Chères lectrices, chers lecteurs
Nous entamons aujourd’hui, après le préalable introductif publié la semaine dernière 17 septembre, l’analyse des sites enquêtés par un bref exposé historique permettant de remonter aux raisons d’une déshérence et à la gestation des remèdes qui seront appliqués en conséquence.
Jointe à l’étude de l’insertion des sites dans leur agglomération respective et à ses ratés, l’analyse, espérons-nous, permettra d’apporter les clefs indispensables à la compréhension des opérations de rénovation ou de renouvellement – selon les périodes – qui seront engagées dans des contextes politiques et économiques alternant interventions sur l’urbain, le social et l’économique sans guère d’esprit de suite.
Bonne lecture
A. Trois histoires urbaines parallèles et néanmoins singulières : les 4000 de La Courneuve, Lyon-La Duchère, les quartiers Nord de Marseille
Partout on retrouve les mêmes ingrédients : un paysage de béton, des tours et des barres disposées orthogonalement, des dégradations dues à des défauts de préfabrication et à une construction hâtive, la fragmentation de l’espace indissociable de l’enclavement, des drames humains, et la pauvreté encore et toujours. Pourtant les gens changent plus vite que les pierres malgré quelques démolitions et reconstructions ça et là, mais la pauvreté et les difficultés de la vie, qui ne sont pas l’apanage des grands ensembles loin de là, elles, demeurent, diffuses. Pire, alors qu’on efface tant bien que mal les plaies de la pierre, les drames humains laissent une empreinte que la succession des générations peine à transformer en espoir faute d’entrevoir un avenir où se régénérer. Et le travail de mémoire engagé dans ces quartiers trop longtemps en déshérence, une fois décanté de ses scories, risque d’être vain s’il n’est pas susceptible de faire éclore les promesses du futur.
Il n’échappera à personne que les jalons de notre parcours : Marseille, Lyon, La Courneuve − peut importe l’ordre des étapes − fut aussi celui de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.
1. Sous le label commun de « grand ensemble », des sites métropolitains aux contenus urbain, économique, social contrastés[1]
De l’Ile-de-France à Marseille en passant par Lyon, du nord au sud, les banlieues des trois plus grandes métropoles de l’hexagone ne seraient pas sans atouts si seulement lesdites métropoles parvenaient à maîtriser leur urbanisation et à promouvoir un développement équilibré, tant économique en tirant parti de leur positionnement sur un axe géographique majeur, que social en tirant profit d’un environnement exceptionnel : le bassin de la Seine pour l’agglomération parisienne, la confluence des vallées du Rhône et de la Saône pour Lyon, le débouché sur la Méditerranée pour Marseille et son port, confortés par Euroméditerranée.
Parmi les trois sites abordés, celui de La Duchère, situé sur un plateau dominant la ville de Lyon au nord-ouest, est le plus circonscrit avec quasiment pas de logements en individuel ; celui des quartiers Nord de Marseille est à la fois le plus vaste (457 ha en totalisant les deux ZUS recoupant approximativement le périmètre de la ZUP n° 1 : Saint-Bartélemy, Le Canet, les cités Delorme et La Paternelle, d’une part, Malpassé et Saint-Jérôme, d’autre part) et le plus hétérogène avec 8% de logements en individuel (contre 5% dans la ZUS de La Courneuve). La densité du bâti va de 45 logements à l’hectare dans les quartiers Nord à 63 à La Courneuve (ZUS) en passant par 52 logements à l’hectare à la Duchère. C’est dans la ZUS de La Courneuve que le surpeuplement des logements est le plus accentué : 22%, alors qu’il n’est que de 11% dans les quartiers Nord et seulement de 5,7% à La Duchère. A 4,8%, le taux de vacance est plus faible dans les quartiers Nord qu’à La Duchère (8,7%) ou dans la ZUS de La Courneuve (10,7%).
En ce qui concerne la population, ce sont les quartiers Nord de Marseille qui se distinguent : par le nombre (56 000 habitants pour les deux ZUS analysées contre 15 100 à l’intérieur du périmètre de la ZUS de La Courneuve et 10 400 à La Duchère) ; par le plus faible taux d’activité (48,9%, contre 56,2% pour la ZUS de La Courneuve et 60% à La Duchère) ; par l’âge, les moins de 25 ans y étant les plus nombreux (46,9%, contre 43,6% dans la ZUS de La Courneuve et 38,2% à La Duchère) ; par le niveau de vie avec le plus faible revenu médian (6 944 € par unité de compte contre 9 198 € pour la ZUS de La Courneuve et 10 679 € à La Duchère). Les familles nombreuses (6 enfants et plus) sont le double à La Duchère (6%) de ce qu’elles sont dans la ZUS de La Courneuve (12,6%) et dans les deux ZUS retenues pour Marseille (12%).
