Chères lectrices, chers lecteurs
La France s’emballe sur des petites phrases, le moindre propos est désormais prétexte à polémique exploitable politiquement. La violence de la parole fait écho à celle de la rue et inversement. Détachés de leur contexte – linguistique et social – les mots perdent leur sens, laissant les acteurs et les témoins de leurs faits et gestes dans un vide funeste que la violence vient combler.
Il suffit que le président mette en garde contre l’affaiblissement du « sens de l’effort » sur fond d’agitation des « gilets jaunes » pour que le propos soit interprété contre eux, nonobstant la circonstance qu’il s’adressait à des apprentis boulangers, dont il reconnaissait, par ailleurs, la « dureté » du métier, faisant au passage l’éloge du travail manuel. Dans une autre conjoncture sociale, toutes tendances confondues ou presque, les observateurs auraient applaudi.
Ironie de l’histoire, provocation de la littérature, horrifiques par ce qu’elles évoquent l’une et l’autre de turpitudes terrifiantes, c’est en pleine période révolutionnaire que Donatien Alphonse François de Sade, qui s’y connaissait en la matière, lançait son exhortation dans La philosophie dans le boudoir : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains. » Brulot politique intercalé entre les « performances » toutes plus audacieuses les unes que les autres d’un roman érotique !
Il n’empêche, le « mouvement » des « gilets jaunes » le prouve plus de deux cent ans après, il y a encore maints efforts à faire, contexte historique et culturel mis de côté, pour devenir vraiment républicains, autrement dit, littéralement, attachés à la chose publique ; les excès auxquels se sont laissé entraîner les plus radicaux des « gilets jaunes » le démontrent : injures à tonalité ouvertement raciste, agressions contre des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions, menaces de morts contre des personnalités en vue, destructions matérielles, violences physiques contre les personnes, simulations d’exécution capitale en effigie, gestes obscènes devant les caméras… L’agressivité, la haine et la trivialité frisant la barbarie ne connaissent plus de limites. Le drame de ce « mouvement » est que, dépourvu d’identité, ne lui reste que le recours à la violence pour exister. Affirmer, comme certains, qu’il est représentatif de la population dans son ensemble, alors qu’il ne peut même pas prétendre l’être de ses couches sociales inférieures, relève du sophisme. Mais, à défaut de pouvoir en identifier les composantes, du moins peut-on relever celles qui échappent à son emprise : les habitants des centres-villes, ceux des grands ensembles périphériques, le rural authentique, les immigrés… ; puissants et riches, vulnérables et précaires réunis dans le même sac. Le mouvement des « gilets jaunes » pourrait, ainsi, se définir en creux (négativement) à partir des catégories qui ne se reconnaissent pas en lui, aussi hétérogènes que celles qui s’en revendiquent ; une espèce d’entre-deux hâtivement qualifiée de classe moyenne, dont la définition reste insaisissable.
Faute d’un contenu revendicatif cohérent, qui en conditionne le réalisme, les formes de la mobilisation et ses mots d’ordre n’en expriment pas moins un malaise dont il est trop facile a posteriori de prétendre que les conséquences en auraient été prévisibles. Ce qui est sûr, c’est qu’il remonte à loin, que ses causes – économiques, sociales et politiques – ont été identifiées de longue date, mais que le pouvoir actuel ne saurait pour autant s’exonérer de la responsabilité qu’il porte dans la conduite d’une politique économique qu’il n’a pas su accompagner, faute d’en avoir anticipé les dégâts collatéraux sur l’état de santé, physique et moral, de la société dont il a la charge.
