
Barre Maurice de Fontenay (vue arrière) dont la démolition était en suspens
Le retour de Borloo
Monsieur Borloo se paye de mots. Et de mots forts, voire très forts. De quoi faire bondir les plus résignés de ceux qui ont œuvré depuis 40 ans pour que la banlieue et ses grands ensembles soient enfin reconnus à la fois pour ce qu’ils sont : des enclaves ou des pseudopodes laissés à l’écart ou coupés des centres-villes et de leurs services , et ce qu’ils devraient être : des quartiers de ville à part entière.
On croit sortir d’un rêve. Il aura donc fallu attendre 15 ans pour qu’un revenant, messie surgit des décombres d’une rénovation qui devait tout changer, nous révèle que la politique de la ville est une « grande mystification » et qu’au bout du compte « un scandale absolu » n’a pu être évité. Nous même, dans notre rapport d’enquête sur les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère et les quartiers Nord de Marseille[1], n’avons pas été aussi loin dans l’emphase en faisant grief à la politique de la ville de s’attaquer plus aux symptômes qu’aux causes du malaise urbain des grands ensembles. Mais, ancien ministre délégué à la ville de 2002 à 2004, monsieur Borloo sait de quoi il parle. A preuve – comme en passant – son coup de chapeau au doublet législatif que constituent la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003 et la loi pour la cohésion sociale de 2005, dont il est l’auteur : « Mais que seraient aujourd’hui nos quartiers sans le plan de cohésion sociale et la rénovation urbaine ? Le plan de rénovation urbaine qui a permis d’améliorer les conditions de vie de nombreux quartiers et qui a généré 48 milliards de travaux, a été financé à moins de 3% par l’État mais a rapporté 4 milliards de TVA à son budget, 6 milliards de cotisations aux autres comptes publics, et généré 40.000 emplois pendant 10 ans. »[2] Ce qui n’empêche pas notre sauveur de déclarer au journal Le Monde[3] : « La vérité, c’est qu’aucun plan n’a jamais été mis en place. Et moins on en fait en matière de politique de la ville, plus on a annoncé de dispositifs, de chiffres et de politiques prioritaires. On a remplacé les moyens par les annonces publiques. » Et de préciser sa pensée : « Je ne crois pas à un plan gouvernemental. Il faut un plan de mobilisation nationale qui engage tout le monde et sollicite tous les acteurs avec clarté. Il est indispensable que ce plan soit porté par le chef de la nation. C’est lui le garant de l’unité nationale. » Dont acte. Mais, en guise de plan, monsieur Borloo nous abreuve d’un catalogue à la Prévert de 19 programmes. Cherchez la « mystification » !
Et pour que les choses soient, malgré tout, bien claires : « Il ne s’agit plus de comprendre, d’expliquer, encore moins d’excuser. L’heure est à l’action. » Tiens donc, mais qu’ont fait monsieur Borloo entre 2002 et 2004 et ses successeurs à la tête des ministères en charge de la politique de la ville depuis 15 ans ? Et que font les acteurs de terrains depuis 40 ans ? N’avons-nous pas témoigné de la diversité de leurs initiatives et de l’ampleur des actions engagées à travers notre enquête sur « Trois sites emblématiques de renouvellement urbain »[4] ? Si le programme de rénovation urbaine (ou de renouvellement urbain) a été, bien à regret, freiné depuis trois ans, sa mise en oeuvre n’a pas été arrêtée pour autant.
Le fin mot de l’histoire a été dévoilé aux auditeurs de France Culture par Thomas Kirszbaum le 27 avril dernier : les acteurs de terrain et les premiers concernés, à savoir les habitants, sont les grands absents du rapport Borloo, véritable « plate-forme syndicale des maires de banlieues ». Ce qu’est venu confirmer sur l’antenne Driss Ettazaoui, vice-président de l’association Ville et Banlieue, pour qui ce rapport est bien « un plan partagé »[5].
Si bien partagé, en effet, que Guillaume Bigot, auteur, en 2005, du trop fameux Jour où la France tremblera, déclarera dans la foulée au Figaro : « Le plan banlieue, c’est déshabiller la France périphérique pour habiller celle qui vit de l’autre côté du périphérique ». A preuve, selon ce dernier : quand on dépense 10 milliards d’€ pour 10% de la population (celle des quartiers prioritaires de la politique de la ville), on n’en consacre que 1 milliard pour 60% (celle de la France dite périphérique). Le tour est joué. Comme si on pouvait comparer et mettre sur les deux plateaux d’une même balance les habitants des banlieues défavorisées et ceux de la France rurale.