A noter que la géographie prioritaire du nouveau contrat de ville de la Marseille Provence Métropole (MPM), bien que réduit de près de moitié en termes de population (244 000 habitants contre 438 000 couverts par l’ancien contrat urbain de cohésion sociale) concerne encore près du quart de la population marseillaise (23%). La seule ville de Marseille concentre 35 quartiers prioritaires sur 38, représentant près de 97% de la population métropolitaine relevant de la politique de la ville. Des pans de territoires fragiles n’en subsistent pas moins à l’extérieur de la commune.
C’est, d’autre part, dans La ZUS de La Courneuve que les étrangers sont les plus nombreux (26%, contre 17,5% à La Duchère et 13,9% dans les quartiers Nord), ainsi que les immigrés (33,9%, contre 28,2% à La Duchère et 23,5% dans les quartiers Nord).
Enfin, concernant le taux de chômage, on notera qu’il tourne autour de 20-21% pour les trois sites, soit le double de celui de la France entière (près de 10%).
En bref, on passe d’un site bien circonscrit et relativement homogène physiquement et socialement à Lyon, à un site diffus, plus hétérogène physiquement que socialement à Marseille. La Courneuve, qui oppose les 4000 (30% de la population municipale en 2011, mais 40% dans les années 60) au reste du territoire communal, étant dans une situation intermédiaire, mais socialement plus hétérogène.
2. Des histoires à revisiter pour mieux conjurer la coupure avec le passé, assumer le présent et préparer l’avenir
Ces histoires ont toutes en commun de s’inscrire dans un temps long, celui du grand ensemble, une transition hésitante entre réhabilitation et rénovation, pour finalement se résoudre en renouvellement urbain, promesse de futur.
a) Les Quatre-mille : L’histoire d’une réappropriation

Résidence Genève-Leclerc
Olivier Brenac et Xavier Gonzalez, architectes
Ce sont les 4000 de La Courneuve qui ont l’histoire la plus singulière, emblématique de rapports antagonistes entre un centre (Paris) et sa périphérie (banlieue Nord). C’est l’histoire d’une municipalité qui s’est laissée prendre au piège de l’appel d’air proposé par la ville de Paris, par l’intermédiaire de son office d’HLM. L’opportunité de développement que constituait pour la commune de la Courneuve la construction de 4000 logements s’est vite révélée être une charge insupportable du fait des engagements non tenus par le constructeur. Si l’opération n’avait pas concerné des habitants on aurait pu parler de déversoir, ce que d’aucuns ne se sont pas gênés de faire ! Comme si les conséquences sociales de la désindustrialisation ne lui avaient pas suffit, la ville a dû par la suite faire face à un double défi. Si le premier, la dévolution du patrimoine de l’OPHLM de Paris à l’OPHLM de La Courneuve, fut manqué du fait de la disproportion que représentait pour ce dernier la charge des 4000, le second se révéla plus équilibré grâce à une répartition des missions entre quatre instances :
- la SEM Plaine Commune Développement pour l’aménagement du secteur Sud-ouest des 4000;
- Plaine Commune, la communauté d’agglomération, établissement public territorial depuis le 1er janvier 2016, date d’entrée en vigueur de la loi Maptam du 27 janvier 2014, pour l’aménagement du secteur Nord
- l’Office Public d’Habitat de Seine-Saint-Denis (OPH 93) pour la construction et la réhabilitation de logements sociaux principalement dans le secteur Sud-ouest ;
- Plaine Commune Habitat en tant que bailleur dans le secteur Nord, maître d’ouvrage des réhabilitations et constructeur.
Sur le plan social, la vie associative, dynamique, peut s’appuyer sur un tissu d’associations dense, surtout dans le secteur Sud. L’ouverture d’une Maison pour Tous, Cesaria Evora, au Nord a toutefois permis de conforter les associations en mettant à leur disposition des locaux et en les accompagnant. En raccourci, on peut dire qu’on est passé d’une période de luttes politiques et de revendications sociales entre la réception, fin 68, des 4 000 logements par l’Office d’HLM de la Ville de Paris (en fait 4 208) et leur dévolution, en Mars 1984, à l’Office municipal de La Courneuve, à une phase dominée par la réhabilitation, la rénovation urbaine et la gestion sociale sur fond d’amélioration du cadre de vie, après l’intermède difficile représenté par la gestion financièrement précaire de ce dernier.
