. »

[Enquête réalisée en 2014-2016 par BJ, JJ, BP, JFS avec le soutien de L’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.]

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[1] http://www.lelientheatre.com.

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A suivre : La place de la religion dans l’espace public

Contact : serre-jean-francois@orange.fr

     

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