Le gouvernement aurait tort de compter sur la division du mouvement pour espérer en finir avec les désordres dont ce dernier est à l’origine. Une telle division, qui s’esquisse déjà, comporte en effet un risque d’autant plus élevé qu’elle entraine à sa suite un clivage plus général de l’opinion, déjà sensible, mettant face à face deux France en opposition frontale : une prête à débattre de son devenir, pendant que l’autre ne rêve que d’en découdre. Comme si opposer la France des riches à celle des pauvres, la France des métropoles à celle des périphéries, la France des villes à la France rurale… ne suffisait pas. Tous face-à-face périlleux, mais dont le dernier en date est le plus explosif, propice à une exploitation par les extrêmes, en embuscade depuis le début des émeutes à défaut d’avoir pu récupérer le mouvement – rejeté par les partis – à leur profit.
D’où l’urgence de prendre au mot la lettre du président de la République aux Français et de jouer « en confiance » le jeu du grand débat – sachant que la question de son débouché sur des propositions concrètes reste posée – pour exorciser le démon d’un « terrorisme » qui a tombé le masque samedi dernier. Un regret tout de même : que parmi les thèmes abordés – la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’Etat et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté – l’éducation, l’école et la culture n’aient pas été mentionnés. Même si aucune piste n’est exclue, la crise actuelle était une opportunité pour en souligner les enjeux ; la qualité de l’expression politique citoyenne étant très largement tributaire de ce triptyque, dont le développement et les conditions de mise en oeuvre nous apparaissent primordiaux. Ne serait-ce que pour aider à se dégager des oppositions binaires simplistes qui pourrissent les débats politiques, pour retrouver le sens des nuances qui témoignent de notre lucidité, pour détecter les fake news, décrypter les slogans, pour savoir s’orienter à bon escient dans les réseaux sociaux, savoir analyser les images, animées ou non, pour être à même, enfin, d’interpréter les discours des leaders en évitant de tomber dans les pièges d’une rhétorique fallacieuse. Si la culture n’est pas l’horizon des « gilets jaunes », elle n’est pas un luxe pour autant. L’exercice de la démocratie, compte tenu de la volonté de participation exprimée, pourra de moins en moins se réduire à l’insertion d’un bulletin de vote dans l’urne. Elle a vocation à se développer pleinement à travers la parole des citoyens.
Aussi bien, est-ce sur le souhait d’initiatives nombreuses et pertinentes allant dans ce sens pour faire échec aux tentatives de manipulation de l’opinion, que nous publions, en ce jour de présentation officielle du grand débat public, le dernier volet de notre rapport d’enquête sur la place et le rôle de la culture dans le renouvellement urbain des quartiers prioritaires de la politique de la ville, laissés-pour-compte – parmi d’autres pas moins défavorisés – du « mouvement ». Volet placé sous le sceau de l’interdisciplinarité à travers la coordination d’un développement social-urbain intégré.
Bonne lecture.

La coordination des actions sociales et culturelles avec les opérations de rénovation urbaine (conclusion)
Les associations sont nombreuses sur le quartier, de toutes natures et vocations. C’est tout un tissu social riche et divers, à l’image de sa population, sur lequel les équipements réalisés avant et après la rénovation peuvent s’appuyer.
La Mission Duchère, dirigée par Bruno Couturier est au cœur de ce système d’acteurs pour ce qui est de la relation avec le renouvellement urbain, avec son équipe pluridisciplinaire de 13 personnes qui assure l’interface entre les habitants et les acteurs institutionnels intervenants sur le quartier. Une Mission doublement rattachée, d’une part à la direction générale adjointe de la Métropole en charge du développement urbain et du cadre de vie, d’autre part à la direction générale adjointe de la ville de Lyon en charge de l’urbanisme. Elle regroupe quatre pôles :
- Projet social de territoire avec un poste de chargé de développement social ;
- Pôle Habitat – Gestion Sociale Urbaine de Proximité (GSUP) avec un poste de chargé de développement habitat, un poste de chargé de développement GSUP ;
- Pôle économique – Zone Franche Urbaine (ZFU) avec un développeur économique et un chargé de mission ZFU ;
- Pôle communication-concertation avec une chargée de communication et une chargée de concertation.
En complément, deux chargés de mission de la ville de Lyon sont détachés auprès de la Mission Duchère pour coordonner les actions du Projet Educatif Local et de l’Atelier Santé.
