LE REEQUILIBRAGE DE LA POLITIQUE DE LA VILLE sous l’éclairage (indirect) de Philippe Aghion, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry, économistes inquiets

Extrait de « Histoire des jouets » de Henry René (1902)
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« Que m’importent les controverses, et les arguties des docteurs ? Au nom de la science ils peuvent nier les miracles ; au nom de la philosophie, la doctrine et au nom de l’histoire les faits.  […] Même, il me plaît qu’ils y parviennent, car ma foi ne dépend en rien de cela. »[1]

On aimerait partager une telle foi, pourtant celle de Gide, l’auteur de ces lignes iconoclastes que nous avons précédemment cité – hasard d’une pioche livresque ( ?) – est loin d’avoir été inébranlable. Et c’est parce que la nôtre est – entre quelque peu et sérieusement on hésite encore – ébranlée que nous avons accordé la plus grande attention à la note « confidentielle » adressée à l’Elysée le 4 juin par Philippe Aghion, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry, économistes de renom ayant inspiré le programme économique du candidat Macron. Non que les croyances doivent être exclues de la politique (la mystique y a sa place comme le plaide Péguy), mais en sachant bien que la raison devra, en cas de conflit dirimant, toujours l’emporter.

Le moins que l’on puisse dire est que nos trois économistes ne se sont pas limités à apporter de l’eau à notre moulin[2] ; mieux que cela, ils ont enfoncé le clou. Reprenons leur argumentaire pour l’appliquer à la politique de la ville et, plus largement, aux politiques urbaines, en questionnant le discours présidentiel du 22 mai dernier à L’Elysée.

Ils commencent par faire observer que si le programme de politique général du candidat Macron reposait sur une « ambition émancipatrice », aujourd’hui elle « échappe à un nombre grandissant de citoyens ». C’est, pour nous, et ce qui concerne notre sujet, le renouvellement urbain, l’occasion de rappeler qu’il n’y a pas d’émancipation possible pour les individus sans que les conditions de leur insertion dans la société soient effectivement réalisées. C’est aussi dire que, au-delà d’une égalité des chances bien ancrée – si improbable soit-elle – dans l’esprit de nos gouvernants de droite comme de gauche, la situation des quartiers prioritaires de la politique de la ville exige de viser une égalité de résultats à travers la mise en œuvre d’une politique sociale prenant en compte les aléas de la vie, lesquels par définition, ne dépendent pas du mérite : « L’enjeu profond de l’affaire est moins le positionnement droite/gauche que la perception de la finalité et de l’équité réformatrice » écrivent les auteurs de la note, qui préviennent que « si l’effort d’économies est perçu comme portant principalement sur les transferts, cela confirmera l’image d’un pouvoir indifférent à la question sociale. » Ce qui revient à dire, si nous avons bien compris, que « la redistribution fiscale et sociale » a pris le pas, en aval, sur la « lutte contre les inégalités d’accès », qui passe par une plus juste distribution des revenus, en amont. Comme si la focalisation sur les grands équilibres économiques, monétaires, aveuglaient sur les inégalités sociales. Certes beaucoup de réformes ont été engagées reconnaissent les signataires de la note, « mais personne ne trace le fil qui relie ces réformes, et certaines demeurent quasi-invisibles. Le projet n’est pas porté ». Et si « le message sur les inégalités d’accès » a été entendu pour ce qui concerne l’éducation avec le dédoublement des classes de CP, « il n’est passé ni pour les inégalités de santé ni pour les inégalités territoriales ».

Nous y sommes. Nos experts en économie ne s’attardent pas sur ce dernier sujet, mais les remarques que nous avons formulées dans le dernier article de notre blog, sont inscrites en filigrane dans leur manifeste ; soit, au risque de nous répéter :

  • Sur le plan des objectifs assignés au renouvellement urbain (“l’égalité des possibles pour tous” selon l’expression de nos économistes) :

En conformité avec la philosophie exprimée par le président de la République dans son discours du 22 mai : émanciper et rendre aux habitants des quartiers politiques de la ville leur dignité, l’action du gouvernement doit s’inscrire dans une politique de territoire en mesure de leur donner accès au logement, aux équipements d’accompagnement, aux transports, à l’emploi, à l’éducation et à la culture, aux services de soin, aux sports et activités diverses de loisir… Accès aux territoires et à la diversité de leurs ressources, droit au logement, droit à la ville : émancipation pour les uns, contraintes pour les autres (fiscalité immobilière, servitudes, expropriation…). Rien sans contreparties, encore faut-il qu’elles soient justes pour être acceptées.

