XVIII – D’UN GHETTO L’AUTRE — 10 ) La politique de la ville confrontée à ses idéologies avec Milena Doytcheva

312px-Amerikanska_folk,_Nordisk_familjebokPeinture d’Amérindiens au début du XXe siècle – Photo G. Mülzel / Wikimedia Commons
 
 

La politique de la ville confrontée à ses idéologies avec Milena Doytcheva

C’est à Milena Doytcheva dans Une discrimination positive à la française ? [1] que devait revenir d’analyser dans le détail et avec beaucoup de pertinence les remèdes appliqués aux quartiers dits pudiquement sensibles et l’évolution des politiques de la ville de ce côté-ci de l’atlantique et au-delà. Comme Donzelot, elle y confronte le « modèle » français au « modèle » américain, mais en approfondit l’analyse, faisant ressortir les écarts théoriques et les convergences des pratiques, les interférences entre les deux modèle et les hésitations de part et d’autre de l’atlantique dans les expérimentations :

 –  Du côté des Etats-Unis, une action publique marquée par la reconnaissance du multiculturalisme et orientée vers une discrimination positive – de type affirmative action  – privilégiant, dans la compétition sociale, les interventions aval dans un esprit de réparation, et poursuivant une égalité de résultat (réelle). Interventionnisme ethnicisé débouchant par exemple sur des attributions de postes réservés (système des quotas).

 –  Du côté français, des interventions amont se défiant, au nom des idéaux républicains, de tout ciblage sur des catégories ethniques et privilégiant les actions territorialisées relevant d’une justice redistributive, actions correctrices plus que réparatrices, mieux accordées à une idéologie méritocratique impliquant l’égalité des chances. Bien que l’action sociale ignore délibérément les différences ethniques, on oppose en France à un traitement préférentiel tendant à compenser en aval avec un souci pragmatique d’équité des inégalités d’origine, un traitement différentiel, mais dérogatoire et temporaire, compatible avec un certain égalitarisme républicain (formel), visant, soit à compenser des inégalités qui ne seraient pas liées aux compétences mais à l’héritage, soit à surmonter en amont, par l’éducation ou par des actions d’insertion adaptées, des handicaps sociaux.

Cela en théorie. Dans la pratique la mise en application des modèles n’est pas aussi tranchée. A telle enseigne que les pouvoirs publics américains, depuis la fin des années 70, revenaient progressivement sur la discrimination positive, dans le même temps où les français l’adoptaient pour leur politique de la ville, en la dosant sinon en la maquillant. Il n’empêche que la discrimination positive à la française reste marquée par les préventions contre la tendance à naturaliser les catégories ethnoraciales et par le souci de rendre compatible avec l’universalisme républicain l’action publique en faveur des défavorisés et des minorités.

C’est ainsi qu’« à la différence des dispositifs de protection sociale à visée universaliste, le développement social des quartiers entend agir de manière sélective, par l’identification de quelques territoires parmi les plus éprouvés où seront concentrés des moyens exceptionnels. A la différence de l’aide sociale, enfin, dont les bénéficiaires sont des individus définis en fonction de critères sociaux, la politique de la ville agit en direction de collectivités ». Action territorialisée, d’une part, conjoncturelle, d’autre part, destinée à être relayée à terme par l’application du droit commun. D’une politique nationale relevant de l’Etat-providence on est passé à une action publique à dominante locale reposant sur le projet et le contrat. Ce qui n’a pas empêché l’expérimentation des débuts inaugurée dans les années 1970 avec les opérations Habitat et Vie Sociale (HVS) de s’institutionnaliser à partir des années 1990 avec la nomination d’un ministre d’Etat à la Ville, manifestation d’un recentrage national. Le territoire n’en demeure pas moins comme un paravent, un « voile d’ignorance » selon l’expression de Milena Doytcheva reprise de Philippe Estèbe, censé nous garantir contre les tendances à l’ethnicisation et racialisation, et partant contre les dérives communautaristes anglo-saxonnes. Les politiques d’intégration à la française se différencient donc des politiques d’insertion américaines en ce que les premières, selon la distinction faite par Robert Castel, seraient plutôt à la recherche d’un équilibre tendant à « l’homogénéisation de la société à partir du centre » alors que les secondes relèveraient d’une « logique de discrimination positive » ; sachant qu’en France même on assisterait à un rapprochement des deux approches. Mais non sans beaucoup de réticences.

