Chères lectrices, chers lecteurs
A l’occasion de la rédaction de cet article, j’ai repris et entièrement refondu, celui que j’avais écrit le 13 juin 2013, à partir du recueil de textes L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine, présenté par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, article intitulé : L’écologie urbaine de l’Ecole de Chicago : la ville comme distribution – naturelle – des communautés humaines dans l’espace.
Le compte rendu des textes emblématiques de l’école de Chicago a été complété pour faire mieux ressortir les convergences et différences entre les différents auteurs ainsi que l’écho qu’ils ne manquent pas de nous renvoyer encore aujourd’hui comme en témoigne les comptes rendus de cette série consacrée à l’écologie urbaine dont le glissement de sens constitue un déplacement des priorités qui ne doit pas nous faire oublier l’apport des pionniers de la sociologie urbaine à la réflexion sur les dynamiques de la ville.
Lien : http://urbainserre.blog.lemonde.fr/2013/06/13/sur-le-terrain-meme-de-la-ville-le-courant-empirique-i/
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XX – Retour à l’écologie urbaine, ou la ville au défi du développement durable

2) La renaissance de l’écologie urbaine sous la bannière du développement durable
Dans l’histoire de la pensée sur la ville, l’écologie urbaine constitue donc un fil rouge nous permettant de remonter à l’origine de l’urbanisme tiraillé entre géographie et histoire, nature et société. Encore faut-il s’entendre sur les mots dont les dérives sémantiques depuis les origines de la philosophie et encore plus depuis la fin du XIXe siècle constituent autant de repères dans l’évolution des rapports de l’homme à son milieu, qu’il soit naturel ou construit.
« Finalement, la nature apparaît aux humains comme relevant de leur culture ; c’est par leurs cultures qu’ils façonnent, consciemment ou non, une nature. Aussi est nature ce qu’une culture désigne ainsi », écrit Thierry Paquot dans son introduction aux textes qu’il a réuni avec Chris Younes sous le titre Philosophie de l’environnement et milieux urbains[1]. Il y affirme fortement que, désormais, les modes de regroupements des terriens devront concilier environnement et milieux urbains : « La philosophie de l’environnement et des milieux urbains ouvre la philosophie au devenir urbain de l’être […]. » C’est pourquoi « il paraît impératif de combiner nature et politique, non seulement pour mieux comprendre comment fonctionnent les milieux urbains, mais aussi pour en orienter le déploiement et en maîtriser les effets négatifs, à la fois pour les humains et le vivant. » De son côté, Pierre Hadot, dans Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, a écrit : « Je ne retiendrai qu‘un seul enseignement : qu’il est bon que l’homme se rappelle toujours qu’il est lui-même un être naturel, et que la nature, dans ses diverses manifestations, esquisse souvent des démarches qui nous sembleraient proprement artistiques, qu’il y a donc une continuité profonde entre la nature et l’art. »
L’histoire de l’écologie et de ses avatars peut nous aider à comprendre comment le concept d’environnement entendu comme rapport de l’homme à son milieu s’est peu à peu dégagé d’une conception statique du milieu pour intégrer la notion de développement dépouillée de son contenu technique et économique, en un mot : productiviste.
– Du milieu urbain à l’environnement et de celui-ci au développement durable
Chris Younes, dans un texte du même recueil intitulé Au milieu des milieux urbains, oppose la vision anthropocentriste du milieu théorisée en logique et morale par Aristote à l’écologie de la reliance, « clef de voute de la pensée complexe » d’Edgar Morin. Si on peut considérer qu’Aristote est, avant Descartes, à l’origine des prétentions humaines sur la nature, il n’empêche que pour le Stagirite « le savoir-faire technique s’inscrit dans les limites que lui impose la nature et ne saurait en rien la dépasser. »[2] La Cité, à la fois structure anthropologique et forme politique, édifiée par les hommes n’en est pas moins naturelle « en ce sens qu’elle constitue l’unique lieu où peut s’épanouir la nature humaine »[3].
La révolution copernicienne provoquera d’abord un décentrement du milieu et son éclatement en une pluralité de milieux. A sa suite, la physique galiléenne et le dualisme cartésien entameront la rupture entre la nature et la culture, la domination des forces naturelles par la civilisation devenant une fin en soi. Hegel, pour sa part, montrera, à travers la dialectique du maître et de l’esclave, que l’homme s’est libéré de l’asservissement pour mieux se dégager de la soumission aux forces de la nature. Et Darwin, en substituant la sélection à l’adaptation pure et simple dans les processus d’évolution, consommera la rupture entre la nature et la culture. Depuis le XIXe siècle, « la négation et la mise à distance de la nature sont les conditions de la liberté, de l’égalité et de la fraternité »[4]. Jusqu’à ce que le projet moderne se révèle insoutenable en raison de l’épuisement des ressources naturelles et des conséquences des émissions de gaz à effet de serre, et que la nécessité de compter désormais avec la nature s’impose. Retour en quelque sorte à Aristote qui considérait « une ville comme milieu de vie naturel et construit. »[5] Sauf qu’aujourd’hui on tend à considérer, avec l’éthologue Uexküll, « que le propre du vivant est de construire son milieu. Autrement dit, le milieu est fonction de l’organisme et non l’inverse. » Ainsi, « tout milieu est un milieu pour le sujet […] »[6].
