RETRO – D’un ghetto l’autre : entre critique et compréhension

 Chers lecteurs

Grâce au soutien financier de l’Institut CDC pour la recherche et de la SCET, j’entame avec d’anciens collègues, sur la base d’un projet que nous avions déposé il y a maintenant près de trois ans auprès de l’Institut, une étude portant sur les démarches comparées de rénovation-renouvellement urbain appliquées à trois sites : Les 4000 de La Courneuve, La Duchère à Lyon et les Quartiers Nord de Marseille. Nous serons, pour ce travail, accompagnés par l’IUAR d’Aix-en-Provence où j’ai dans le passé « fait mes classes ». C’est dans l’attente du mûrissement de ce projet et des financements correspondants que je m’étais lancé dans la réalisation de ce blog pour occuper ce temps si mal nommé de retraite.

Compte tenu, vu les courbes de fréquentation, de l’intérêt que vous portez à mon blog, j’essaierai d’en poursuivre le plus régulièrement possible la rédaction mais serait amené à en espacer dorénavant la publication.

Je vous remercie de votre fidélité, des commentaires et des messages de sympathie que vous m’avez adressés.  

Gardez le contact et si vous êtes intéressés, à un titre ou à un autre, par ce projet de recherche faites le moi savoir. 

P1080348 France, Paris, l'Institut de France; ce bâtiment abrite 5 académies dont la célèbre Académie françaiseL’Institut de France – Photo Marie Thérèse Imbert et Jean Robert Thibault / Flickr https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr
 
 

RETRO

D’un ghetto l’autre

Entre critique et compréhension

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Retour sur les démarches croisées de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot avec  Pierre Bourdieu et de celles de François Dubet et Didier Lapeyronnie avec Alain Touraine 

La diversité des conceptions du social, des méthodes d’investigation ne sont pas indifférentes au praticien ni sans impact sur le passage à l’action de l’aménageur ou du rénovateur.

Une sociologie critique et une sociologie compréhensive seraient plus légitimes si elles s’appliquaient indifféremment aux riches et aux pauvres. La critique de la périurbanisation par un géographe comme Jacques Lévy[1] ne dispense pas de chercher à comprendre, comme le sociologue Eric Charmes[2], ce qui motive les rurbains, la part des contraintes et des choix délibérés. Une sociologie critique peut-elle être compréhensive dans les deux acceptions du terme recouvrant compréhension intellectuelle autant qu’affective ? Peut-être les sciences sociales tiennent-elles trop à distance leur sujet pour le comprendre et pas assez pour le critiquer. Fragmentées, elles attendent encore une philosophie sociale capable d’en recoller les morceaux épars. Et la pratique espère en une meilleure coordination des sciences sociales, condition de la transposition sur le terrain des savoirs accumulés dans la dispersion.

En ce sens une sociologie comme celle de Kepel[3], appliquée aux territoires de la banlieue, peut être dite compréhensive en ce qu’elle cherche à comprendre des postures, des comportements étrangers à notre culture, ce qui ne l’empêche pas d’être critique, tant à l’égard des manifestations de refus d’intégration des immigrés ou de leurs descendants, que des réactions disproportionnées des autochtones qu’elles suscitent[4]. Les deux sociologies, la critique et la compréhensive, ne devraient-elles pas pouvoir converger, sur un même champ d’exploration, dans une science sociale transcendant des disciplines séparées, lesquelles reflètent sans doute les fractures de la société mais réduisent, du fait même de cette séparation, la portée de leurs analyses ? [5]