Or, c’est bien là où le bât blesse. Pourtant notre ex-ministre prend soin de se mettre au diapason d’une ambition de « cohésion territoriale » affichée par le nouveau ministère en charge de la ville – entre autres territoires – lorsque à juste titre il s’indigne : « comme s’il fallait choisir : l’outre-mer ou les quartiers ? La ruralité ou l’urbain ? C’est ahurissant… » Hélas, peu avant, il déclare : « Les univers délaissés – les quartiers populaires, leurs voisins immédiats, une grande partie de l’outre-mer, les zones rurales et les villes moyennes en crise – répondent à peu près tous aux mêmes règles d’abandon. » Eh bien non. Et c’est parce que le diagnostic est différent pour chaque situation que chacune appelle des solutions adaptées et des moyens à l’avenant, dont aucun chiffre ne pourra rendre compte à lui seul, le qualitatif l’emportant toujours sur le quantitatif.
C’est la raison pour laquelle avant de balancer en pâture au Premier ministre un programme d’actions, dont les règles d’assemblages sont rien moins qu’évidentes parce que tributaires des contraintes de terrain, il eut été plus pertinent de dresser le bilan des actions passées pour tirer les leçons de leurs insuffisances et incohérences éventuelles. Monsieur Borloo a préféré d’emblée frapper fort à coups de marteau, non, certes, sans panacher les actions de rénovation urbaine avec celles relevant du social, tirant en cela les leçons du passé, mais en prenant encore trop peu en compte la nécessaire articulation entre les unes et les autres, les liens qui relient les territoires entre eux ainsi que les populations entre elles, ceux-là mêmes qui relèvent de la cohésion territoriale et de la solidarité nationale.
C’est pourtant l’objectif d’un tel rééquilibrage, au moins entre l’urbain et le social, que visait le projet de loi « Lamy » de programmation pour la ville et la cohésion urbaine promulguée le 14 février 2014, loi toujours en vigueur, dont les dispositions relèvent de la « synthèse » selon Renaud Epstein, synthèse bien venue alors qu’en fait de « politique de la ville » on assistait depuis plus de 30 ans à une alternance de politiques, mais dont les modalités de mise en oeuvre ont, toujours selon ce chercheur, quelque peu contribué à brouiller les pistes[6]. Monsieur Borloo préfère passer par-dessus pour mieux renouer avec ses lois de programmation pour la rénovation urbaine et la cohésion sociale, respectivement de 2003 et 2005, qui avaient entériné la dissociation des problématiques urbaines et sociales.
Il était pourtant clairement ressorti de notre enquête sur les quartiers politique de la ville de La Courneuve, Lyon et Marseille que trois impératifs s’imposaient aux acteurs de la politique de la ville avec lesquels nous nous étions entretenus[7] :
1° – inverser la démarche promue par la loi Borloo de 2003 en faisant prévaloir le primat de la société urbaine sur l’urbanisme, sur la forme urbaine, au sens le plus large du terme, que les concepteurs devraient avoir pour tâche d’adapter à la configuration des populations en place pour mieux se plier à leurs aspirations et à leurs ressources : priorité donnée à la promotion économique et sociale des populations résidentes et à une offre de parcours résidentiels diversifiée prenant en compte les contraintes liées à la localisation des emplois et l’insertion recherchée dans des relations de voisinage tissées au fil du temps ;
2° – articuler concrètement, c’est-à-dire sur le terrain, les mesures relevant de la rénovation urbaine et du logement, celles en faveur du développement économique et de l’emploi, de l’action sociale, de l’éducation et de la promotion culturelle, ce qui passe inévitablement par l’implication des habitants, non seulement à la mise en œuvre des opérations de rénovation mais, en amont, à la conception de leur cadre de vie : c’est le principe de « coconstruction » avec les « Conseils citoyens » posé par la loi Lamy que Jean-Louis Borloo, fidèle en cela à la doctrine du « gouvernement à distance »[8], semble vouloir passer par pertes et profit ;
3° – enfin, plutôt que de poursuivre un mythique équilibre démographique en imposant des quotas censés promouvoir la mixité en deçà et au-delà des limites des quartiers – objectif impliquant des déplacements de population souvent douloureux – mieux vaudrait s’efforcer d’attirer l’investissement privé dans lesdits quartiers, condition et preuve à la fois de leur attractivité, quitte à ce que l’Etat réinvestisse à l’extérieur pour construire du logement social. Ce que nous avons exprimé d’une formule lapidaire : « plus de privé dans les quartiers, plus d’Etat au dehors ».