Mais si le souci du développement durable est, depuis le rapport Bruntland de 1987, venu se greffer, dans les programmes politiques, sur les préoccupations liées à l’environnement, l’affrontement des positions extrêmes chez les écologistes entre environnementalistes et tenants de l’écologie profonde ne s’est pas éteint pour autant. En effet, deux conceptions du développement durable s’opposent désormais :
– Celle de la durabilité faible fondée sur le principe de la « substitution continue du capital reproductible et technologique au capital naturel ». Conception présidant à ce que Joëlle Salomon Cavin et Dominique Bourg appellent la ville prométhéenne, impliquant une artificialisation sans limite et le recours aux biotechnologies. Masdar City à Abu Dhabi et les éco-quartiers en seraient l’illustration.
– Celle de la durabilité forte relevant de la préservation du capital naturel sans substitution (principe de complémentarité). La ville orphique entrelaçant artefacts et nature, et s’inscrivant dans une démarche bottom-up, incarnerait cette conception.
Comme si, après l’environnement, l’écologie avait ouvert un nouveau front. Il n’empêche, « le modèle de la ville durable n’oppose plus ville et nature mais cherche au contraire à les intégrer. »[7]
Ainsi en 1994, la Charte d’Aalborg substituera un modèle d’urbanisme durable à celui popularisé en 1933 par la Charte d’Athènes qui a fondé l’aménagement des villes sur la séparation des quatre fonctions urbaines : habiter, travailler, circuler, cultiver le corps et l’esprit. L’indépendance par rapport au site, justifiée par l’universalité revendiqué par la ville moderne n’est plus de mise.
Nous aurions, donc, aujourd’hui le choix entre deux idéaux-types d’urbanisme durable : celui de la ville technologique dans la tradition « moderne » correspondant à une durabilité faible et celui de la ville intégrée plus proche d’une durabilité forte. La première illustrée par Masdar City relèverait de « l’écologie industrielle, poussant jusqu’à l’extrême le processus d’artificialisation et de substitution du capital reproductible au capital naturel ». Ville symbolisée par la tour agricole pour la culture hors-sol. La seconde, ville intégrée, renonçant à l’idéologie productiviste, relèverait d’une « approche globale et qualitative ». On ne cherche plus à dominer la nature, réduite à un stock de ressources et d’énergie dans lequel on puise sans vergogne, mais à la protéger. « Il s’agit d’une ville associant densité et présence de la nature sensible […] »[8]. Le quartier Vauban de Fribourg-en-Brisgau serait assez représentatif de cette vision, mais limitée à une portion de ville. Ainsi, « la ville technologique peut conduire la logique prométhéenne de maîtrise jusqu’à l’absurde, et devenir l’expression d’une hubris technologique […]. » Au contraire, dans une logique bottom-up, « la ville orphique […], cherche davantage à exprimer, de façon sensible et perceptible, une harmonie retrouvée avec le milieu […]. »[9]
D’où, le surgissement de la question éthique pour intégrer les exigences de justice sociale à l’action.
– Pour une éthique environnementale
Dans un monde marqué par les inégalités non seulement entre le Nord et le Sud mais également à l’intérieur des pays développés, le recours à des logiques, qu’elles soient prométhéenne ou orphique, ne dispense pas de se donner une éthique, ne serait-ce que pour éviter que la qualité environnementale et le développement durable ne masquent de trop flagrantes inégalités au nom de la survie des espèces, dont l’espèce humaine.
Hicham-Stéphane Afeissa, dans La carpe et le lapin, éthique environnementale et pensée du milieu urbain[10], définit l’éthique environnementale comme « l’ensemble plus ou moins unifié de représentations mentales qui sous-tendent la conception de la place que l’homme occupe dans la nature […] ».
Il note que, si au XIXe siècle l’éthique environnementale a mis l’accent sur les dégradations subies par l’environnement et la raréfaction des ressources, depuis les années 70, elle s’appuie sur un programme visant à réguler les rapports de l’homme à la nature dans un objectif de préservation.
Il distingue deux conceptions apparemment antinomiques :
1) La première, fondée sur l’opposition de la valeur instrumentale (anthropocentrique) et de la valeur intrinsèque (biocentrique ou écocentrique) du monde naturel, privilégie celle-ci au dépend de celle-là. Orientation favorable à une nature sauvage, qui conduit au déni de la valeur du milieu bâti ou urbain.
