III – SUR LE TERRAIN MEME DE LA VILLE : LE COURANT EMPIRIQUE — 4) « L’espace en question » de Raymond Ledrut (1976)

Panorama de Toulouse

Photo : Fanfouille. Urban & Rural / Cityscapes & Skylines

 « L’espace en question » de Raymond Ledrut (1976)

C’est un peu dans le même esprit que R. Ledrut s’est efforcé d’instaurer un dialogue entre sociologie et urbanisme par la médiation de la planification urbaine. Mais, sur le plan social ses prises de position sont plus radicales. A la critique du fonctionnalisme, il n’hésite pas en effet à joindre une critique politique.

« La ville est médiatrice : faite par les hommes, elle éduque les hommes. »[1] Elle ne se définit pas par sa population mais par « les institutions qui déterminent des rapports spécifiques entre les agents sociaux. »[2] En ce sens la finalité des villes, en tant que collectivités humaines, serait d’assurer « l’intégration des parties et des éléments dans le tout. »[3] Mais, l’autonomie relative et l’ordre interne qui leur est propre, confère aux villes une grande diversité de formes. L’analyse de l’espace social est focalisée sur les quartiers organisés autour d’un centre secondaire, facteur d’intégration, et sur l’attraction du centre principal au niveau de l’agglomération. « La composition organique, la communication va du complexe au complexe, selon une hiérarchie qui s’élève du particulier au général. L’uniformité des quartiers fait la monotonie de la ville. La différenciation et la richesse de la vie collective d’une ville supposent la différentiation interne de chacune de ses parties. »[4] Ainsi, « hétérogénéité interne des parties et communication sont les conditions essentielles d’une véritable composition du corps urbain. » Par voie de conséquence « on ne peut séparer intégration sociale et intégration spatiale dans l’étude des communautés locales. »[5] C’est pourquoi « l’urbanisme ne peut être séparé de l’aménagement, ni dans ses principes ni dans ses règles, ni dans ses fins ni dans ses moyens. » Ou encore : « l’aménageur fait de l’urbanisme et l’urbanisme fait de l’aménagement. » Et au delà, on peut dire que « tout urbanisme […] suppose une anthropologie »[6]. Ainsi, « en choisissant son urbanisme, une société se choisit elle-même, détermine une forme de l’existence humaine et une façon de vivre. »[7]

Si l’urbanisation du siècle précédent est caractérisée par la quantité, il faut ajouter que « la quantité est aussi devenue une valeur. Elle se métamorphose en qualité, paradoxalement. » De sorte que « l’urbanisme de la quantité pure n’est pas un urbanisme. L’urbanisme n’est pas sans la forme. » Et notre sociologue de constater qu’« on ne prend presque jamais en considération l’unité humaine », pour remarquer un peu plus loin qu’« un urbanisme qui associe des spécialistes et combine des fractions de l’homme ne peut créer que des réalités formelles. » Aussi, le problème est-il bien de « faire passer l’urbanisme moderne de la technique à la pratique […]. » Et dans cette pratique « moyens et fins, faits et valeurs sont indissociables. » Autrement-dit, il s’agit de rien moins que pratiquer « une sorte de psychanalyse collective qui considère la ville comme un sujet – non comme un objet –, et qui s’efforce d’amener la conscience collective urbaine au niveau de la conscience réfléchie. » [8] D’ailleurs, fait-il observer, « toute ville a un plan. Ce plan exprime une psychologie collective. »

Ledrut distingue, d’autre part, la planification urbaine, en tant qu’organisation consciente et contrôle de l’ordre urbain, de l’urbanisme, tout à la fois science, art, technique et politique, compris comme « science normative des bonnes formes urbaines. » Au colloque de Royaumont, en mai 1968, il a plaidé en faveur de la participation des acteurs de la ville au développement urbain, l’urbanisme devant concilier « la rigueur du plan et des normes de la vie urbaine avec les possibilités d’expression de la subjectivité. »[9]

La sociologie urbaine, quant à elle, « plus que toute autre science humaine, est au service des collectivités-sujets, et non des techniciens qui les traitent comme des objets. »[10] Sa tâche est, en conséquence, « de contribuer à faire de l’urbanisme une action consciente des collectivités urbaines sur elles-mêmes, c’est-à-dire une pratique véritable. »[11]

