
Le point aveugle de la politique de la ville
Lors de la journée d’études du Comité d’histoire des ministères de la Transition écologique et solidaire et de la Cohésion des territoires qui s’est tenue le 15 mai dernier sur le thème « Ministère de l’Equipement et du Logement et genèse de la politique de la ville : un mariage de raison ? », nous avons très courtoisement été pris à parti, en aparté, par un intervenant avec lequel nous nous étions entretenu lors de notre enquête sur les 4000 de La Courneuve, sur La Duchère à Lyon et sur les quartiers Nord de Marseille [*] : « A quoi bon un tel rapport d’enquête qui ne fait que ressasser ce qui se dit depuis 40 ans déjà ».
C’est bien là le problème : nous n’avons fait que rapporter ce qui nous a été dit par les acteurs de terrain et les habitants. On pourrait à la rigueur nous reprocher d’en avoir tiré une interprétation abusive. Mais le « scandale », pour reprendre le terme utilisé par Borloo lors de la présentation de son plan, est, plus encore que dans les écarts de développement persistant entre les quartiers politiques de la ville et les autres, dans le fait que tout ou presque depuis 40 ans ait été dit et beaucoup expérimenté sur le terrain, sans qu’on en ait tiré les conséquences qui s’imposaient. Pourquoi cette surdité alors même qu’urbanistes, spécialistes des sciences sociales, praticiens et habitants, n’ont jamais été avares d’analyse, de griefs et de propositions pour sortir ces quartiers de l’impasse physique et sociale dans laquelle ils se sont retrouvés acculés. S’agissant des griefs, on peut les ramener au refus de considérer la société urbaine pour ce qu’elle est et devrait être, d’où résulte la tendance à mettre l’action sociale à la remorque de la rénovation urbaine. Quant aux propositions qui en découlent, toutes se fondent sur une implication accrue des habitants dans la conception et la mise en oeuvre des améliorations à apporter à leur cadre de vie et à leurs conditions d’existence.
Nous en avons conclu qu’on ne résoudra pas les problèmes d’un coup de baguettes magiques ; entendons par là à coups de démolitions-reconstructions et de mixage sociale et ethnique. Et de pointer un déficit d’investissements privés dans les QPV conjointement à la défaillance de l’Etat lorsqu’il s’agit de promouvoir une offre résidentielle ouverte dans tous les sens du terme : géographiquement et socialement. Autrement dit une politique du logement liée à une politique urbaine, impliquant de revenir aux fondamentaux de l’aménagement et du développement urbain et d’oeuvrer en faveur d’une répartition plus équitable de la rente foncière entre les centres-villes et leurs périphéries. C’est que, d’une part, l’atteinte des objectifs de mixité sociale et urbaine fixés par la loi Egalité et Citoyenneté du 27 janvier 2017 passe par l’implantation de logements sociaux hors des QPV où le prix du terrain est sans commune mesure avec ce qu’il est dans ces quartiers ; que, d’autre part, la réalisation du Grand Paris Express contribuera au développement économique et social équilibré de la banlieue sous réserve d’en maîtriser le foncier ; qu’enfin, la question de l’hébergement des réfugiés, impérieuse aujourd’hui, exige de s’en donner les moyens en matière d’immobilier [**].
Le foncier, angle mort des politiques urbaines depuis plusieurs décennies, mais qui avait hanté les aménageurs durant les années 50-60 ; au point que le problème, dimension aujourd’hui occultée de ces politiques, n’a pas été évoqué de toute une journée consacrée à la « genèse de la politique de la ville » dans ses rapports aux ministères chargés du logement et de l’équipement qui se sont succédé depuis la libération ! Journée par ailleurs fort documentée et instructive avec des interventions de chercheurs, anciens administrateurs et praticiens de grande qualité. Il n’empêche, même si le souci du foncier est antérieur à la naissance de la politique de la ville, le silence sur cette question est symptomatique. Rien non plus, pour l’avenir, dans le rapport Borloo Vivre ensemble, vivre en grand la République – Pour une réconciliation nationale.
Hypothèse : l’antienne sur la déconnexion du « social » et de l’ « urbain » ne masquerait-elle pas l’acuité de la question foncière, pour autant que c’est autour de cette question que se noue l’articulation entre les dimensions économique et sociale du développement urbain ; question d’autant mieux évacuée qu’elle en met en cause les fondements et qu’elle a un coût. De même qu’opposer les riches aux pauvres évite d’avoir à se poser les problèmes économiques de fond, dénoncer la dissociation du « social » d’avec l’ « urbain » permet de contourner la problématique foncière, autrement dérangeante. Pourtant, faute de l’aborder de front, on se condamne à pérenniser la politique de la ville, renonçant par là même à faire des QPV des quartiers de niveau égal à ceux des autres et qui bénéficient des mêmes droits et avantages ; on se résigne à les spécialiser dans une fonction de « sas » ayant vocation à accueillir des populations défavorisées en transit, sans égard pour la stigmatisation qui en résulte.
Peut-être, rétorquera-t-on que la question foncière ne relève pas de la politique de la ville et qu’elle n’a pas tant échoué que d’avoir été trop sollicitée. Sans doute lui a-t-on trop demandé, sachant bien que les maux des « quartiers » la dépassent et qu’ils ne trouveront de solutions qu’en s’affranchissant des limites spatiales qui leur sont assignées et dans la mise en oeuvre de politiques nationales aptes à affronter les conséquences de la mondialisation.
Mais alors à quoi bon une politique de la ville ? Ne faut-il pas dans ces conditions revenir à une « politique urbaine » au sens plein du terme, digne de ce nom, articulant mieux le local au niveau national, c’est-à-dire, sans préjuger des moyens, promouvoir une politique de territoire libérée des cloisonnements d’ordre géographique et disciplinaire ? C’est aussi la condition de la sécurité et de l’évitement du communautarisme dont le gouvernement reproche à Borloo d’avoir sous-estimé l’enjeu ; raison pour laquelle, aux dernières nouvelles, il n’y aura pas mardi d’arbitrage du président de la République. Pas d’arbitrage, impliquant une mise de fonds, mais un cap, dont l’orientation, sans incidence budgétaire, sera précisée. Comptes publics obligent, alors que la Cour chargée de veiller sur les dépenses de l’Etat s’apprête à rendre son rapport en dénonçant l’insuffisante maîtrise !
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[*] Voir la synthèse du rapport d’enquête publié en feuilleton dans notre blog sous le titre « Trois sites emblématiques de renouvellement urbain » entre septembre 2017 et mars 2018 ; étude-témoignage réalisée avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence.
[**] La loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991 avait prévu une « participation à la diversité de l’habitat » à la charge des promoteurs pouvant prendre la forme de la dation en paiement ; disposition abrogée en 1995. Alors que la question de l’hébergement des réfugiés se pose avec une acuité croissante, le mécanisme institué par la loi susdite ne pourrait-il pas être réactivé à ce titre, au nom de la solidarité nationale ? Au moins tant que l’on sera confronté à un afflux de personnes déplacées que notre appartenance aux nations des droits de l’homme nous fait un devoir d’accueillir.
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