Etoffée comme elle est, la Mission pilote le projet dans sa globalité sous ses aspects tant urbain que sociaux, éducatifs et économiques. On notera toutefois que la culture, rattachée directement à la ville de Lyon par l’intermédiaire d’une agent de développement culturel, échappe à son périmètre d’intervention, ce qui n’empêche pas une coordination. Il en est de même pour la prévention et la sécurité. Elle s’appuie, par ailleurs, rappelons-le, sur la Société d’Equipement du Rhône et de Lyon (SERL) pour l’aménagement de la Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) sous la direction d’opération d’Audrey Delaloy. Nous n’avons malheureusement pas eu le temps d’approfondir avec les membres de la Mission son action en direction de la société civile.
Des entretiens que nous avons réalisés il ressort que le pilotage de la mission a évolué dans le temps et a dû adapter son fonctionnement au gré des changements de procédure : DSQ à l’origine, GPV, Projet de rénovation urbaine, de renouvellement urbain aujourd’hui. Surtout le GPV a dû tenir compte de la contestation face à la brutalité des premières décisions de démolition en l’absence de communication préalable sur le projet urbain ; contestation portée par le Groupe de Travail Interquartier (GTI).
On se gardera bien de faire une analyse en termes d’acteurs et de système. Mais compte tenu de notre problématique centrale, à savoir l’articulation entre l’urbain, l’économique, le social et le culturel on ne cachera pas les tensions ayant existé et persistant, même si c’est dans une moindre mesure aujourd’hui, entre ces acteurs. Nous avons pu constater, ce dont les entretiens nous ont apporté confirmation, que la rénovation urbaine heurtait le social et que le culturel pouvait faire concurrence au social. Comme si le développement culturel venait au secours d’un traitement défaillant des problèmes liés à la rénovation urbaine. Sans doute est-ce bien surestimer le pouvoir de la culture pour guérir le traumatisme des déménagements et relogements forcés et sous-estimer l’efficacité du travail social. La culture n’a pas à être au service du social, pas plus que le social ne doit être à la remorque de la culture pour panser les plaies d’une rénovation dont les démolitions sont comme les cicatrices. La culture est en soi un bien commun à promouvoir et à partager, ce qui justifie les passerelles dressées par nos interlocuteurs, par-delà leurs différences, entre Culture avec un grand C et culture populaire, entre théâtre professionnel et théâtre amateur, entre littérature et sciences sociales, entre poésie et parole au quotidien…
Lorsqu’Anne-Pascale Paris, la fondatrice du Lien Théâtre, déplore que le théâtre d’intervention sur le modèle du théâtre-action belge auquel elle se réfère, soit considéré comme un théâtre du pauvre[1], elle rejoint Rachid Talal, le directeur du centre social du Plateau, qui dénonce l’assimilation du développement social au traitement des cas sociaux, de la précarité. Quoi qu’en dise Pierre Desmaret, directeur de la compagnie Le Fanal, AP Paris revendique bien pour le théâtre une esthétique – ce qui différencie son théâtre de celui du théâtre-forum – et R. Talal tient à accoler le terme de « culturel » à celui de « social » pour qualifier son centre.
Aucune des compagnies que nous avons rencontrées ne se réclame du théâtre-forum du brésilien Augusto Boal pour qui la violence de la parole répond à la violence des actes. Trop subversif de l’ordre établi. L’éducation populaire est la référence des ArTpenteurs, le théâtre documentaire promu par Peter Weiss, celle du Fanal, le théâtre d’intervention inspiré du théâtre-action belge, celle du Lien Théâtre. Loin de poursuivre une vaine ambition de transformation de la société, l’objectif poursuivi à La Duchère par la médiation de ses acteurs sociaux et culturels est plus réaliste : celui de libérer une parole critique, celle des habitants, susceptible de renvoyer à la société locale une image valorisante d’elle-même, quitte à questionner le politique ; de délivrer les jeunes, qui se sentent rejetés, d’un mal-être qui les poussent dans les bras armés du djihadisme, en leur offrant les moyens de s’exprimer par la voix et le corps, la parole et le geste[2].