2) La seconde, celle d’Andrew Light, philosophe et politologue américain spécialiste des questions climatiques, négociateur du président Obama dans les conférences internationales, se fonde sur une approche de la citoyenneté écologique adossée au concept d’empreinte écologique tiré de Mathis Wackernagel et William Rees[11] pour qui « si l’on vit dans des agglomérations urbaines densément peuplées, l’empreinte per capita sera plus petite, parce que l’utilisation du sol et des infrastructures sera plus efficace et les besoins en transports et en chauffage résidentiel seront moindre. »[12] En effet, à condition de prendre comme base de calcul un territoire pertinent[13], la densité urbaine, contrairement à ce que suggèrent les tenants de la valeur intrinsèque, « ne constitue pas une partie du problème de la crise environnementale, mais bien plutôt l’un des éléments de la solution »[14]. L’objectif n’est pas de préserver une nature sauvage dont l’homme serait exclu, mais au contraire de renforcer les liens de la communauté des hommes avec son environnement.
En fait, tout en se distançant d’une approche par trop technocratique, la conception de Light n’en relève pas moins d’un point de vue anthropocentrique fondé, en outre, sur un concept, celui d’empreinte écologique, construit à partir d’indicateurs dont l’agrégation est contestée. Or pour Hicham-Stéphane Afeissa, c’est à dépasser l’opposition entre anthropocentrisme et bio- ou écocentrisme qu’il faut s’efforcer. Et ce, en termes politiques et en partant de la crise de l’habiter humain analysée par Lynn Townsend White jr., historien médiéviste américain, lequel relevait que les origines de la crise écologique devaient être recherchées dans le christianisme. C’est, en effet, en chassant les dieux des lieux (genii loci) que les hommes se sont assurés la domination de la nature pour mieux en exploiter les ressources.
Dans le même sens, Holmes Rolston III[15], dénonçant à la suite de Lynn Townsend White jr. l’antinomie dans laquelle s’est enfermée l’éthique environnementale classique, situe « l’habiter humain dans les trois dimensions où il est appelé à s’accomplir simultanément, les milieux urbain, rural et sauvage. »[16] Autrement dit, il défend le principe d’une continuité entre la nature vierge et le milieu urbain pour affirmer que « nous pouvons être un microcosme dans un macrocosme et jouir de la résidence légendaire qui est ici la nôtre. » Traduction de storied residence, « la résidence légendaire » des hommes est d’abord et avant tout de type évolutif et écologique. Dans cette optique « il importe de restituer au séjour des hommes sur terre son épaisseur sensible » et de retrouver le « sens du lieu »[17].
C’est ce à quoi le paysage urbain pourrait bien contribuer.
A suivre :
3) Vers une écologie du paysage urbain
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[1] Publié en 2010 aux éditions La Découverte (collection armillaire) sous les auspices de l’Institut CDC pour la Recherche.
[2] Deux conceptions de la durabilité urbaine : ville prométhéenne versus ville orphique de Joëlle Salomon Cavin et Dominique Bourg, op. cit.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Op. cit.
[11] Notre empreinte écologique. Comment réduire les conséquences de l’activité humaine sur la terre. (1999).
[12] Deux conceptions de la durabilité urbaine : ville prométhéenne versus ville orphique de Joëlle Salomon Cavin et Dominique Bourg, op. cit.
[13] Et à condition de considérer l’impact de l’ouverture sur l’environnement.
[14] Ibid.
[15] Pasteur américain, fils et petit-fils de pasteurs presbytériens (d’où le chiffre romain III accolé à son nom), spécialiste d’éthique environnementale dans une perspective évolutionniste.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
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Si rien de ce que nous sommes appelés à connaître ne nous est définitivement donné, il nous restera toujours à construire ce dont nous ne saurions manquer pour réaliser ce que nous sommes en puissance. N’est-ce pas Nietzsche qui, après Goethe, qui la tenait de Pindare, a lancé, par la voix de Zarathoustra, l’exhortation : « Deviens ce que tu es. »
La ville aussi est appelée à devenir ce qu’elle est à travers ses habitants, acteurs parmi d’autres de ses métamorphoses. Et les auteurs penchés à son chevet, en contribuant, chacun en fonction de sa personnalité et de ses intérêts, à en forger une certaine image, participent également à ses transformations.
Pour ne rien laisser échapper, merci, donc, chères lectrices et chers lecteurs, de me signaler toute erreur d’interprétation des textes dont il est rendu compte dans ce blog et de me faire part de votre avis – toujours précieux – sur les commentaires ou critiques éventuelles dont ils font l’objet.
Vous pouvez aussi m’écrire à l’adresse e-mail suivante : serre-jean-francois@orange .fr.
Bonne lecture et à bientôt pour la suite de notre déambulation livresque.
Bonjour,
J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser : http://www.vertdeco.fr/blog/paris-parc-national/ Cela parle du mouvement des cités parc national…
Amicalement,
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Merci à vous. Je ne connaissais pas ce mouvement. Il me parait tout-à-fait important en ce siècle d’urbanisation indéfini que les parcs nationaux s’intéressent enfin aux villes. Bien à vous.
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