Ainsi, en France la lutte contre les discriminations au nom de l’universalisme républicain a fini, surtout depuis les années 80, par reconnaître un certain « droit à la différence » au nom de la diversité dans un contexte social de plus en plus marqué par la pluriculturalité. L’action publique s’est, à cet effet, orientée sur deux thèmes :

    • L’interculturel, d’une part : « …il s’agit, d’abord, de maintenir les étrangers dans la connaissance de la culture de leur pays d’origine en prévision d’un retour éventuel ; la culture est ensuite un aspect de la promotion des immigrés »[2] ;
    • La médiation, d’autre part, pour renouer le lien social (cf. les adultes relais).

C’est seulement à la fin des années 90 que, sous la pression de l’Europe, la France adoptera une politique antidiscriminatoire « par le haut » qui sera concrétisée, outre les dispositions à caractère général, par des mesures de discriminations positives à portée conjoncturelle de la politique de la ville en faveur des populations immigrées ou issues de l’immigration : reconnaissance tardive de discriminations au nom de la lutte à mener contre elles, justifiant de recourir à des stratégies territoriales exceptionnelles et provisoires visant à terme le retour au droit commun. Mais, d’une part reconnaissance ne vaut pas encore en France connaissance, droit de connaitre, d’autre part la discrimination territoriale positive en substituant le critère territorial au critère d’origine ne dispense-t-elle pas les institutions nationales, comme l’école, de s’interroger sur l’efficacité de leur rôle dans la lutte contre les discriminations ?

Dans cette optique, la territorialisation de l’action publique a pour contrepartie l’« appel à la participation des habitants et le soutien qui s’ensuit aux associations volontaires d’habitants, dont celles ethniques des migrants et de leurs descendants ». Participation relevant d’une idée de développement endogène et par en bas qui implique autonomie. Mais cette participation fondée sur la reconnaissance des particularités et différences se voit, inévitablement obligée de mettre l’« ethnique au service de l’intégration ». C’est aussi, par là même, mettre l’accent sur les limites de la reconnaissance. L’auteure note également, autre paradoxe, que la participation, dont la politique de la ville se gargarise, constitue une injonction venant d’en haut. Ce qui ne manque pas de la rendre suspecte lorsqu’elle est affichée par les autorités en place. Comme si la légitimité venait concurrencer l’élection.

En conclusion, Milena Doytcheva fait le « constat d’une dichotomie prononcée, quasi paradoxale, entre, d’une part, une formulation et une représentation essentiellement idéologiques des problèmes, construites à partir des catégories fondatrices de la République et, d’autre part, une démarche de terrain avant tout pragmatique ». La politique de la ville française est d’autre part prise comme dans un étau entre les directives supranationales de la Commission européenne et les revendications d’autonomie des autorités locales élues. C’est toute  son ambiguïté, tiraillée qu’elle est entre continuité et changement : alors qu’aux Pays-Bas et dans les pays anglo-saxons les politiques publiques sont expressément orientées vers une prise en charge effective de la diversité, celle-ci reste en France au stade des potentialités de sorte qu’« au prisme de l’universel républicain, les ghettos sont devenus territoires, la lutte contre les discriminations, éducation civique, le développement communautaire, participation, série d’euphémismes qui oblitèrent la capacité d’une société à agir sur elle-même ».