Falk Richter, dramaturge allemand, metteur en scène d’Hôtel Palestine a dit lors d’un entretien avec Richard Sennett, sociologue auteur de La Chair et la Pierre, « plus le théâtre a lieu dans la politique et dans les médias, moins il y a lieu au théâtre. » En ces temps de violence extrême, il n’est surement pas inutile de se rappeler ces termes dans lesquels s’exprimait Richter en 2003. Alors que le drame investit les espaces publics et, de là, les médias, n’est-ce pas au théâtre de s’en emparer pour qu’il lâche prise, libère les premiers et dispense les seconds de prendre le relais ? Et aussi pour, d’un même mouvement, interpeler le politique ? Car si le politique demande à la société local de se prendre toujours plus en charge – c’est le sens de l’empowerment – le politique ne se doit-il pas, en contrepartie, de lui rendre des comptes ?
Le travail fait par les centres sociaux, la MJC, les compagnies artistiques en liaison avec le monde éducatif et la Mission Duchère est de ce point de vue exemplaire, malgré des ratés au début et les défaillances qui peuvent persister du fait que chaque institution, chaque acteur jouit d’une autonomie entière et a une tendance naturelle à préserver son pré carré. Mais, chacun avec sa sensibilité, ses moyens propres apporte sa pierre à l’édifice commun en transgressant les frontières internes d’un partenariat à entretenir en permanence. On n’a jamais trop de tous les leviers du développement économique, social et culturel pour « faire société » selon l’expression à présent consacrée.
Ce n’est pas là vaine spéculation, mais le témoignage qu’une coordination des acteurs du développement peut contribuer à l’articulation des dimensions urbaines dans leur pluralité, sans laquelle, les errements passés de la politique de la ville l’ont prouvé, il n’est pas de renouvellement urbain qui ne soit aussi humain.
[Enquête réalisée en 2014-2016 par BJ, JJ, BP et JFS avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.]
Les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère, les quartiers Nord de Marseille : Quand la culture passe au premier plan (synthèse).
Abrégé du compte rendu d’enquête portant sur trois sites de renouvellement urbain : les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère et les quartiers Nord de Marseille.
______________________________
[1] Dans la bouche d’AP Paris, « théâtre du pauvre » est une expression péjorative. On pourrait pourtant la retourner positivement en parlant d’un « théâtre pauvre » comme on parle d’« arte povera », théâtre de ceux qui, démunis, se cherchent comme l’art minimal recherche un sens enfoui pour compenser le sentiment de vacuité de l’existence. « Théâtre pauvre », tel que l’entendait le metteur en scène polonais Jerzy Grotowski, dépouillé de tout artifice : grimage, costume, accessoires de scène, centré sur la communication des signes par l’entremise du jeu des corps et de la parole libérée, abolissant la distance que l’institution dresse entre le spectateur et l’acteur.
[2] Metteur en scène du « Cantique des Cantiques », création torride du chorégraphe Abou Lagraa à la Maison de la Danse de Lyon en 2015, Mikaël Serre s’exprime ainsi : « J’assume pleinement, accompagné par la chorégraphie et son langage propre, un théâtre critique, autre face d’un théâtre de la catharsis dans ce moment particulier de notre histoire, quitte à froisser les exégètes et autres magistères du beau geste et de la libre interprétation […]. » La mise en scène replace la chorégraphie d’Abou Lagraa, hymne à la tolérance et à la solidarité des peuples autant qu’à l’amour, dans un contexte très actuel d’hybridation des cultures dont les trois monothéismes sont à l’origine. Avant d’avoir dramatiquement divergé, n’est-ce pas dans le Livre, où le sacré côtoie le profane avec son irréductible part de violence, qu’elles puisent leur source commune.