Non que, parmi les propositions de Borloo – dont beaucoup sont des reprises – certaines ne soient pas pertinentes, comme celle qui concerne la création d’une « fondation », à condition qu’elle soit habilitée à recueillir des fonds privés et pas seulement de la CDC, handicapée par la séparation de ses activités d’intérêt général et concurrentielles, et que son articulation à Action Logement soit bien réfléchie ; celle relative à la « cité éducative », à condition que son intégration dans la civitas soit effectif[9] ; celle visant à assortir les obligations de résultats d’obligations de moyens garanties par une « Cour d’Equité Territoriale », à condition de ne pas verser dans l’administration du soupçon. On peut en revanche sérieusement se demander si une « académie des leaders » venant doubler l’ENA n’aurait pas pour résultat de redoubler la reproduction sociale des élites, à un niveau évidemment subalterne ?
Néanmoins, monsieur Borloo, prenant prétexte de l’urgence, brule les étapes semblant faire fi de celles déjà franchies. Il eut pourtant été plus qu’opportun de réinterroger en amont une politique de la ville en perte de souffle sur ses finalités et sur la méthode à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés – et ce avec les intéressés que sont les acteurs de terrain et les habitants – avant que d’établir un programme d’actions d’envergure national, qui, pour le moins, aurait tout à gagner à la prise en compte des actions déjà engagées par ces acteurs de terrain et à leur évaluation par les habitants eux-mêmes afin d’en tirer les leçons pour l’avenir. Faute de quoi un tel programme, si imaginatif soit-il, risque de manquer sa cible.
Enfin, s’agissant des moyens, le rapport rappelle opportunément que « dans les QPV, les communes ont plus de besoins mais moins de ressources : elles disposent de 30% de capacité financière en moins, bien que leur taux d’imposition soit 2 fois plus élevé et que leurs besoins soient de 30% supérieurs. » Mais ce constat – d’autant plus accablant que priorité à l’alignement des “quartiers” sur le droit commun ne cesse d’être réaffirmée d’une année sur l’autre, en vain – aurait mérité d’être approfondi, et les raisons pour lesquelles au bout de 40 années cette situation perdure, analysées.
A quoi bon un nouveau plan banlieue, un énième programme d’actions ? Le gouvernement devrait nous le dire le 22 mai. Après que monsieur Borloo eut lancé la cognée, c’est à lui de reprendre le manche avec la bénédiction du Président de la République, à qui appartiendra en dernier ressort d’arbitrer, en se gardant à droite, en se gardant à gauche, des riches enclins à s’évader, des pauvres prompts à se rebeller. Tout un chacun rêve d’avoir un pied dans la ville, un autre à la campagne (cf. le si bien nommé “pied-à-terre”). Encore faut-il en avoir – ou s’en donner – les moyens. Yes we can !
A suivre.
___________________________________
[1] Voir le compte rendu de l’enquête réalisée avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, de la SCET et de l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-en-Provence publié en feuilleton dans notre blog du 10 septembre 2017 au 25 mars 2018 sous le titre de « Trois sites emblématiques de renouvellement urbain ».
[2] « Vivre ensemble, vivre en grand la République – Pour une réconciliation nationale »
[3] Edition du 27 avril 2018.
[4] Op. cit.
[5] Il ne s’agit pas par là, bien au contraire, de sous-estimer l’action des maires de banlieues et encore moins de la discréditer, mais de rétablir l’ordre des intérêts dans une gouvernance respectueuse des principes d’une démocratie postindustrielle.
[6] Cf. Le « problème des banlieues » après la désillusion de la rénovation : article de Métropolitiques du 18 janvier 2016. V. également l’intervention de l’auteur le 15 décembre 2017 au séminaire de Guy Burgel : Une innovation : le ministère de la ville. (Compte rendu dans notre dernier article du 2 mai : http://urbainserre.blog.lemonde.fr/2018/05/02/seminaire-analyse-et-politique-de-la-ville-la-ville-dans-laction-publique-un-demi-siecle-dexperiences/)
[7] Op. cit.
[8] Expression de Renaud Epstein.
[9] On créditera J.-L. Borloo d’avoir précisé à l’endroit de ce programme que « les 18 autres programmes viendront en soutien des établissements scolaires en première ligne du défi éducatif des quartiers ».
__________________________________
Pour m’écrire : serre-jean-francois@orange.fr