Les repères ne manquent pas pour qui veut retracer l’histoire de la rénovation des 4000. On n’a que l’embarras du choix entre des évènements de toutes sortes sur lesquels historiens, sociologues et urbanistes peineraient à s’accorder. Pour notre part, sans faire référence à une quelconque discipline, nous retiendrons trois dates charnières :
- la mort du jeune Toufik Ouanès, au pied de la barre Renoir (qui sera démolie en 2000), abattu le 9 juillet 1983, un soir de ramadan, par un habitant excédé par les pétards lancés par un groupe d’enfants ;
- l’implosion de la barre Debussy le 18 février 1986, première de sept démolitions à ce jour (il en reste deux à venir, une dans chaque secteur) ;
- l’inauguration le 14 octobre 2005 de la place traversante du centre urbain de la Tour, baptisée place de la Fraternité, réalisée sur les plans de Paul Chemetov.
Trois dates plus que symboliques pour qui cherche, non des relations de cause à effet, mais le sens des évènements qui se sont succédé au rythme des prises de conscience. Suite au drame humain qui endeuilla les 4000, qui ne fut ni le premier ni le dernier, le quartier reçut, le 26 juillet 1983, la visite du Président Mitterrand[2] accompagné de son conseiller urbaniste Roland Castro. Le site fut dans la foulée sélectionné comme opération de Développement Social des Quartiers (DSQ) à l’origine des procédures, études et projets de rénovation, dont la restructuration du centre urbain de la Tour en 2002-2003 constitue le point d’orgue. Le 2 décembre de l’année même de la visite du président de la République, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite communément Marche des Beurs, partie de Marseille, fit une de ses dernières haltes à La Courneuve pour rendre hommage à la victime, tuée par balle et déposer une gerbe sur les lieux du drame, l’immeuble Renoir.
On peut ainsi lire l’histoire du renouvellement urbain des 4000 comme un palimpseste : un drame humain auquel répondent des démolitions qui, si elles n’en effacent pas le souvenir, font place à la restructuration de la scène où s’est joué le drame. La succession des évènements n’est-elle pas lourde de sens pour qui se risque à les déchiffrer dans les termes d’une anthropologie de l’expiation et de la rédemption ? Expiation d’un crime dont la société ne peut pas décemment s’exonérer quoiqu’elle en ait, rédemption par l’urbanisme. Les trois évènements que nous avons retenus parmi beaucoup d’autres ne sont pas sans lien symbolique. Pour en avoir confirmation, il suffit de reprendre les articles de presse et discours qui les ont commenté ou célébré, tel cet article de mars 1986 de Regards, revue municipale, dont l’auteur, se félicitant de ce que l’implosion de la barre Debussy ait été retransmise par les deux chaines nationales, écrivait en introduction : « Et c’est justice pour les 4000 ». Justice devant la nation, par médias interposés, pour qu’elle soit témoin de la souffrance subie dans ses marges. Toufik est mort au pied de l’immeuble Renoir où habitait sa famille – « Une mort qui accuse » notait Le Monde ; « A La Courneuve, c’est la Passion que l’on rejoue » écrivait de son côté L’Architecture d’aujourd’hui − et d’où le tireur, qu’il l’ait visé ou non, l’a abattu avec une carabine, immeuble dont la démolition par implosion, réplique de celle de Debussy, permit la restructuration et l’aménagement du centre urbain de la Tour confié à Paul Chemetov. Même si le sens n’est donné qu’après coup, il y a là plus qu’une coïncidence. Quant au nom donné à l’espace devant le centre culturel − place de la Fraternité – à proximité duquel se sont joué ces évènements, il est bien plus qu’un signe, une profession de foi. Evènements porteurs de sens, dont le dénominateur commun est d’avoir donné lieu à des rassemblements ou commémorations et d’être à l’origine d’initiatives qui ont décidé du devenir des 4000, et même au-delà si on y rattache la Marche des beurs ?[3]
La réalité des 4000, défiant le chiffre qui perdure, c’est aussi la mémoire que transmettent de générations en générations les habitants attachés à leur quartier par-delà les affres subies : « Je me souviens, répondra une habitante, Mimouna Hadjam, à un journaliste de L’Humanité (édition du 2 septembre 2011), des luttes importantes qui ont été menées ici contre le racisme, comme en 1983, après la mort du petit Toufik. » Elle se souvient aussi des luttes menées dans les années 60 : « les huissiers étaient interdits d’entrée, encadrés par les habitants et de nombreux militants communistes. C’est aussi ici où, pour la première fois, une rue a été baptisée en mémoire des massacres du 17 octobre 1961 ». Et elle résume : « Le bâti part, mais l’histoire reste. » Le XXe siècle inaugure peut-être, sous l’angle du temps, une inversion du rapport des constructions, plus éphémères que jamais, à leurs habitants qui désormais leurs survivent. Comme si la mémoire n’était plus tant attachée aux bâtiments, mais aux hommes qui les habitent.