  • Sur le plan de la stratégie, pour la conduite de laquelle Emmanuel Macron avait annoncé un changement de méthode sans emporter notre conviction et que nos trois experts ont résumé de deux mots : “dévérouiller l’accès”, en appelant à renouer le fil de réformes économiques éparses :

En matière de renouvellement urbain, la réalisation d’une « ambition émancipatrice » implique de même, selon nous, plus qu’une agrégation de mesures d’accompagnement à caractère économique, social, éducatif, culturel… plaquées sur un projet de rénovation urbaine. C’est à la construction d’un véritable projet de société que les acteurs, dont les habitants, doivent, à la base, s’atteler ; un projet intégré, articulant les diverses dimensions du développement urbain, dont la finalité sociale ne saurait être oubliée.

Mais, une telle mobilisation au niveau local devra pouvoir s’appuyer sur une stratégie urbaine à même de réinsérer, à terme, les quartiers en rénovation dans la ville, et la ville dans un réseau urbain structuré pour irriguer le territoire régional, rural notamment. Il est juste, au nom du principe de solidarité territorial et intergénérationnel, que la ville rende à son interland ce qu’il lui a donné et qu’il continue, sous des formes différentes, à lui apporter.

  • Sur le plan des dispositifs, enfin, sur lesquels l’action politique pourra s’adosser pour, au-delà des moyens purement financiers, répondre à des “objectifs‟ que nos économistes qualifient de ”concrets” :

La mise en œuvre d’une politique urbaine « ouverte » est conditionnée par le déverrouillage du foncier qui, cristallisant les inégalités, fait obstacle à la mobilité géographique d’habitants dont l’ascension sociale se trouve par ailleurs freinée, voire bloquée du fait de handicaps. Pas de politique du logement équilibrée – c’est-à-dire répondant à la diversité des besoins et aspirations des habitants tout en satisfaisant à leurs contraintes financières et de localisation – sans un partage équitable de la rente foncière entre centre et périphéries. Sans non plus, la note des économistes y insiste, un recalibrage des aides à la pierre (dispositifs Duflot/Pinel) qui ponctionnent le budget de l’Etat, alors que – la note ne le dit pas – elles pourraient être opportunément affectées à la construction de logements sociaux, hors périmètres politique de la ville, dans des quartiers attractifs grevés de surcharges foncières. (cf. les principes posés par la loi Egalité et Citoyenneté du 27 janvier 2017).

En outre, les moyens à la hauteur de cette « ambition émancipatrice » ressortissent d’une réforme de la fiscalité locale – notamment dans le cadre de la nouvelle « métropolisation » du territoire – à la fois plus équitable en ce qui concerne la répartition de la charge fiscale entre les contribuables et plus efficace s’agissant de la redistribution des ressources, c’est-à-dire prenant mieux en compte la capacité contributive des producteurs de la richesse locale, dont les entreprises au premier chef.

Du moins est-ce sur ces principes d’un renouvellement urbain intégré  – qui nous paraissent  se situer dans la droite ligne des préconisations d’économistes que l’on ose croire encore macronistes – que l’on attend des orientations socialement recentrées, prévues pour juillet, de la part d’un  gouvernement réputé de droite sous une présidence prétendument ni d’un côté ni de l’autre (ou des deux à la fois) ; étant bien entendu que toute politique de la ville, mise en œuvre au niveau local dans le cadre de démarches bottom up, ne se conçoit qu’articulée aux politiques économique, sociale, urbaine nationales.

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[1] Numquid et tu… ?

[2] Voir nos précédents articles : Un énième plan banlieue pour quoi faire ? du 7 mai et Du plan Borloo à la méthode Macron, quoi de nouveau ? du 27 mai.

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Si erreur d’interprétation, merci de me le signaler.

Pour m’écrire : serre-jean-francois@orage.fr

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