N’est-ce pas, cependant, à un autre niveau qu’il faut se situer pour espérer pouvoir transgresser les frontières disciplinaires, à savoir le niveau de la pratique. C’est ainsi qu’une sociologie critique et une sociologie compréhensive convergent dans une sociologie de l’intervention telle que la pratiquent Alain Touraine[6] et ses émules : «  C’est seulement si le chercheur intervient activement et personnellement pour tirer l’acteur vers les rapports les plus fondamentaux dans lesquels il est engagé que celui-ci pourra cesser de se définir seulement en réponse à l’ordre établi.[7] » En ce sens la méthode d’intervention sociologique s’insère entre les conduites d’ordre et d’action : « […] elle a, certes, une visée de connaissance, mais cherche aussi à élever le niveau de l’action, de telle sorte que l’action réelle se rapproche toujours davantage du maximum d’action possible. Elle cherche à aider les hommes à faire leur histoire, en un moment où, sur les ruines des illusions détruites ou trahies, cette confiance en la capacité des sociétés de se produire elles-mêmes recule[8] ». Sachant que ce qui vaut pour la sociologie vaudrait également pour les autres sciences sociales, à condition de ne pas verser dans un fusionisme béat oubliant que toute ouverture implique séparation, en théorie comme sur le terrain. Bourdieu[9] et ses épigones ont bien tenté d’échapper au dilemme à travers le concept d’habitus, passerelle entre le psychologique et le social, entre le sujet et son monde : « Bien qu’elle puisse procurer l’équivalent théorique de la connaissance pratique associée à la proximité et à la familiarité, la connaissance préalable la plus approfondie resterait incapable de conduire à une véritable compréhension, si elle n’allait pas de pair avec une attention à autrui et une ouverture oblative qui se rencontrent rarement dans l’existence ordinaire », écrit-il[10]. Mais le point de vue critique s’applique mieux aux Héritiers qu’à la Misère du monde et inversement la compréhension à la Misère du monde qu’aux Héritiers. Pourtant, nous dit Bourdieu, « contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que comprendre et expliquer ne font qu’un.[11] » Certes, cela ne va pas de soi, néanmoins « le sociologue ne peut ignorer que le propre de son point de vue est d’être un point de vue sur un point de vue[12] ». Et que « c’est seulement dans la mesure où il est capable de s’objectiver lui-même, qu’il peut, tout en restant à la place qui lui est inexorablement assignée dans le monde social, se porter en pensée au lieu où se trouve placé son objet […] et prendre ainsi son point de vue, c’est-à-dire comprendre que s’il était, comme on dit, à sa place, il serait et penserait sans doute comme lui[13] ». Reste que la sociologie de Bourdieu a tendance à rester enfermée en elle-même, comme si l’esprit critique, malgré ses velléités, répugnait à se jeter dans l’action, préférant le retrait sur le versant polémique de l’Aventin. Sans doute faut-il beaucoup d’empathie pour mettre la main à la pâte de l’urbain afin de la faire lever comme l’urbaniste et l’aménageur, ou, à une plus petite échelle, l’architecte[14] .

Ainsi, les sciences sociales sont à la recherche, et sans doute pour longtemps encore, de la philosophie sociale qui pourrait conforter leur fondation et leur unité ; à moins que ce ne soit cette philosophie sociale qui soit en attente d’un mûrissement bien improbable des sciences sociales[15]. En outre, une telle philosophie sociale, sur laquelle viendrait s’adosser une sociologie compréhensive et critique à la fois, ne saurait se passer de la littérature, qui, en tant qu’expression d’une réalité, est dans son essence une poétique liant indissociablement le sujet à l’objet de ses perceptions, la diversité objective, superficielle, du monde à son unité intérieure[16]. Encore faudrait-il, dans un sursaut de lucidité, se garder de tout rêve fusionnel et se résoudre à notre incomplétude. Entre-deux – ou entre-multiples – difficile à tenir : la ville fondue dans la brume du petit matin a son charme, mais ne saurait dispenser d’une grille de lecture qui en reflète la complexité. Et pourtant, « nulle connaissance objective n’épuise notre expérience, ne renferme la totalité de nos certitudes[17] ». C’est qu’« en dehors de la connaissance scientifique, on peut ainsi découvrir un autre savoir, qu’il faut dire affectif[18] ». Empathie et distanciation, savoir affectif et connaissance intellectuelle, autant de perspectives qui loin de s’exclure se complètent : « La connaissance objective ne contient pas tout son savoir. Près d’elle demeure un savoir affectif, où transparaît la saisie de l’être, être qui seul peut donner un sens à notre angoisse, à notre amour, et donc à notre vie.[19] »