***

La violence urbaine nous interpelle en ce qu’elle remet en cause notre modèle de société avec son économie débridée. Mais on peut légitimement aussi se demander, au delà du débat sur l’universalisme républicain et le communautarisme, si elle ne remet pas plus généralement en question notre modèle de civilisation avec ses valeurs : l’individualisme et l’utilitarisme dont les dérives engendrent par contrecoup des réflexes communautaristes de repliement qui sapent la cohésion sociale. Or si la ville représente la fleur de notre civilisation, il faut bien reconnaître la concomitance de l’extension de la violence urbaine avec la généralisation de l’urbain parallèlement à la mondialisation. Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss avait déjà fait observer que la formation des cités avait accompagné le développement de l’écriture. Le progrès des unes et de l’autre apparaissait en corrélation réciproque. Mais c’était aussi pour faire le constat que la concentration des populations dans les centres urbains avait pour effet de « favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination ». Et de conclure : « Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. » Que dire alors de la communication électronique ? Et comme en écho, George Steiner, évoquant la Shoah entre autres barbaries, de surenchérir : «  Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. »[3] Toute violence répond à une autre violence, qu’elle soit physique ou symbolique. Et toute la question est de trouver la bonne réponse pour rompre cet enchaînement des violences. Sans doute faut-il faire la part des causes, de ces déterminants qui nous lient à notre insu, et des responsabilités auxquelles notre part de liberté ne nous fait pas échapper. Imputer le système, serait oublier qu’il y a des hommes par derrière et par devant. Mais incriminer l’action des hommes, cela revient à s’atteler à un écheveau beaucoup plus difficile à démêler.

S’il est vrai que la philosophie, fondée à l’origine sur le dialogue, née avec la cité grecque, fut l’antidote à la violence, comment ne pas s’alarmer de la régression de cette même civilisation avec l’éclatement de la ville et l’extension urbaine. Or, « seule la philosophie et le philosophe proposent une totalité : la recherche d’une conception ou d’une vision globale » écrivait Henri Lefebvre dans Le droit à la ville. D’où, confronté au morcellement du phénomène urbain et aux divisions de la société urbaine, l’urgence, de ce point de vue, de revenir aux sources de la philosophie, sachant toutefois, prévient notre auteur, que « la problématique de l’urbain renouvelle la problématique de la philosophie, ses catégories et méthodes. » Walter Benjamin, dans sa Critique de la violence, avait rappelé qu’elle était au fondement du droit. Il est grandement abusif de qualifier de « zones de non droit », les quartiers de banlieue échappant au contrôle de la police. Mais si les incivilités et la violence dont les habitants des banlieues sont les premières victimes justifient l’instauration d’un droit dérogatoire, c’est bien qu’est reconnu l’illégitimité d’un droit positif qui ferait violence aux justiciables situés dans les marges d’une société incapable de les intégrer en raison de leurs conditions de naissance ou, plus largement, de leur origine. Il y a une violence du droit qui n’est pas que symbolique. Et si la violence du mythe a précédé l’institutionnalisation du droit, il n’est pas interdit de considérer que le droit est l’horizon de la banlieue comme il est celui de la ville. Serait-il, à cet égard, trop osé d’espérer que, au delà de celui inscrit formellement dans notre législation, un droit à la ville véritable puisse émerger des violences urbaines ?

Le droit à la ville a été la première fois posé par la Loi d’orientation pour la ville, dite LOV, promulguée le 13 juillet 1991. Les lois de mise en œuvre se sont multipliées depuis cette date dans une valse hésitation entre la confirmation d’un droit égal pour tous et la reconnaissance de situations d’inégalités justifiant l’affirmation de droits dérogatoires à la loi commune.

Après avoir passé en revue quelques échantillons de doctrine, la dernière en date de ces lois, la Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014, méritait que l’on s’attarde sur ses dispositions, non sans faire référence, en notes de bas de page pour ne pas alourdir le texte, aux lois qui l’ont précédée.

A suivre
La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 à la lumière des analyses et propositions d’Eric Maurin, Laurent Davezies, Jacques Donzelot et Milena Doytcheva 

 


[1] Une discrimination positive à la française ? Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville. Editions La Découverte 2007.

[2] Référence à l’enseignement des langues et cultures d’origine dispensé suivant des accords bilatéraux prenant appui sur une directive européenne de 1977 ; sachant que ce type d’action publique ne saurait être représentatif  de la diversité des actions d’autre part engagées par la société civile, à travers notamment les associations. 

[3] Dans le château de Barbe-Bleue – Notes pour une redéfinition de la culture (1971).

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