Le mot de la fin – très politique – de ce raccourci historique en forme d’apologue revient au maire de La Courneuve réagissant en avril 2011 à l’annonce que sa plainte contre la discrimination territoriale dont sont victimes les Courneuviens avait été entendue par la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) : « Par delà nos difficultés, nous avons pensé l’exclusion urbaine en vue d’une requalification collective, alors que d’autres en font le terreau d’un glissement malsain, de racisme social et de xénophobie. Oui, La Courneuve fait grandir la République. Soyons assurés que c’est seulement le démarrage encourageant pour combattre les fondements de la discrimination territoriale, et sortir les politiques publiques des inégalités de traitement qu’elles engendrent. » La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 suivra les recommandations de la HALDE en ajoutant un vingtième cas de discrimination pénalement sanctionné : la discrimination – négative[4] − à l’adresse.
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[1] V. en annexe 1 le tableau comparatif des chiffres clé et en annexe 2 une note sur le feuilleté territorial.
[2] Cette visite d’un président de la République est à rapprocher de celle, qui interviendra vingt-deux ans plus tard, d’un ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, suite à la mort d’un autre enfant, Sid-Ahmed, un 19 juin 2005 au pied d’une autre barre qui subira le même sort que celles de Debussy et Renoir, Balzac. Mais alors que Mitterrand annoncera la réhabilitation de vingt-deux quartiers dégradés dans le cadre du programme de Développement Social des Quartiers (DSQ), un des projets phare de son septennat, Sarkozy donnera la priorité au nettoyage de la cité au kärcher sur la prévention (nettoyage dans le double sens du terme bien sûr). Priorité qui se traduira en fait par un redéploiement de forces de police. Il est vrai qu’après la mise en œuvre de la loi d’orientation et de programmation pour la ville du 1er août 2003 et la promulgation de la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005 pouvait-il faire mieux que de mettre l’accent sur la sécurité ? Le renforcement des dispositions en faveur de l’emploi, de l’éducation et de la lutte contre les discriminations devra attendre la loi du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances, créant l’Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des Chances (Acsé), intervenue après les émeutes urbaines d’octobre et novembre 2005. On retrouve là l’opposition classique entre les politiques empreintes de tolérance de la gauche et celles sécuritaires de la droite, opposition toutefois atténuée depuis la mise en place des Zones de Sécurité Prioritaires (ZSP) par Manuel Valls en août 2014.
[3] On ne peut bien entendu passer sous silence les émeutes d’octobre-novembre 2005 – précédées d’à peine deux semaines par l’inauguration de la place de la Fraternité – parties le 27 octobre de Clichy-sous-Bois, soit une quinzaine de jours suivant l’inauguration de la place traversante, et qui ont embrasé par contagion les banlieues, dont les 4000, démontrant, s’il en était besoin, que la rupture d’avec la société a des causes plus profondes que purement urbaines. On note aussi depuis la fin de l’année 2005, décidément riche en évènements contrastés, l’apaisement du climat social antérieurement secoué par l’activité de bandes, le trafic de drogue et des accès de violence. On peut penser que la rénovation lourde engagée déjà depuis plusieurs années n’y est pas pour rien en mobilisant les énergies sur des actions positives. De sorte que l’on pourrait distinguer trois phases dans l’évolution des rapports sociaux : la première s’étendant jusqu’au début des années 80 (la dévolution des 4000 à l’OPHLM de La Courneuve date de 1984), marquée par les revendications contre les hausses de loyers et les expulsions, la deuxième par le délitement des rapports sociaux avec le développement de la délinquance et du trafic de drogue durant les années 80-90, la troisième, enfin, depuis le milieu de la première décennie des années 2000, qui est la date à laquelle les banlieues se sont embrasées, mais aussi celle du démarrage des opérations de rénovation urbaine suite à la loi Borloo (2003).
[4] Aux yeux des autres évidemment. Ce qui n’empêche pas une forte identité au lieu, au moins chez les adolescents, dans les grands ensembles, comme l’a observé David Lepoutre lors de son enquête aux 4000 relatée dans Coeur de Banlieue (1997).
BJ, JJ, BP, JFS – Juillet 2017
Réalisé avec le soutien de l’Institut CDC pour la Recherche, la SCET et l’IUAR d’Aix-en-Provence
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A suivre : b) La Duchère : un site naturel d’exception artificialisé ; les quartiers Nord de Marseille : les enjeux contradictoires d’une rocade de contournement
Pour m’écrire : serre-jean-francois@orange.fr