***

Si la ville n’était qu’un « cadre de vie », même de plus en plus englobant, et bien que notre sensibilité à la lutte des places se soit accrue en proportion du déclin des luttes politiques depuis les trois dernières décennies, nous ne lui porterions peut-être pas tant d’intérêt alors que d’autres sujets de fond, existentiels, nous sollicitent. Mais elle est bien plus. La ville est le miroir de notre humaine diversité, dans l’espace et le temps, d’une génération à l’autre, en tension constante avec la cité, unité politique. Elle laisse, de surcroît, son empreinte sur notre personnalité dont elle contribue à façonner les espaces de vie et à rythmer la succession des âges de la vie[20] . Si la campagne, comme la montagne ou la mer, permet de nous ressourcer en ses éléments naturels, la ville ne nous assure-t-elle pas les conditions, tout humaines, d’un déploiement de nos potentialités ? De même qu’il y a un âge où la ville se laisse insensiblement découvrir, de même y en a-t-il un pour contribuer à la façonner, participer à sa fabrication, un autre pour la vivre pleinement, la rêver avant de la revivre, un autre enfin pour la déchiffrer et écrire sur elle en croisant les regards. C’est en ce sens que la ville est métaphore, qu’elle nous renvoie à autre chose qu’elle-même et qui la dépasse dans sa dimension propre comme dans sa concrétude : à soi-même et aux autres, non pas soudés comme le sont les pierres des édifices, mais liés et déliés alternativement par le conditionnement de nos affinités et le libre jeu de nos séductions.

Mais la diversité dans l’égalité est un rêve, rêve dangereux entre deux abîmes. Sans doute le compromis est-il un équilibre instable comme tous les équilibres. Si périlleux soit-il, peut-il ne pas être improbable ? Oui, si l’amour de la ville nous motive suffisamment pour ne pas nous résigner à en subir l’activité mais à participer pleinement à sa vie. Il en va en tous cas de la congruence des projets urbains et de la crédibilité des politiques de la ville. Egalement, du passage du relais entre les chercheurs et penseurs, d’une part, les concepteurs, programmistes et opérateurs, d’autre part, dans des conditions acceptables par les habitants présents et futurs de cette ville-monde en gestation permanente.

Il y a d’autant plus d’urgence à transgresser les frontières entre disciplines, à lever la barrière entre théorie et pratique, que l’on en aura mieux reconnu la nécessité préalable. Si la mondialisation peut aider les pays de la périphérie à combler le fossé qui les sépare des pays du centre, ceux-ci sont, en retour, affectés par un creusement des inégalités qui ébranle la cohésion sociale. Les analyses de Jane Jacobs, bien que datées, ont été, à cet égard, non seulement prémonitoires, mais en leur temps, les années 60, ont tracé des pistes pour sortir de l’enlisement d’un fonctionnalisme imbu de sa modernité.

A suivre

XIX – La ville interpellée par la mondialisation

1)      La ville revisitée par Jane Jacobs : de la mise en accusation du fonctionnalisme à l’éloge de la diversité


[1] Cf. Réinventer la France (2013) et notre compte rendu publié le 13 septembre 2013 dans la série L’espace géographique des villes.

[2] Cf. La ville émiettée, essai sur la clubbisation de la vie urbaine (2011).

[3] V. notre article publié le 23 mars 2014 : Le retour du religieux avec Gilles Kepel.

[4] C’est aussi toute la problématique soulevée par les débats actuels sur les lois mémorielles et la responsabilité du colonisateur. Comprendre ne revient pas pourtant à approuver. Mais ce n’est pas parce que la frontière est ténue qu’il faille se résoudre à introduire une séparation étanche entre critique et compréhension. Les deux faces d’une même réalité ne sauraient pas plus être confondues que séparées. Un roman autobiographique comme Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras illustre bien cette ambivalence de la colonisation lorsqu’elle se retourne contre le colon. Les injustices commises par les uns, n’exonère pas les autres de leurs forfaits. Un antagonisme peut en cacher un autre, et les clivages se déplacer : d’externes se reproduire en interne et inversement.