C’est à ce niveau qu’intervient le hiatus entre deux modèles urbanistiques révélés par l’enquête menée auprès d’habitants à partir d’un questionnaire photographique complété par un questionnaire verbal à Toulouse et Pau en 1966-1969 sur l’image de la ville[12]. L’analyse des questionnaires a permis de dégager deux modèles opposés mais non contradictoires : un modèle concret, d’une part, qui « se fonde moins sur des concepts et des jugements objectifs que sur des relations affectives, sensibles que les sujets entretiennent avec la ville de leur préférence ». C’est « celui qui inclut l’individu et la ville dans une liaison fondamentale et primitive d’appartenance réciproque ». Un modèle abstrait, d’autre part, qui « laisse le sujet en dehors de la ville, extérieur à elle » ; celui-ci « plus urbanistique, au sens strict du terme, que l’autre » et « qui renvoie à un urbanisme considéré comme simple aménagement de relations spatiales entre volumes et tracés […] ». Le premier modèle correspondrait à une attitude plutôt conservatrice, réfractaire au changement face aux problèmes posés par l’aménagement urbain, tandis que le second serait l’expression d’une mentalité plus progressiste et d’un esprit planificateur. Les deux modèles se répartissent au sein de la population étudiée différemment selon le sexe, la situation et l’environnement de l’habitation, ainsi que selon la classe sociale : les employés ont une relation personnelle avec la ville qu’ils investissent affectivement (modèle concret et affectif), alors que les ouvriers se révèlent être dans une relation plus pratique et fonctionnelle (modèle abstrait, fonctionnaliste et progressiste). Les cadres (moyens et supérieurs) manifestant, quant à eux, une attitude quelque peu ambivalente. Pour notre auteur la dichotomie des représentations et attitudes ainsi dégagées est révélatrice de l’aliénation dont sont victimes les uns et les autres dans la mesure où ceux pour lesquels la charge symbolique de la ville est la plus forte sont aussi ceux qui l’investissent le moins pratiquement, et inversement. En caricaturant on pourrait dire que les premiers – les idéalistes – rêvent la ville pendant que les autres – les réalistes – la pratiquent à des fins utilitaires, sans pouvoir donc s’accorder. Pour Ledrut la question n’est pas de choisir entre les deux modèles qui s’impliquent respectivement, mais de refuser « l’adhésion à un urbanisme technique extérieur à l’action historique d’une collectivité ». C’est dire combien l’urbanisme est politique. La conclusion est radicale : « Seule la classe ouvrière paraît, dans ce domaine comme dans d’autres, être dans la situation de mettre en mouvement l’histoire […]. » Et si réconcilier « le rêve et la réalité » peut constituer un objectif, « le combat présent n’exclut pas une vue d’avenir, sur une nouvelle façon d’habiter et sur une vie urbaine moins aliénée, que les programmes et les stratégies révolutionnaires ont trop souvent négligées ». Que les planificateurs se le tiennent pour dit !

Ces conclusions sont certes datées  1973  et la relecture de la dernière édition de Sociologie urbaine (1979), soit avant les lois de décentralisation, sa relecture permet de prendre la mesure des évolutions. Sa description du régime politico-administratif local ne reprend pas les analyses pourtant antérieures de Worms, Grémion et Crozier sur la complicité des acteurs politiques et administratifs manifeste au niveau local malgré le poids des relations hiérarchiques entre le centre et la périphérie. Si le contrôle social s’exerce bien, localement, toujours à travers la planification urbaine, celle-ci a perdu son caractère rigide pour devenir purement stratégique. Henri Lefebvre a critiqué l’usage fait de la notion de quartier, idéologique, révélatrice d’une conception passéiste de l’urbain privilégiant la clôture de l’entre-soi – expression d’une nostalgie communautaire – sur l’ouverture aux autres ; laquelle implique une centralité suffisamment forte, aujourd’hui en crise, pour structurer la ville[13].  Enfin, il est frappant de constater que la mobilité considérée à l’époque comme un facteur d’instabilité, constituerait aujourd’hui plutôt un facteur d’intégration. Quant au rôle joué de nos jours par les réseaux, il est évident qu’il pouvait, à l’époque, difficilement être anticipé, encore que Pierre George en 1974 déjà ait consacré un chapitre de son Précis de géographie urbaine aux réseaux de villes, mais, il est vrai, dans une optique de géographe. Il n’empêche,  les analyses de R. Ledrut sur les interactions entre les représentations et les pratiques, d’une part, la configuration des villes et les formes urbaines, d’autre part, demeurent toujours riches d’enseignement.
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A suivre :
« L’habitat pavillonnaire » d’Henri Raymond et al. (1966)

[1] Sociologie urbaine (1979).

[2] L’espace en question (1976).

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Sociologie urbaine.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Sociologie urbaine.

[11] Ibid.

[12] Les images de la ville (1973).

[13] Quartier et vie de quartier (1967) in Du rural à l’urbain.

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