[5] Transposée sur un plan individuel (psychologique), la question évoque l’ambivalence du rapport à l’autre : on ne peut échapper à la détestation que l’autre manifeste pour notre différence, que si l’on a suffisamment d’estime de soi pour supporter sa différence à lui. Mais, inversement la surestimation de soi peut se retourner contre l’autre (notre double) accablé par notre mépris. De cette ambivalence, s’en suit le mécanisme psychologique bien connu selon lequel la haine de l’autre n’est que la projection de la haine de soi sur l’autre (ce que recouvre l’ambiguïté de la forme syntaxique « haine de l’autre » qui peut indifféremment signifier « haine envers l’autre » – par l’intermédiaire de la sienne propre – ou « haine provenant de l’autre »).

[6] Inspirateur de François Dubet et Didier Lapeyronnie (cf. nos articles publiés respectivement les 23 février et 2 mars 2014 : Didier Lapeyronnie au cœur du ghetto suburbain).

[7] Le retour de l’acteur (1984).

[8] Ibid.

[9] Inspirateur de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (cf. notre article publié le 9 février 2014 : Les ghettos du Gotha de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot).

[10] Comprendre in La misère de monde.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Un nouveau pas a été franchi pour dépasser le clivage entre sociologie critique et sociologie compréhensive par Luc Boltanski (cf. De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation : 2009). Formé à l’école de Bourdieu, Boltanski s’en est détaché pour faire la critique de la critique en adoptant une démarche pragmatique fondée non plus sur le concept de domination mais sur celui de justification (cf. De la justification – Les économies de la grandeur co-ècrit avec Laurent Thévenot, publié en 1991). Boltanski récuse la sociologie de la domination incarnée par son maître au motif que la position de surplomb qu’il avait adoptée contribuait à maintenir les dominés dans une impasse en sous-estimant leur faculté critique. En conséquence de quoi le parti pris adopté par le disciple prenant le contre-pied du maître est de se mettre délibérément à la place des acteurs du monde social pour chercher à comprendre les arguments mis en avant par les protagonistes dans les situations de conflit, désignées par le chercheur du terme de disputes. Approche que l’on pourrait qualifier de troisième voie entre déterminisme et phénoménologie poursuivant comme Bourdieu un objectif d’émancipation, mais en immersion et non à partir d’une position de surplomb. Tentative également d’intégrer les jugements normatifs à une démarche empirique réticente à dépasser le niveau de la description des phénomènes. Détour, donc, par l’empirisme inauguré par l’école de Chicago et systématisé par l’ethnométhodologie, mais avec une ambition politique de transformation sociale dont témoigne Le nouvel esprit du capitalisme (1999) écrit en collaboration avec Eve Chiapello. Si la position de Boltanski ne clôt pas le débat, qui jamais ne le sera, elle a au moins le mérite d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’interprétation des justifications produites par les acteurs,  en vue de déjouer les pièges dressés par les institutions et tracer les voies d’un changement social, entre réformisme et révolution,  impliquant ces mêmes acteurs. Il n’en demeure pas moins qu’entre justification et condamnation sans recours l’équilibre est instable, la justification n’échappant pas à la tentation totalitaire et la condamnation au risque du nihilisme.

[15] V. notre série d’articles : Le philosophe et la ville.

[16] V. notre série d’articles sur Une littérature de l’espace et de la ville et dans la série Une phénoménologie de la ville : la poétique de l’espace et le corps de la ville, le compte rendu de l’ouvrage de Pierre Sansot : Poétique de l’espace, publié le 26 octobre 2013.

[17] Le savoir affectif de Ferdinand Alquié in Douze leçons de philosophieLe Monde (1985).

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ce n’est assurément pas un hasard si la structure en réseau des neurones évoque pour nous le système réticulaire des villes mondiales. N’y a-t-il pas un parallélisme entre les progrès de l’imagerie médicale qui nous a permis d’affiner notre vision du cerveau, le développement du Net et notre appréhension de la ville globale en termes de réseau. Si l’esprit est émanation de l’activité de neurones en réseau, n’est-il pas naturel qu’il vienne à en projeter l’architecture sur le monde ? Les peintres cubistes avaient déconstruits notre perception du monde. Concomitamment l’urbanisme fonctionnaliste a déconstruit la ville en la réduisant à des fonctions décontextualisées. Pourquoi sa reconstruction, à condition de ne pas céder au vertige du virtuel, ne passerait-elle pas par les réseaux ?

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